On raconte que lorsque les troupes de Charles Quint furent victorieuses à Wittemberg (1547), certains de ses conseillers le pressèrent d’exhumer et de brûler les restes de Luther, qui se trouvaient dans la chapelle du château de la ville. Magnanime, l’empereur se contenta de répondre : « Il a trouvé son juge. Moi je fais la guerre aux vivants, pas aux morts ». Mais le respect de la sépulture des morts, la volonté de réconciliation et de fraternisation ne semblent plus à l’ordre du jour dans l’Espagne de Pedro Sánchez. Le dernier rebondissement de l’affaire de la Vallée des morts au combat (Valle de los Caídos ou Valle de Cuelgamuros), avec l’exhumation des restes de José Antonio Primo de Rivera, finalement décidée par sa famille devant la pression des autorités et pour éviter une profanation de la tombe par des mains étrangères, en est une nouvelle et éclatante démonstration. L’erreur, pour beaucoup de gens de bonne volonté, a été de s’obstiner à attendre des actes sublimes de la part du gouvernement alors que la source du sublime s’est tarie depuis longtemps. Le jeune fondateur de la Phalange espagnole a donc été exhumé et enterré pour la cinquième fois le jour même du 120e anniversaire de sa naissance (1903-2023). Mais pourquoi tant d’hostilité, de ressentiment et de haine à l’égard de « José Antonio » ? Qui était vraiment le fondateur de la Phalange ?
Refuser l’histoire manichéenne
Pour les artisans de l’historiographie dominante, néosocialistes ou néolibéraux autoproclamés « progressistes », la réponse est aussi simpliste que répétitive : c’était « un fasciste, fils de dictateur », et l’affaire serait close. Après trente-cinq ans de propagande « conservatrice » ou franquiste suivis de près d’un demi-siècle de propagande « progressiste », et malgré l’impressionnante bibliographie qui existe sur le sujet, « José Antonio » reste la grande figure inconnue ou incomprise de l’histoire contemporaine de l’Espagne. Pour ses adversaires, admirateurs du Front populaire, glossateurs souvent cachés des mythes du Komintern, le jeune fondateur de la Phalange aurait été une sorte de fils à papa, un admirateur cynique du fascisme italien, un pâle imitateur de Mussolini. Au mieux, il aurait été un esprit contradictoire, ambigu, qui aurait cherché dans le fascisme une solution à ses problèmes personnels et affectifs. Pire encore, il aurait été un suppôt du capital, une personnalité autoritaire, antidémocratique, ultranationaliste, dépourvue de toute qualité intellectuelle, démagogue, arrogante, violente, raciste et antisémite. À cette absurde et grotesque accusation s’ajoutent les griefs non moins connus de ses adversaires de droite. Selon eux, il aurait prôné une politique sciemment catastrophique, une stratégie de guerre civile. En tout état de cause, il aurait été une personnalité égarée dont la contribution à la vie politique aurait été nulle, marginale ou négative dans la mesure où il aurait accéléré le désastre national. Certains ajoutent, comme si cela ne suffisait pas, que la présence de José Antonio dans le camp national, en pleine guerre civile, n’aurait pas changé le cours des événements. S’il avait affronté les militaires, disent-ils, ils l’auraient emprisonné ou même exécuté. S’il avait survécu et connu plus de succès, « il aurait très probablement été complètement discrédité ». Et ils n’hésitent pas à relever ce qu’ils appellent une « contradiction entre le phalangisme joséantonien et le catholicisme », concluant, sans hésitation, « comme le dit la Bible, celui qui vit par le fer, meurt par le fer ». Mais affirmer n’est pas prouver.
Depuis près d’un demi-siècle, je m’oppose à cette histoire caricaturale, manichéenne ou feuilletonnesque, à ces schémas réducteurs contredits par une masse considérable de faits, de documents et de témoignages. Je sais que la seule prise en compte de valeurs, de faits ou de documents, qui contredisent l’opinion de tant d’historiens prétendument scientifiques (ou plutôt de militants camouflés), conduit ipso facto, au mieux, au silence et à l’oubli, au pire, à la caricature, à l’exclusion, à l’insulte, à l’accusation de complaisance, de légitimation calculée, voire d’apologie déguisée de la violence fasciste. Mais peu importe, l’essentiel est de dire ce qui doit être dit. Un ouvrage, une étude historique vaut par sa rigueur, son degré de vérité, sa valeur scientifique.
