Florence Bergeaud-Blackler

F. Bergeaud-Blackler : la stratégie de l’islam frériste pour conquérir l’Europe

Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue, chargée de recherche CNRS (HDR) au groupe Sociétés, Religions, Laïcités à l’École pratique des hautes études (EPHE) vient de publier un livre passionnant appelé à devenir une référence, Le frérisme et ses réseaux, L’enquête (1).

La Nef – Pourriez-vous nous définir le « frérisme » et nous expliquer son rapport avec l’islamisme ?
Florence Bergeaud-Blackler – J’appelle frérisme une forme d’islam politico-religieux qui s’est développée dans les sociétés démocratiques sécularisées à partir des années 1960. Je le distingue de l’« islamisme » par ses moyens et son objectif. En résumé, le frérisme veut instaurer la société islamique mondiale et mondialisée en contournant le politique et en utilisant l’économie mondialisée, la culture, la soft law et le soft power, alors que les partis islamistes des pays musulmans veulent conquérir le pouvoir politique des États par les urnes ou la révolution.

Pourquoi les Frères musulmans ont-ils choisi l’Europe comme terre d’élection ? Comment la considèrent-ils ?
L’Union européenne est forte économiquement et culturellement, elle est faible politiquement, le frérisme est donc adapté à son milieu. Remontons un peu le temps.
Les Frères sont des théocrates plus que des théologiens, ils sont pragmatiques et opportunistes. Quand ils se sont implantés en Europe – mais également aux États-Unis ou en Australie et Nouvelle-Zélande –, à partir des années 1960, ils possédaient le statut provisoire d’« étudiant » ou de « réfugié », et n’étaient pas destinés à vivre sur les terres de mécréance (dar el kufr), considérées comme territoires de guerre (dar el harb). Ils préparaient leur retour dans les pays d’origine du Moyen-Orient, du Maghreb ou du continent indien. Le temps passant, nombre d’entre eux ont réalisé qu’ils jouissaient d’une grande liberté d’expression et de croyance alors qu’ils risquaient la prison ou la mort là d’où ils venaient. Plutôt que de faire la hijra comme l’islam le recommande et revenir vivre en pays musulmans, ils se sont trouvé une nouvelle mission qui les mettait en conformité avec les textes : faire de leur lieu de vie une terre d’islam.
On a là tout l’esprit du frérisme : adapter l’environnement à l’islam plutôt qu’adapter l’islam à l’environnement. Ils ont déclaré l’Europe terre de contrat (dar el ahd) et ont déployé leurs activités à partir de plusieurs centres islamiques notamment en Suisse, Allemagne, France et au Royaume-Uni. Ils ont ouvert des associations « culturelles islamiques » plutôt que « cultuelles » et se sont ainsi fondus dans le paysage associatif. Il suffisait de faire passer une pratique rituelle comme culturelle pour que peu à peu se déploie une norme islamique intégraliste. C’est par cette culture islamique mondialisée qui aujourd’hui se déploie sous le nom d’économie halal qu’ils ont progressivement conquis les sociétés consuméristes européennes. Se pensant comme les nouveaux ambassadeurs de l’islam en Europe, ils ont peu à peu pénétré les universités, les entreprises, les administrations et les institutions européennes.

Quelle forme prend l’entrisme des Frères dans les institutions européennes ? Dans quelles brèches et quelles compromissions se glissent-ils ?
On peut dire qu’il y a eu deux temps. Une première période où les Frères qui avaient établi des représentations dans toute l’Europe, en conformité avec le schéma de développement territorial de la confrérie, se sont présentés auprès des institutions européennes comme les représentants de l’islam en Europe. Ils étaient bien organisés, parlaient les langues officielles de l’UE, disaient aux diplomates, fonctionnaires et élus ce qu’ils voulaient entendre, qu’ils allaient organiser un islam européen qu’ils ont appelé « Euro-islam ». Cette fenêtre d’opportunité s’est ouverte dans les années 2000 lorsque l’UE a souhaité renforcer « l’Europe des valeurs » et a notamment consulté les représentants des religions. Durant quelques années les organisations fréristes comme le FEMYSO, l’EFOMW, la FOIE (devenu CEM), ont pu développer des liens avec la Commission, l’Union européenne depuis leurs bureaux à Bruxelles.
Mais les attentats se multipliant en Europe, les services de renseignement ont fait remonter des informations peu favorables, et ce sont les deuxièmes générations fréristes, formées par les étudiants et réfugiés primo-migrants, qui ont pris la suite avec d’autres méthodes, notamment en utilisant la lutte contre l’islamophobie, en s’alliant avec d’autres minorités. Durant cette seconde période, les institutions européennes, la Commission comme le Conseil de l’Europe, se sont laissé convaincre de la nécessité de combattre le racisme, les discriminations intersectionnelles de sexe, race, classe et religion, car cela leur semblait de nature à renforcer l’intégration culturelle et sociale européenne. Ils ont dépensé des fortunes pour payer des groupes qui définissaient le problème de l’islamophobie ou le racisme anti-musulman (racisation du musulman) et en même temps se présentaient comme capables de le résoudre, donc à la fois juges et parties. C’était plutôt intelligent de la part de ces derniers, il faut le reconnaître. La machine est lancée : comment annoncer qu’on réduira les budgets des projets supposés « anti-racistes » sans susciter l’ire de ces groupes qui hurlent à l’islamophobie et au racisme dès qu’ils sont entravés dans leur projet ?

