Lectures Avril 2023

L’ESPÉRANCE OUBLIÉE
JACQUES ELLUL
La Table Ronde, 2023 (1972), 400 pages, 10,50 €.

«Il rêve, mais n’espère plus. » Telle est la condition de celui qui vit dans le temps stérile du soupçon et de la dérision, mais se jette sur tous les prophètes politiques ou savants-scientifiques-sorciers. Pour Ellul, nous vivons « le temps de la déréliction » et le pessimisme est l’autre nom de la lucidité. L’optimiste et l’idolâtre du progrès ne peuvent connaître l’espérance, qui repose sur trois socles humains : l’attente, le réalisme, la prière. Trois socles, trois décisions. L’attente, en particulier, n’est ni fatalisme ni immobilisme ; elle est tendue, entêtée, insupportable aux yeux du monde en ce qu’elle relativise, sans cesser de les prendre très au sérieux, toutes les luttes de son temps. Nous avons tort de rire des Témoins de Jehovah parce qu’ils attendent le retour du Christ. Leur faute est de ne pas l’espérer assez intensément ! Ils atrophient l’attente en lui imposant des dates-limites.
Ellul médite sur Israël, vivant le silence de Dieu comme un abandon, mais ne cessant pas d’être tout entier tendu vers la venue du Messie. Espérance de Job, qui s’obstine à tout attendre de Dieu, mais aussi espérance de Noë qui construit son arche, tandis que le monde juge qu’il y a mieux à faire. Bref, rien de plus actif que l’espérance.
Quand Ellul conclut sur la force de l’incognito, on est donc prié de ne pas confondre avec l’enfouissement. Cet incognito est ardent, acharné, visible dans son invisibilité ; il apporte un cinglant contrepoint à l’espoir mis dans les techniques d’animation et les stratégies de communication. « Il faut une dose inouïe d’espérance pour entrer dans l’incognito. Pour abaisser le rideau, en ayant cependant la certitude que la pièce n’est pas finie, et qu’en réalité les spectateurs ne s’en iront pas, saisis par ce baisser de rideau en plein milieu du drame et de la comédie. » Ainsi, aussi bien « dans la comédie révolutionnaire des activistes du tiers-monde » que dans un salon bourgeois, le chrétien qui n’est pas perçu comme un traître à la cause est un traître au Christ. Entre le « désespoir surmonté » de Bernanos et la force du silence du cardinal Sarah, n’oublions pas l’espérance d’Ellul.

Henri Quantin

CE QU’EST LE CHRISTIANISME
Un testament spirituel
BENOÎT XVI
Artège/Éditions du Rocher, 2023, 270 pages, 18,90 €