Une fois qu’on a lu une bonne partie de l’inépuisable littérature hostile, il faut prendre la peine d’aller aux sources primaires. ]Dans mon cas, l’étude minutieuse des Œuvres complètes [Obras completas de JAPR, edición a cargo de R. Ibañez Hernández, 2007] et l’analyse rigoureuse des documents et des témoignages de l’époque m’ont ouvert les yeux. Les clichés habituels sur José Antonio Primo de Rivera, sa personne et ses actions, ou la répétition de formules et de déclarations tronquées ou sorties de leur contexte, pour montrer la pauvreté de ses analyses et la faiblesse de sa pensée, ne m’impressionnent plus depuis longtemps.
Comment accorder un minimum de crédibilité à des auteurs qui taisent, ignorent ou écartent des centaines de témoignages équilibrés ? Pourquoi l’anthologie d’opinions de personnalités de tous bords, publiée par Enrique de Aguinaga et Emilio González Navarro, Mil veces José Antonio / Mille fois José Antonio (2003) est-elle si soigneusement ignorée par tant de soi-disant « spécialistes » ? Pourquoi Miguel de Unamuno, le plus grand philosophe libéral espagnol de l’époque avec Ortega, voyait-il en José Antonio « un cerveau privilégié, peut-être le plus prometteur de l’Europe contemporaine » ? Pourquoi Salvador de Madariaga, le célèbre historien libéral et antifranquiste, l’aurait-il décrit comme une personnalité « courageuse, intelligente et idéaliste » ? Pourquoi des hommes politiques de renom, comme les socialistes et anarchistes Félix Gordón Ordás, Teodomiro Menéndez, Diego Abad de Santillán et Indalecio Prieto, ou des intellectuels libéraux et conservateurs célèbres, comme Gregorio Marañón, Álvaro Cunqueiro, Rosa Chacel, Gustave Thibon et Georges Bernanos, auraient-ils rendu hommage à son honnêteté et à sa sincérité ? Pourquoi le plus célèbre hispaniste français, membre de l’Institut, Pierre Chaunu, grand connaisseur du gaullisme, aurait-il établi un parallèle surprenant entre la pensée de Charles de Gaulle et celle de José Antonio dans un long article du Figaro (« De Gaulle à la lumière de l’histoire », 4-5 septembre 1982) ?
Ni droite ni gauche
José Antonio, en précurseur et disciple d’Ortega y Gasset, dénonçait déjà il y a quatre-vingt-dix ans les deux formes d’hémiplégie morale : « Être de droite, comme être de gauche, c’est toujours expulser de l’âme la moitié de ce qu’il y a à sentir. Dans certains cas, c’est l’expulser tout entière et la remplacer par une caricature de la moitié » [Arriba, 9 janvier 1936]. Il voulait créer et développer un mouvement politique animé par une doctrine synthétique, embrassant tout ce qui est positif et rejetant tout ce qui est négatif à droite et à gauche, afin d’instaurer une profonde justice sociale pour que le peuple revienne à la suprématie du spirituel. La dimension métaphysique, religieuse et chrétienne, le respect de la personne humaine, le refus de reconnaître l’État ou le parti comme valeur suprême, l’anti-machiavélisme et la fondation classique et non hégélienne de l’État sont des éléments distinctifs de sa pensée. Par son sens de la justice, de la solidarité et de l’unité dans le respect de la diversité, par son sens aigu du devoir, José Antonio était à la fois traditionaliste et révolutionnaire.
Il voulait sans doute réaliser un projet trop idéaliste pour son époque : nationaliser les banques et les grands services publics, attribuer la plus-value du travail aux syndicats, effectuer une profonde réforme agraire en application du principe : « La terre appartient à ceux qui la travaillent », créer une propriété familiale, communale et syndicale. Il voulait instaurer une propriété individuelle, familiale, communale et syndicale, avec des droits similaires.
Son programme était-il réformiste ou révolutionnaire, réaliste ou utopique ? On peut en débattre, mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’il manquait d’ouverture, de générosité et de noblesse. Le national-syndicalisme de José Antonio a échoué lamentablement, mais finalement parce qu’il a été victime du ressentiment, du sectarisme et de la haine de la gauche autant que de l’égoïsme, de l’arrogance et de l’immobilisme de la droite. Censuré, insulté, caricaturé, emprisonné (trois mois avant le soulèvement du 18 juillet) et fusillé par la gauche marxiste et anarchiste le 20 novembre 1936, après une parodie de procès, le fondateur de la Phalange, moqué et durement critiqué par les conservateurs et les libéraux avant la guerre, a été récupéré, manipulé, dénaturé et finalement exécuté et enterré une seconde fois par la droite franquiste.
