Vie : la constitution prise dans ses contradictions

En mars 2005, une révision constitutionnelle a inséré dans le préambule de la Constitution de la Ve République française une Charte de l’environnement qui intégrait le principe de précaution. Si l’article 1 de la Charte formule judicieusement un droit à l’environnement plutôt qu’un droit de l’environnement, l’article 5 formule le principe de précaution comme étant l’obligation pour les autorités publiques, en cas d’un dommage incertain, incertain quant à l’état d’évolution de la science, et risquant d’affecter de manière grave et irréversible l’environnement, de mettre en œuvre les procédures pour évaluer les risques et adopter les mesures provisoires et proportionnées adéquates pour prévenir et contrer le dommage en question. Si la Constitution figure au sommet de la hiérarchie des normes du droit, si elle définit les valeurs morales et les principes fondamentaux auxquels est subordonnée l’organisation des pouvoirs publics, le principe de précaution devient ainsi, en s’insérant dans la loi fondamentale, un principe moral exigeant la prise en compte rigoureuse, dans l’organisation de l’État, d’une limitation des actions humaines risquant de porter atteinte à la santé, à la vie, voire à l’humanité des membres de ce même État.
En février 2023, le Sénat a adopté l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution. La liberté que la loi accordait déjà à la femme de mettre fin à la vie de l’embryon humain va ainsi devenir, à l’instar de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, un principe moral fondamental auquel les lois qui organisent les pouvoirs publics seront subordonnées.
La condamnation de l’avortement ne s’est jamais fondée, y compris celle qui émane de cette institution tenue pour réactionnaire qu’est l’Église catholique, sur la certitude scientifique de l’humanité et de la personnalité de l’embryon, mais sur le seul doute philosophique et la seule incertitude morale concernant cette même humanité et cette même personnalité. En commandant de respecter l’embryon comme une personne, à savoir comme s’il était une personne (1), l’exigence fondamentale ne formule en ce sens rien d’autre qu’une simple mais suprême prudence morale concernant l’émouvante, vertigineuse et mystérieuse fragilité de l’humanité en genèse charnelle, vitale et existentielle. La loi fondamentale de l’humanité n’est ainsi rien d’autre que le saint et religieux scrupule quant à ce qui touche l’origine de cette même humanité, une origine fatalement inaccessible à la science. Le respect moral de l’humanité ne se fondera jamais sur une connaissance objectivement certaine mais sur un doute philosophique radical et sur une aspiration religieuse absolue à ne pas faire n’importe quoi dès qu’il s’agit de la nature, de la vie et du destin de l’humanité.
La double inscription, dans la Constitution française, du principe écologique de précaution et du droit féministe à l’avortement relève ainsi d’une éminente contradiction. Comment peut-on avoir à la fois, d’une part, le droit de mettre fin à la vie d’un embryon dont on ne sait pas s’il est ou non un être humain et, d’autre part, le devoir de tout faire pour protéger la santé, la vie et l’humanité face à l’éventuelle puissance technique menaçant l’équilibre de la nature ? Il y a là, entre les deux principes, une contradiction insoutenable pour la raison humaine et l’intelligence logique.
Que le texte fondamental de l’État puisse être ainsi la proie d’une contradiction est d’une gravité extrême. Cette gravité n’est pas seulement logique, philosophique et morale, elle est aussi politique. Elle est le symptôme d’une décadence qui, sacrifiant à la mode idéologique du temps, se soumettant hystériquement à ses injonctions et transgressant toute forme de scrupule moral et toute forme de rigueur intellectuelle, porte outrage à l’État. À l’instar de la contradiction qui oppose, par exemple, dans une seule et même idéologie islamo-gauchiste, les légitimes exigences du féminisme et les confuses exigences de protection des mœurs machistes étrangères à la morale occidentale, la contradiction entre le dogme de la précaution, propre à l’idéologie écologique, et le dogme du droit à l’avortement, propre à l’idéologie féministe détournée de sa légitimité première, est sans doute le signe le plus violent et le plus flagrant de la barbarie morale, politique et civilisationnelle qui touche au cœur le plus crucial de l’État, à savoir une Constitution qui, gaulliste, était sans doute l’une des plus belles œuvres juridiques de la contemporanéité et auquel un Sénat de droite vient de donner le coup de grâce.

Patrice Guillamaud

(1) Voir l’article d’Élisabeth Geffroy, La Nef n°354, p. 10-11.

© LA NEF n° 358 Mai 2023