Cet ultime ouvrage de Benoît XVI rassemble les textes écrits après sa renonciation de 2013. Beaucoup ont déjà été publiés mais ont été remaniés, d’autres sont inédits. Leur intérêt est inégal, et il émerge selon nous six grands textes remarquables sur des thèmes très différents : monothéisme et tolérance, le dialogue entre juifs et chrétiens, la foi en tant qu’elle n’est pas une idée, le sacerdoce catholique, le sens de la communion et le scandale des abus sexuels dans l’Église. Il n’est pas possible dans le cadre d’une recension de montrer toute la richesse des nombreux sujets abordés, nous nous arrêterons donc seulement sur certains aspects, en laissant de côté deux écrits que nous avions déjà largement traités dans La Nef, celui, excellent, sur la défense du célibat sacerdotal (n°322 Février 2020) et celui, tout aussi excellent, sur les abus sexuels (n°314 Mai 2019).
Le pape émérite montre que le christianisme, en s’ouvrant à la philosophie, s’est engagé dans une recherche de la vérité sur l’homme et « qu’il fonde sa prétention à l’universalité sur cette base ». Ce serait là l’origine de son intolérance, la notion de vérité étant suspecte en la matière. Cependant, écrit-il, « dans la culture postmoderne, qui fait de l’homme le créateur de soi et conteste la donnée originelle de la Création, il y a un désir de recréer le monde contre sa vérité ». Or, « cette attitude même conduit nécessairement à l’intolérance ».
Sur les relations avec le judaïsme et l’avancée réalisée par Vatican II, Benoît XVI explique pourquoi la « théorie de la substitution » (l’Église s’est substituée à Israël) qui a longtemps prévalu est aujourd’hui rejetée par l’Église et pourquoi il faut parler, à propos du peuple juif, d’« Alliance jamais révoquée » en partant de Rm 9-11 : si ces révisions sont justes, elles ont néanmoins « besoin de précisions et d’approfondissements ».
Le chapitre sur la foi est très beau. Aujourd’hui il semblerait pour beaucoup que Dieu aurait à se justifier de l’existence du mal et des horreurs de ce monde. Dans ce contexte, l’approche de saint Anselme du sacrifice du Christ pour réparer l’offense faite à Dieu passe mal, projetant sur Dieu l’image d’un Dieu de colère exigeant ce sacrifice. Cette compréhension est erronée et heurte l’idée dominante d’un Dieu de miséricorde : « Dieu ne peut tout simplement laisser telle quelle la masse de mal qui provient de la liberté qu’il a lui-même accordée. Lui seul, en venant participer à la souffrance du monde, peut racheter le monde », répond Benoît XVI.
Enfin, citons le passage passionnant sur le sens de la communion où le pape émérite explique les différences fondamentales entre la Cène protestante (qui n’est que le repas du Jeudi Saint) et l’Eucharistie où « Jésus anticipe sa croix et sa résurrection de manière absolument réelle ».

Christophe Geffroy

CLIMAT, LA PART D’INCERTITUDE
STEVEN E. KOONIN

L’Artilleur, 2022, 350 pages, 22 €

Steven Koonin, professeur de physique à CalTech (California Institute of Technology) et à l’Université de New York, est un scientifique reconnu aux États-Unis. Il a été, de 2099 à 2011, sous-secrétaire d’État à la science dans le gouvernement Obama et très favorable aux politiques de réduction des gaz à effet de serre. Néanmoins, son analyse allait évoluer en 2014 à l’occasion d’une déclaration officielle sur le climat qu’il devait préparer pour l’American Physical Society. Il fut alors « ébranlé par la prise de conscience que la climatologie était beaucoup moins mûre (qu’il) ne l’avait cru », notamment sur les quatre points suivants : « 1/ Les hommes exercent une influence croissante, mais physiquement restreinte, sur le réchauffement climatique. Les déficiences des données obèrent notre capacité à faire le distinguo entre les réactions aux influences humaines et les changements naturels que nous connaissons mal. 2/ Les résultats de la multitude de modèles climatiques ne coïncident pas, voire se contredisent entre eux et avec de nombreux types d’observations. […] 3/ Les documents publiés par le gouvernement et l’ONU et leurs synthèses ne reflètent pas exactement les rapports d’évaluation eux-mêmes. […] 4/ Nos connaissances scientifiques ne sont pas suffisantes pour faire des projections utiles sur la façon dont le climat changera au cours des prochaines décennies, et encore moins pour savoir l’effet que nos actions auront sur lui. »
Ce sont principalement ces points qui sont développés dans cet ouvrage clair, très documenté à partir de rapports officiels, mais parfois fastidieux pour qui n’est pas familier aux approches scientifiques et aux schémas nombreux qui parsèment son récit. Il est frappant de constater combien le milieu scientifique peut lui-même être soumis à l’idéologie et combien il est sectaire à l’égard de ceux qui s’éloignent des voies autorisées.
Le grand intérêt de cet ouvrage réside dans le fait qu’il n’est pas l’œuvre d’un « climato-sceptique » ni d’un idéologue, mais d’un esprit honnête qui reconnaît le rôle de l’homme dans le réchauffement climatique et qui demande seulement que l’on fasse la part des choses – la part d’incertitude – en fonction de ce que l’on sait réellement, au lieu de tromper le public en jouant sur la peur pour faire avancer un agenda bien précis. Ce livre devrait susciter de vrais débats, or c’est loin d’être le cas, il a été fort peu recensé dans les grands médias : vraiment curieux !