Alain Guy, fin connaisseur de la philosophie espagnole et le politologue Jules Monnerot, pour ne citer que deux universitaires et intellectuels français prestigieux, ont affirmé que le phalangisme joséantonien ne pouvait à proprement parler être réduit au seul « fascisme », c’est-à-dire, pour les historiens et politologues sérieux, à un certain modèle désignant les similitudes imparfaites que l’on peut établir entre le phénomène italien et le phénomène allemand. Il ne se réduisait pas non plus, disaient-ils, au franquisme, régime et idéologie dont le caractère a été avant tout conservateur et autoritaire. Personnellement, je ne mets certainement pas un signe égal entre, d’une part, le phalangisme de José Antonio, le fascisme italien, le conservatisme révolutionnaire allemand (avant la prise de pouvoir par Hitler) et, d’autre part, les trois grandes hystéries du XXe siècle : le racisme national-socialiste, l’économisme sauvage du néo-libéralisme ou, celle qui a sans doute fait plus de morts que les deux précédentes, le socialisme marxiste.
Cela dit, il faut souligner que José Antonio a agi dans un temps et un espace bien précis, l’Espagne des années 1933-1936. Sa pensée n’est pas entièrement réductible au contexte historico-culturel, mais elle ne peut être utilisée pour donner des réponses concrètes à des questions actuelles. Elle contient d’ailleurs des éléments discutables, voire inacceptables aujourd’hui. Ainsi, sa théorisation de la minorité « éclairée », structurée en clubs ou en partis, qui serait l’acteur du développement et de la révolution au nom du peuple, est clairement marquée et contaminée par les conceptions totalitaires héritées du jacobinisme libéral et du socialisme marxiste.
José Antonio et les non-conformistes français des années 1930
Le personnalisme chrétien du fondateur de la Phalange est très proche de la pensée des non-conformistes français des années 1930 (Robert Aron, Arnaud Dandieu, Jean de Fabrègues, Jean-Pierre Maxence, Daniel-Rops, Alexandre Marc, Thierry Maulnier, Emmanuel Mounier ou Denis de Rougemont) qui a tant influencé le futur président de la République française Charles de Gaulle [Non moins intéressant est le rapprochement qui peut être aussi fait avec la pensée du fondateur du Fianna Fail, président de la République irlandaise, Éamon de Valera].
90 %, sinon la totalité, des idées personnalistes des non-conformistes français des années 1930, idées dont la plupart sont d’une étonnante actualité, et qui ont d’abord imprégné les milieux les plus originaux du régime de Vichy, ainsi que ceux de la plupart des réseaux non communistes de la Résistance, étaient partagées par le jeune leader de la Phalange.
Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler ici les idées maîtresses de ce courant personnaliste français [voir Jean-Louis del Bayle, Les non-conformistes des années trente, 1969]. Il y a d’abord la critique de la démocratie représentative, parlementaire, synonyme de mensonges, d’absence de caractère, d’absence de compromis, de contrôle de la presse et des mécanismes démocratiques, de régime aux mains d’une oligarchie d’hommes ambitieux et riches. Il y a ensuite l’anticapitalisme, dont les racines sont philosophiques et morales plutôt qu’économiques ou politiques. C’est la critique virulente du « laisser faire, laisser passer », qui aboutit à la transformation de la société en une véritable jungle où les exigences du bien commun et de la justice sont radicalement ignorées. C’est la dénonciation de la soumission de la consommation aux exigences de la production, elle-même soumise au profit spéculatif. C’est le rejet de la primauté absolue du profit et de la spéculation financière, ainsi que de la domination des banques et de la finance. C’est le refus de l’usure comme loi générale, du triomphe de l’argent comme mesure de toute action humaine et de toute valeur. Enfin, c’est le reproche d’attaquer l’initiative et la liberté, de tuer la propriété privée en la concentrant dans des mains de plus en plus rares : « Le libéralisme, c’est le renard libre dans le poulailler libre ».
Ce courant personnaliste, non conformiste, se déclarait « ni de droite, ni de gauche », « ni communiste, ni capitaliste » ; il voulait lutter pour la « dignité de la personne humaine », pour les « valeurs spirituelles » et défendait « la troisième voie » ; il voulait étendre la propriété individuelle en multipliant les propriétés collectives non étatiques ; il voulait réorganiser le crédit en le confiant à des banques gérées par des organismes professionnels ou des associations de consommateurs. Le principal reproche qu’il faisait au capitalisme se résumait en deux mots : matérialisme et individualisme. « Boire, manger et dormir, c’est assez », en cela, affirmaient les non-conformistes, le marxisme ne rompt pas avec le capitalisme, mais en prolonge les travers. Le but ultime à atteindre n’était pas le bonheur, le confort et la prospérité, mais l’épanouissement spirituel de l’homme. Ils prônaient simultanément la nécessité d’une révolution des institutions, d’une révolution économique et sociale et d’une révolution spirituelle. L’idée que tout bouleversement des structures serait inutile s’il n’était pas accompagné d’une transformation morale et spirituelle de l’homme, à commencer par celle des partisans de la révolution à venir, était fondamentale pour eux.
