Parmi les griefs de fond et de forme soulevés, le Conseil constitutionnel a jugé le 14 avril dernier que la procédure d’adoption de la réforme des retraites n’était pas inconstitutionnelle. Celle-ci n’en demeure pas moins sujette à caution. Explications.
La réforme des retraites est un marronnier qui a connu une floraison difficile en ce début de printemps, et révélé l’état sclérosé de notre démocratie sociale et de notre démocratie représentative. Ses détracteurs accusent le gouvernement d’avoir détourné la procédure parlementaire en parfaite inconstitutionnalité afin de l’imposer ex abrupto. La foule, pour certains « le peuple », a battu le pavé pour s’y opposer. Le pouvoir législatif a été corseté avec la ceinture et les bretelles du « parlementarisme rationalisé » (1). Tous les outils de « rationalisation » du Parlement ont en effet été mobilisés, et notamment :
– le vecteur d’une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale, qui a permis d’encadrer l’examen du texte dans des délais exorbitants (art. 47-1 de la Constitution, à savoir 20 jours devant l’Assemblée nationale et 15 jours devant le Sénat) ;
– la limitation à deux du nombre d’orateurs par amendement (art. 38 du règlement du Sénat, utilisé par la majorité sénatoriale) ;
– l’absence d’examen de tout amendement non soumis préalablement à la commission (art. 44, al. 2 de la Constitution) ;
– le recours au « vote bloqué ». Le Sénat n’a voté que sur la totalité du texte préparé par le gouvernement et des amendements proposés ou acceptés par ce dernier (art. 44, al. 3) ;
– l’adoption du texte sans vote devant l’Assemblée nationale après usage de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution.
Le débat parlementaire sacrifié
Au total, le texte transmis au Sénat n’a pas été voté par l’Assemblée nationale, puis a été voté par le Sénat dans son contenu imposé par le gouvernement par la procédure du vote bloqué, puis a été adopté sans être voté par l’Assemblée nationale.
L’accélération de la discussion au Parlement et la restriction des droits des parlementaires – leur droit d’amendement et de vote principalement – n’ont, à l’évidence, pas concouru à créer les conditions d’une discussion intègre et de qualité, en plus de donner le sentiment aux citoyens et à leurs représentants qu’ils ne comptent pour rien dans la décision politique.
Si la part belle revient au gouvernement, la stratégie d’opposition radicale de la NUPES adepte du chaos dans l’hémicycle, ou « bordélisation », a aussi rendu impossible toute discussion, notamment par le dépôt de près de 20 000 amendements.
C’est peu dire que les conditions de possibilité d’un débat authentique n’étaient pas réunies. Est-ce à dire que la Constitution ait été violée ?
Un précédent évité
En un sens, si ces expédients juridiques sont, en eux-mêmes, constitutionnels, leur utilisation combinée selon une ingénierie bien pensée par le gouvernement fait apparaître un détournement de procédure tant l’esprit de la Constitution n’a jamais été de museler à ce point le Parlement. La combinaison de ces modalités a revêtu un « caractère inhabituel » (2) et pourrait affecter le principe même de la délibération parlementaire.
Il n’est donc pas inepte de penser que l’esprit de la Constitution a été violé.
Cela étant, il n’est pas certain qu’il en ait résulté une atteinte à des droits, libertés ou objectifs protégés par la Constitution et en l’occurrence au principe à valeur constitutionnelle de « clarté et sincérité des débats » au regard duquel le Conseil constitutionnel a refusé de censurer la loi.
De plus, que signifient la clarté et la sincérité d’un débat parlementaire ? Des débats hâtifs et chaotiques sont-ils pour autant insincères comme peuvent l’être des textes budgétaires ? Comment le contrôler ? En appréciant le parcours procédural du texte de façon formelle, ou en examinant la durée et la teneur de ces débats de façon substantielle ? Dans ce cas, le risque est grand que le juge constitutionnel s’immisce, sous couvert d’un contrôle procédural, dans la discussion même du pouvoir législatif indépendamment du texte auquel elle donne lieu.
Le remède eût été alors pire que le mal par le précédent qu’il aurait créé. Ce qui n’empêche pas de former le vœu que ces procédés coercitifs ne se répètent pas à l’avenir.
Guilhem Le Gars,
avocat à la cour
(1) L’expression désigne les mécanismes juridiques mis en place par les constituants de 1958 pour lutter contre les dérives du régime parlementaire en donnant plus de pouvoir et de stabilité à l’exécutif. L’article 49 alinéa 3 en est l’illustration paroxystique.
(2) Pour reprendre la formule émoussée du Conseil constitutionnel (n° 2023-849 DC du 14 avril 2023).