Christophe Geffroy

UN CHEMIN DE CONVERSION
Correspondance choisie entre Charles Maurras et deux carmélites de Lisieux
(1936-1952)

Téqui, 2022, 482 pages, 28 €

La condamnation du journal L’Action française et de certains ouvrages de Maurras en 1926 et les sanctions prises par le Saint-Siège contre les lecteurs du journal et les adhérents du mouvement monarchiste ont provoqué une controverse qui a duré longtemps. On sait comment l’Action française a répondu par un Non Possumus affiché à la une du journal et engagea une polémique contre une condamnation jugée injuste, inspirée, selon elle, par des motifs politiques. Ce qui n’est pas le cas, Pie XI ayant porté cette condamnation pour des motifs d’abord religieux. Pie XII, en 1939, a ensuite levé l’interdiction de lire le journal suite à des lettres de « soumission » envoyées par le Comité directeur d’Action française.
Cette levée de condamnation a été favorisée aussi par l’intervention du Carmel de Lisieux. Sous le titre Un chemin de conversion paraît un gros volume qui donne à lire la correspondance échangée inlassablement par deux carmélites de Lisieux, de 1936 à 1952, avec Maurras, avec les papes Pie XI, Pie XII et différentes autorités du Saint-Siège. Même si cette édition aurait mérité un travail de présentation plus soigné et plus rigoureux, l’ouvrage permet de mesurer la délicatesse, l’intelligence, la solidité doctrinale et la persévérance surnaturelle dont ont fait preuve les carmélites dans leurs relations épistolaires avec Maurras et avec Rome. Maurras, on le sait, avait perdu la foi depuis l’adolescence. Les carmélites de Lisieux espéraient qu’une conversion de Maurras faciliterait la réconciliation avec le Saint-Siège et permettrait de lever la condamnation. Maurras, par une honnêteté intellectuelle et spirituelle qui l’honore, dissocia dès le départ les efforts nécessaires pour obtenir la levée de la condamnation et la question de sa propre conversion. La première interviendra en 1936, la seconde en 1952.

Yves Chiron

LA RONDE DES VERTUS
AUDE DUGAST

Salvator, 2022, 158 pages, 17 €

Lors de l’instruction des causes de béatification ou de canonisation, il est recherché en quoi le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus naturelles et chrétiennes de façon exemplaire, ou même héroïque. Ainsi, Aude Dugast, postulatrice de la cause de béatification du Professeur Jérôme Lejeune, nous amène, à l’aune de saint Thomas d’Aquin qui fit resplendir la joie de la Vérité, à découvrir en profondeur les vertus chrétiennes, vertus théologales, « semences de grâce » et vertus cardinales, « pivot de notre agir moral ». Nous comprenons alors toute la portée du sous-titre Les clés du bonheur avec Thomas d’Aquin et combien progresser dans l’acquisition de ces vertus est source d’unification et d’épanouissement de l’être humain. Ce livre s’achève par plusieurs tableaux descriptifs complets et très didactiques sur chacune des vertus.