Ce bref rappel de l’esprit personnaliste des non-conformistes français des années 1930 permet de conclure qu’il n’y a pas une seule de leurs propositions qui ne trouve un écho dans les écrits et les discours de José Antonio. Primo de Rivera n’était ni hégélien, ni raciste, ni antisémite. Il ne plaçait pas l’État ou la race au centre de sa vision du monde, mais l’homme comme porteur de valeurs éternelles, capable d’être sauvé ou perdu. Il ne prônait pas une révolution matérialiste et totalitaire (collectiviste-classiste, étatiste ou raciste), qui cherche à réduire la réalité sociale et spirituelle à un modèle unique, mais une révolution spirituelle, totale, à la fois morale, politique, économique et sociale, une révolution chrétienne-personnaliste, intégrant tout le monde et au service de tout le monde.
L’influence de l’idéologie fasciste italienne sur la pensée et le style joséantonien est indéniable, mais il y a aussi d’autres influences non moins importantes comme le traditionalisme, le libéralisme, l’anarchisme et le marxisme-socialisme. Beaucoup jugent sévèrement l’admiration de José Antonio pour Mussolini. Il est vrai qu’au début de sa brève carrière politique, comme beaucoup d’autres hommes politiques et intellectuels de son temps, tels Churchill ou Mounier, il a manifesté une réelle estime et même de l’enthousiasme pour les réalisations sociales du Duce. Mais il ne faut pas oublier que le totalitarisme d’État du régime de Mussolini a été infiniment moins sanglant que le totalitarisme de classe ou de race. Toutes les idéologies modernes ont été à l’origine de crimes flagrants, et aucune ne peut se prétendre plus humaine que les autres. Mais il y a des degrés dans l’horreur, et lorsqu’il s’agit de juger le fondateur de la Phalange, un minimum de décence et de rigueur s’impose.
José Antonio et le Che
Plusieurs auteurs se sont risqués à établir un parallèle entre José Antonio et la figure la plus emblématique du romantisme révolutionnaire du XXe siècle, le guérillero léniniste-maoïste Ernesto Guevara. Les similitudes sont toutefois imparfaites. Tous deux exaltent les vertus de courage, de loyauté et de fidélité. Tous deux symbolisent l’altruisme de la jeunesse. Tous deux méprisent le luxe, les goûts somptueux et l’ostentation de la richesse. Tous deux rejettent l’ordre économique et social où seul l’argent règne, où la société est abandonnée aux seules règles du profit et de l’égoïsme triomphant, avec leurs corollaires inévitables que sont la spéculation, la cupidité et la corruption. Tous deux ignorent la peur, méprisent l’argent et sont animés par la passion du devoir. Mais les similitudes s’arrêtent là.
José Antonio est un catholique convaincu. Le Che n’a pas de préoccupations métaphysiques et est hostile à toute croyance religieuse. Matérialiste et athée, Ernesto Guevara méprise ce que Nietzsche dénonçait comme « les faiblesses du chrétien ». Fanatisme, sectarisme, dureté, haine de l’Autre, démagogie révolutionnaire sont des traits que le Che partage avec Robespierre, Lénine, Hitler, Staline et Mao. Le plus terrible chez le Che, c’est le mélange d’ascétisme personnel et de capacité à flageller les autres, la certitude d’avoir toujours raison, la haine abstraite, la froide cruauté politique. Pour lui, les amis ne sont des amis que s’ils pensent comme lui politiquement. Comme son maître Lénine, le combat politique légitime tous les moyens : la ruse, la manipulation, le cynisme, la violence extrême, l’insulte, l’invective, l’injure, la calomnie, la diffamation, les subventions à l’ennemi de la patrie, le vol des héritages, les braquages et les exécutions sommaires. Le Che aime les gens non pas tels qu’ils sont, avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, mais tels que la révolution les aurait transformés. C’est un ange exterminateur. Il exprime plus facilement ses sentiments pour la mort d’un animal que pour celle d’un ennemi. Il est difficile d’imaginer José Antonio ordonnant l’exécution sommaire de plus d’une centaine d’opposants, comme l’a fait le Che dans la forteresse de La Cabaña. Il est tout aussi difficile de l’imaginer écrivant, comme Lénine à Gorki (le 15 septembre 1922), ces lignes répugnantes sur les intellectuels pour déplorer le retard de leurs exécutions : « Les intellectuels, laquais de la bourgeoisie, se croient les cerveaux de la nation. En réalité, ils ne sont pas ses cerveaux, ils sont sa merde » [cité par Hélène Carrère d’Encausse, Lénine, 1998, p. 586].
L’éthique de José Antonio
José Antonio avait le sens de la mesure et de l’équilibre ; il savait qu’en politique, le refus absolu de tout compromis (qui n’est pas l’abandon des principes au profit de l’opportunisme) conduit toujours à une terreur implacable. Républicain et démocrate de raison, il rejetait toute nostalgie du passé, qu’elle soit monarchiste, conservatrice ou réactionnaire. Il n’avait pas plus le goût excessif du militaire pour l’ordre et la discipline que l’attrait irrésistible de l’acteur ou de l’artiste pour la scène et la comédie. Il n’était ni Franco (pour lequel il n’avait guère de sympathie), ni Mussolini. Aussi stupide que cela puisse paraître, José Antonio avait un penchant marqué pour la bonté ; une « bonté de cœur », comme le soulignait à juste titre le maître Azorín, qui, jointe à une haute conception de la justice et de l’honneur, à un courage physique incontestable, à une préoccupation intellectuelle constante, à un charisme ou magnétisme de chef, enfin, à un sens aigu de l’humour, le rendait inévitablement sympathique.
Contrairement aux utopistes jacobins et socialistes-marxistes, José Antonio voulait fonder son système sur la personne et défendre les spécificités culturelles, régionales et familiales. Il ne cherchait pas à faire de l’Autre, un Autre Moi, mais simplement à l’accepter, à le comprendre et à le convaincre de collaborer avec lui pour le bien de toute la communauté nationale. Lorsque la guerre civile a éclaté, face à l’avalanche de haine et de fanatisme, de fer et de sang, il a résisté et s’est dressé presque seul. Depuis sa cellule d’Alicante, il a offert sa médiation dans une dernière tentative pour arrêter la barbarie. Mais c’était peine perdue, et elle a été rejetée. Il est mort dignement, sans haine, l’âme sereine, comme un héros chrétien, en paix avec Dieu et les hommes. Dans son testament il écrit : « Je pardonne de toute mon âme à tous ceux qui ont pu me blesser ou m’offenser, sans aucune exception, et je demande pardon à tous ceux à qui je dois réparation pour un tort grand ou petit » [18 novembre 1936]. Dans le monde politique du 20e siècle, les personnalités notables abondent, mais il est difficile d’en trouver de plus nobles. Il était une sorte de dernier chevalier chrétien.
Cela dit, historiquement, le mérite de José Antonio est d’avoir tenté d’assimiler de manière critique, à partir d’une position profondément chrétienne, la révolution socialiste tout en dissociant les valeurs spirituelles et communautaires de la droite réactionnaire. Et l’une de ses caractéristiques les plus originales a été d’apparaître sur la scène politique de son temps avec une nouvelle rhétorique, une nouvelle façon de formuler la politique, avec un langage original et attrayant pour les jeunes.
Mensonges et vérités
Il convient à présent d’examiner les accusations de violence et d’antidémocratisme qui lui sont si souvent adressées. Invariablement, on lui reproche une phrase qu’il a lui-même qualifiée de malheureuse : « Quand on porte atteinte à la Justice et à la Patrie, il n’y a pas d’autre dialectique admissible que celle des poings et des revolvers ». Mais encore faut-il la citer dans son intégralité et la remettre en perspective. N’oublions pas les constantes déclarations exaltées, incendiaires et antidémocratiques de ses adversaires, à commencer par celles du « Lénine espagnol », le révolutionnaire socialiste et marxiste Largo Caballero qui en appelait à la « dictature du prolétariat » [Cadix, 24 mai 1936] et déclarait « nous ne nous différencions en rien des communistes » [Bilbao, 20 avril 1934], « Je désire une république sans luttes de classes, mais pour cela il faut que l’une disparaisse » [Alicante, 25 janvier 1936], ou les slogans inlassablement répétés des journaux socialistes Claridad et El Socialista « Que la République parlementaire meure », « Haine à mort de la bourgeoisie criminelle ».