Anne-Françoise Thès

MÉMOIRE VIVE
ALAIN DE BENOIST

Rééd. Krisis, 2022, 460 pages, 24,90 €

De l’auteur, nous avons plusieurs fois signalé l’une ou l’autre de ses publications, toutes dignes d’être remarquées par leur mérite, leur très grande qualité. Par une approche des questions abordées qui ne laisse rien à l’amateurisme ni aux à-peu-près, qui analyse d’une manière méthodique et scrupuleuse, qui considère non l’apparence ou la surface mais le fond des choses. Et ces questions, centrées pour beaucoup d’entre elles sur la philosophie politique et l’histoire des idées, ont accompagné de bout en bout un pugnace itinéraire intellectuel et nourri une œuvre imposante. Aujourd’hui enfin est venu le temps du bilan. D’où ces longs entretiens avec François Bousquet et ce récit circonstancié que fait Alain de Benoist des périodes diverses de son parcours personnel, y compris de ses jeunes années militantes ; des positions prises, toujours maintenues ou, plus souvent que certains l’imaginent, corrigées, modifiées ; des influences subies, quelques-unes écartées après avoir compté énormément.
Fondateur, au début de 1968, d’une modeste revue intitulée Nouvelle École, notre homme fut aussi le promoteur, peu de mois plus tard, du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), lequel allait vite se doter d’un non moins modeste bulletin intérieur, Éléments, destiné à un assez bel avenir. En attendant la création des éditions Copernic en 1976 puis de Krisis en 1988. Ceci, d’ailleurs, au sein d’une école de pensée, la Nouvelle Droite, soustraite à toute structure organisationnelle et dont bien des figures n’appartiendront pas au GRECE.
Juge sévère du libéralisme (politique, économique, sociétal), vu comme « ennemi principal », fort critique envers une modernité et une postmodernité qui, sous le signe de l’indistinction (ex. du masculin et du féminin), marquent le triomphe de l’idéologie du Même, autre nom de l’universalisme ; sous celui de la globalisation, de la mise en place des marchés financiers à l’échelle planétaire, entraînent l’effacement de l’espace et du temps, ne faudrait-il pas, demande Alain de Benoist, sortir de l’axiomatique de l’intérêt et de la logique du profit pour retrouver un plus salubre rapport au monde ? Mais, rien que dans notre pays, victime (consentante ?) d’une immigration de masse devenue immigration de peuplement, du discrédit des institutions, du naufrage de l’Éducation nationale, de la disparition des repères, etc., bien difficile de changer de cap.
Ayant, dit-il, « consacré la totalité de sa vie à l’expression de ses idées », Alain de Benoist nous offre un livre absolument passionnant.

Michel Toda

GUIDE PRATIQUE DE LA PRIÈRE
Fraternité Saint-Pierre, 2022, 100 pages,
gratuit sur le site de la FSSP (https://boutique.fssp.fr)

Ce précieux opuscule proposé par la Fraternité Sacerdotale Saint-Pierre offre une remarquable synthèse sur la prière : pourquoi prier, quand et comment prier, quelles prières ? Comment faire oraison ? Pratiquer la lectio divina, réciter le chapelet. Toutes les réponses sont ici condensées ; s’ajoutent quelques pages de prières et de conseils de lecture. À lire, relire, offrir largement… car qui plus est, ce livret est gratuit hormis les frais de port.

Anne-Françoise Thès

ROMANS À SIGNALER

LE PARADIS EST ÉPARS
CHANTAL DELSOL
Cerf, 2023, 170 pages, 18 €

Chris et Lorenzo sont amis depuis l’enfance. Chris n’a jamais quitté les Alpes. Lorenzo, originaire de Rome, y est venu tout jeune en vacances avec ses parents et y est retourné chaque été. L’un et l’autre accomplissent leurs rêves d’enfance, le premier en étant guide de montagne, le second écrivain. L’un est d’un milieu modeste de paysans, l’autre d’une famille cultivée de l’aristocratie. Rien ne les prédisposait à devenir les meilleurs amis du monde. L’histoire commence au temps présent avec la disparition de Lorenzo, dont plus personne n’a de nouvelles depuis une semaine. Chris part dans les montagnes à sa recherche. Cette quête est l’occasion de retours en arrière qui nous font connaître les deux familles et nous dessinent peu à peu la profondeur de l’amitié qui lie les deux hommes. C’est aussi l’occasion de magnifiques descriptions du massif des Ecrins où l’histoire se déroule.
Un magnifique roman, à la langue élégante et agréable, qui célèbre la montagne et l’amitié avec beaucoup de finesse.

Christophe Geffroy