Contextualisons donc la prétendue violence joséantonienne. La Phalange joséantonienne est responsable de soixante à soixante-dix attentats meurtriers entre juin 1934 et juillet 1936. Mais, dans le même temps, elle a déploré environ 90 morts dans ses rangs (il y a eu 2 000 à 2 500 morts pendant la Seconde République). Dès le lendemain de sa fondation, en octobre 1933, la Phalange joséantonienne a subi une douzaine d’attentats meurtriers. Il ne s’agissait pas de combats de rue, mais d’attentats terroristes perpétrés par des socialistes, des communistes et des anarchistes pour éliminer physiquement les colporteurs de l’hebdomadaire FE. L’image propagandiste contre la Phalange espagnole (FE) principal groupe dont l’action terroriste aurait provoqué la guerre civile est radicalement fausse. C’est pour son refus d’entrer dans le cycle de la violence pendant des mois que José Antonio a été surnommé « Simon le fossoyeur » par la droite, et que son parti et ses militants ont reçu les surnoms de « Funéraire Espagnole » (FE) et de « Franciscanistes ». En réalité, ce n’est qu’après huit mois d’attente que la Phalange Joséantonienne a réagi violemment. L’élément déclencheur a été la mort, le 10 juin 1934, d’un étudiant phalangiste de 17 ans, Juan Cuellar, assassiné à la Casa de Campo par un groupe de socialistes madrilènes. Pour couronner le tout, la militante socialiste Juanita Rico a uriné sur le cadavre de sa victime et le père du jeune Cuellar n’a pas pu reconnaître le visage de son fils, piétiné, écrasé et déformé.
En réalité, un exposé des faits qui ignore la bolchevisation ou le radicalisme révolutionnaire du parti socialiste, le développement de l’appareil paramilitaire socialiste et communiste, l’incohérence des républicains libéraux et l’immobilisme réactionnaire des conservateurs, pour tenter de mieux démontrer que la Phalange joséantonienne a été la cause principale de la violence pendant la République et, par conséquent, de l’éclatement final, est tout simplement frauduleux. La violence n’a jamais été un postulat de l’idéal joséantonien. Il s’agissait d’une violence pour repousser une agression ou pour défendre des droits ou des vérités intemporelles (« le pain, la patrie et la justice ») lorsque toutes les autres instances ont été épuisées.
Anticapitaliste, antisocialiste et antimarxiste, José Antonio l’était assurément. Mais était-il antiparlementaire et antidémocratique ? Pourquoi aurait-il alors déclaré : « Mais si la démocratie en tant que forme a échoué, c’est surtout parce qu’elle n’a pas été capable de nous fournir une vie véritablement démocratique dans son contenu… Ne tombons pas dans les exagérations extrêmes, qui traduisent la haine de la superstition des suffrages en un mépris pour tout ce qui est démocratique. L’aspiration à une vie démocratique, libre et pacifique sera toujours l’objectif de la science politique, au-dessus de toutes les modes » [Conferencia : La forma y el contenido de la democracia] … Il est ridicule de transposer l’image actuelle de la démocratie espagnole dans le passé. La situation présente ne peut être comparée à la période qui a précédé la guerre civile. Il y avait alors beaucoup de révolutionnaires et de conservateurs convaincus, mais très peu de démocrates tolérants et pacifiques. Le respect de l’autre n’était pas à l’ordre du jour.
José Antonio était-il un putschiste, comme le prétendent tant d’auteurs ? Il est bien connu que les coups d’État, qu’ils aient été modérés ou progressistes (et beaucoup plus rarement conservateurs), ont été un trait marquant de la vie politique en Espagne (et aussi dans une grande partie de l’Europe) au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Dans la Péninsule, après l’invasion française et à partir de 1820, pas moins de 40 pronunciamientos ou coups d’État majeurs, et des centaines d’autres très mineurs, ont eu lieu. Il est plus que probable que José Antonio ait été marqué, voire contaminé, par la tradition putschiste du libéralisme du XIXe siècle et par la double tradition putschiste de l’anarchisme et du socialisme du début du XXe siècle. Mais ce qui est certain, c’est que son éphémère et incongru projet d' »insurrection », suggéré une seule fois à la réunion de Gredos (juin 1935), n’a jamais été qu’une réponse circonstancielle, théorique et imaginaire – sans le moindre principe d’application – à la grave insurrection socialiste d’octobre 1934.
Qui étaient les véritables théoriciens et techniciens de la dictature depuis la fin du XIXe siècle en Espagne, sinon les épigones de la tradition prétorienne du libéralisme, comme le républicain-démocrate Joaquín Costa, sans parler des socialistes et marxistes alors ouvertement doctrinaires ou partisans de la dictature du prolétariat ou, plus précisément, de la dictature du Parti sur le prolétariat. José Antonio ne doutait pas de la souveraineté du peuple. Il voulait améliorer la participation de tous les citoyens à la vie publique. Mais à la démocratie individualiste et libérale, à la démocratie collectiviste et populaire, il préférait la démocratie organique, participative et référendaire, plus à même, selon lui, de rapprocher le peuple des gouvernants. Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, ce choix apparaissait à beaucoup comme possible, équilibré et raisonnable. D’ailleurs, si ce choix n’avait pas été considéré par beaucoup comme réaliste et réfléchi, pourquoi tant de dirigeants connus, dont les convictions politiques sont aux antipodes de celles de José Antonio, comme le premier Fidel Castro ou le Premier ministre José María Aznar, auraient-ils été dans leur jeunesse des lecteurs attentifs et des admirateurs des Œuvres complètes ?
Contrairement à ce qui est si souvent répété, José Antonio admirait, et même avec une certaine naïveté, la tradition parlementaire britannique. Certains militants phalangistes, qui n’appréciaient pas les interventions du fondateur de la FE au Parlement, n’ont d’ailleurs pas manqué de critiquer son « goût excessif pour les débats parlementaires ». En réalité, José Antonio était un partisan de la démocratie organique, tout comme Julián Sanz del Río, Nicolás Salmerón, Fernando de los Ríos, Salvador de Madariaga et Julián Besteiro, pour ne citer que quelques auteurs libéraux et socialistes espagnols.
En revanche, José Antonio se voulait et se revendiquait beaucoup plus patriote que nationaliste. La nation n’est pas, selon lui, une race, une langue, un territoire et une religion, ni un simple désir de vivre ensemble, ni la somme de tout cela. Elle est avant tout « une entité historique, différenciée des autres dans l’universel par sa propre unité de destin ». Nous ne sommes pas nationalistes, disait-il à Madrid (en novembre 1935), « parce qu’être nationaliste est un pur non-sens ; c’est implanter les ressorts spirituels les plus profonds sur un motif physique, sur une simple circonstance physique ; nous ne sommes pas nationalistes parce que le nationalisme est l’individualisme des peuples » [Discurso de clausura del Segundo Consejo nacional de la Falange, cine Madrid, 17 novembre 1936].
Certains auteurs ont tenté de déceler chez lui une évolution et un rapprochement tardifs, presque in extremis, des thèses de l’Allemagne nationale-socialiste. Ils s’appuient pour cela sur un texte daté du 13 août 1936, Germaniques contre Berbères, écrit en pleine guerre civile dans sa cellule d’Alicante et retrouvé dans ses papiers après sa mort. Il y exprime une vision ethnoculturelle superficielle et réductrice qui ne résiste pas à une critique historique rigoureuse. Il tente d’expliquer la Reconquête comme une confrontation entre deux archétypes, l' »esprit germanique » et l' »esprit berbère », mais en même temps il semble reconnaître la fusion hispano-romano-visigothique. Cet article contient des inexactitudes et des affirmations qui sont plus tard totalement démenties et réfutées par lui dans son testament. Il convient cependant de rappeler ici que ce type d’interprétation ethnoculturelle était très répandu à son époque et chez des auteurs aux convictions contradictoires. La plupart des historiens des États-nations concevaient leurs origines comme une opposition entre indigènes et conquérants. Ainsi, l’historiographie de la France oscillait constamment entre la thèse d’une origine franque (Clovis, le roi franc) et celle d’une origine celtique et gauloise (Vercingétorix) ou gallo-romaine lorsqu’on prenait en compte Rome. Pour l’aristocrate Montesquieu, les libertés étaient d’origine germanique… Mais pour revenir sur le prétendu racisme de l’article Germaniques contre Berbères, il convient de rappeler que la même accusation abusive pourrait être portée contre les textes des philosophes et historiens Ortega y Gasset, Américo Castro ou Sánchez-Albornoz.
José Antonio était clairement anti-séparatiste, mais il n’a jamais succombé pour autant à la tentation jacobine et centralisatrice. En témoigne son discours devant le Parlement le 30 novembre 1934. « Il est maladroit de vouloir résoudre le problème catalan en le considérant comme artificiel […] La Catalogne existe dans toute son individualité, et beaucoup de régions d’Espagne existent dans leur individualité, et si l’on veut donner une structure à l’Espagne, il faut partir de ce que l’Espagne offre réellement […] C’est pourquoi je suis de ceux qui pensent que la justification de l’Espagne se trouve dans quelque chose d’autre : L’Espagne ne se justifie pas par une langue, ni par une race, ni par un ensemble de coutumes, mais […] l’Espagne est beaucoup plus qu’une race et beaucoup plus qu’une langue […] c’est une unité de destin dans l’universel […] C’est pourquoi, lorsqu’une région demande l’autonomie, […] ce que nous devons nous demander, c’est dans quelle mesure la conscience de l’unité de destin est enracinée dans son esprit ; si la conscience de l’unité de destin est bien enracinée dans l’âme collective d’une région, il n’est guère dangereux de lui donner la liberté d’organiser sa vie interne d’une manière ou d’une autre ».
Rappelons aussi au passage le prétendu machisme ou antiféminisme de José Antonio pour avoir un jour exprimé le désir d’une « Espagne joyeuse et en jupe courte ». Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici le nom d’une des figures les plus marquantes du féminisme espagnol, l’avocate Mercedes Formica. C’est à elle que l’on doit la profonde réforme du code civil espagnol en faveur des droits des femmes en 1958. Phalangiste de la première heure dans les années 1930, elle s’est déclarée tout au long de sa vie une fidèle disciple de José Antonio (qui l’a nommée déléguée nationale du syndicat SEU et membre de la Junte politique), ce qui fait d’elle aujourd’hui la victime d’une omertá farouche. Dans ses Mémoires, Formica balaie le mythe propagandiste d’un José Antonio antiféministe, en démontrant sa fausseté et son imposture.
Quant au soi-disant impérialisme du fondateur de la FE, les arguments de ceux qui le soutiennent sont extrêmement fragiles. Aucune revendication territoriale ne figure dans les Œuvres complètes. Selon José Antonio, au XXe siècle, l’empire espagnol ne pouvait être que spirituel et culturel. Il va sans dire que l’on chercherait en vain des connotations antisémites ou racistes dans ses propos. Il utilise cinq fois le terme « État total » ou « totalitaire », non sans erreurs et maladresses, mais il le fait clairement pour signifier sa volonté de créer un « État pour tous », « sans divisions », « intégrant tous les Espagnols », « un instrument au service de l’unité nationale ».
Tout aussi surprenante est l’opinion de José Antonio sur le fascisme. Il l’a exprimée sans ambiguïté dans un écrit de 1936 : le fascisme « prétend résoudre le désaccord entre l’homme et son environnement en absorbant l’individu dans la collectivité. Le fascisme est fondamentalement faux : il a raison de présupposer qu’il est un phénomène religieux, mais il veut remplacer la religion par l’idolâtrie » [Cuaderno de notas de un estudiante europeo, septembre 1936]. Quant à ses convictions catholiques, elles ne peuvent être remises en cause. La dernière et la plus claire manifestation de celles-ci se trouve dans le testament déjà mentionné qu’il rédigea le 18 novembre 1936, deux jours avant son exécution.
Une variante de la troisième voie
La Phalange joséantonienne est une variante des idéologies de la troisième voie, que de nombreux doctrinaires, théoriciens et hommes politiques ont défendue ou prônée depuis la fin du XIXe siècle. Historiquement, des personnalités aussi diverses que De Gaulle, Nasser, Perón, Chávez, Clinton ou Blair se sont référées à la troisième voie. Mais leurs appartenances, malgré des apparences parfois trompeuses, ne sont pas les mêmes. Il y a deux filiations politiques différentes, deux directions qui ne se rencontrent jamais. Au-delà des temps, des lieux, des mots et des hommes, les partisans de l’authentique troisième voie poursuivent inlassablement le dépassement de la pensée antinomique. Ils veulent, comme le disait José Antonio, jeter un pont entre la Tradition et la Modernité. La synthèse-dépassement, la nécessité d’une réconciliation sous forme de dépassement, est pour eux l’objectif principal de toute grande politique. C’est là, somme toute, que réside la racine de la haine quasi métaphysique que leurs adversaires éprouvent pour eux. Cela dit, puisque la pensée de José Antonio constitue l’un des membres de la vaste famille des idéologies de la troisième voie, il est d’autant plus légitime de se poser la question : « Qu’est-ce que José Antonio nous a vraiment légué ? Pour y répondre, je reprendrai une fois de plus les mots du philosophe basque Miguel de Unamuno qui concluent mon livre de jeunesse sur José Antonio, préfacé en Espagne par l’économiste Juan Velarde Fuertes : « Il s’est légué lui-même, et un homme vivant et éternel vaut toutes les théories et les philosophies« .
Arnaud Imatz
© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 28 avril 2023