Le monde académique vous semble-t-il être à la hauteur et jouer son rôle en documentant et en ouvrant les yeux de nos sociétés sur la réalité frériste ? Qu’entendez-vous par « islamisation de la connaissance » ?
Les Frères se sont développés à partir des campus, ce n’est pas anodin. Le monde académique, ses étudiants et ses enseignants qui ne sont jamais sortis pour la majorité de l’écosystème académique, est très perméable aux idées révolutionnaires déconstructionnistes et relativistes, y compris les idéologies les plus incohérentes et peu soucieuses de rigueur scientifique comme on le voit aujourd’hui avec ce que l’on appelle le mouvement woke. Les Frères sont donc à l’aise dans ce milieu qui ne les juge pas, qui les considère comme une expression culturelle et politique parmi d’autres et qui n’en comprend pas l’ADN.
Les Frères ont développé à partir des départements de sciences sociales américains et européens une discipline qu’ils ont nommée « islamization of knowledge » (l’islamisation de la connaissance) qui consiste à repenser les savoirs accumulés par l’humanité à l’aune de l’éthique islamique, c’est-à-dire en fait de la charia. Ils reviennent à une position pré-kantienne de la raison pure, celle d’un Dieu qui sait tout, fait tout, juge tout, et qui laisse une marge de manœuvre limitée à la raison humaine. L’International Institute of Islamic Thought (IIIT) est la maison mère de cette théorie qui est enseignée dans des universités malaisiennes auprès des étudiants, quelles que soient leurs disciplines, comme je le détaille dans mon livre, mais aussi en Afrique où elle prétend pouvoir rescolariser les populations en leur proposant des connaissances affines de leur mode de vie, en rupture avec les valeurs occidentales imposées par la colonisation européenne.

Vous évoquez des méthodes utilisées par les fréristes, telles que la ruse, la dissimulation ou le mensonge : pourriez-vous nous l’expliquer et donner des exemples ?
La ruse, la dissimulation ou le mensonge, c’est par exemple s’allier provisoirement avec des groupes qui ne partagent pas la même idéologie, pas les mêmes buts, et s’en servir pour parvenir à ses fins sachant qu’il faudra tôt ou tard s’en débarrasser. On parle de woke islamisme, mais en réalité on a affaire à un usage purement instrumental par le frérisme du wokisme, lequel est un sous-produit autodestructeur, faussement critique, des sociétés européennes et américaines. Le wokisme agit comme un bulldozer, il prend le prétexte de déconstruire les sexes, les races, les religions pour en saper l’assise. Il n’y a aucune chance qu’il y parvienne mais, en attendant, il déstructure le tissu social, généralise la méfiance, organise la guérilla et distille en permanence un sentiment de culpabilité et de mauvaise conscience chez les descendants des « Blancs » auxquels on reproche ce que leurs ancêtres ont fait.
Les Frères utilisent sciemment cette force d’auto-destruction européenne. La stratégie de Qaradawi pour se développer dans un environnement hostile (dar el kufr) s’appuie sur la jurisprudence de l’équilibre, notion absolument centrale dans l’islam wassat (islam du juste milieu). Ce fiqh de l’équilibre consiste à rechercher les priorités par rapport au plan défini, à choisir le moindre mal, à mettre en balance les avantages et les inconvénients, à agir au bon moment. Il n’est pas illicite de détruire et tuer, pour autant que la balance bénéfice-risque soit favorable : « Pendant la phase mecquoise du Message, le Prophète n’a pas permis aux musulmans de prendre leurs haches et de détruire les idoles qu’ils voyaient tous les jours autour de la Kaaba, ni de brandir leurs épées pour se défendre ou combattre leurs ennemis et ceux d’Allah qui leur infligeaient des tortures. […] Il y a un moment approprié pour tout. Si une chose est recherchée avant que le moment ne soit venu, elle sera très probablement nuisible, et non utile. »
En clair, la conquête doit être progressive, la violence n’est pas rejetée mais doit intervenir au bon moment. Autre exemple emprunté à la campagne du FEMYSO malheureusement relayée par le Conseil de l’Europe, parler de « liberté dans le hijab » alors que les Frères prétendent par ailleurs que c’est une obligation religieuse est un raccourci rusé qui hélas fonctionne…

Quels sont les alliés politiques des fréristes ? Et qu’ont en commun gauchisme et islamisme ?
On trouve les alliés politiques à gauche, ce qui n’empêche pas des élus de droite de se compromettre avec l’islamisme par clientélisme. Les alliés utiles servent la cause frériste avec tant d’élan parfois qu’on peut se demander s’ils ne le soutiennent pas, s’il n’y a pas une envie, exotique ou réelle, d’ordre islamique.

Quel rôle spécifique jouent les femmes au sein du frérisme ?
Là encore la visibilité des hijabs adaptés à la vie moderne montre que les femmes s’approprient cette norme. Car le hijab est selon moi une norme, c’est un pilier de la société islamique qui permet le partage des espaces, des tâches et des responsabilités dans la société islamique. Les femmes qui ont un rôle secondaire dans les sociétés islamiques traditionnelles prennent leur revanche dans le projet califal où elles revendiquent une place pleine et entière : c’est ce qu’elles appellent le féminisme islamique, un féminisme qui n’a aucun sens dans une société démocratique libérale, mais prend son sens dans l’espace normatif du halal. C’est très enthousiasmant de se projeter comme étant à la fois cet objet féminin protégé par l’homme, et une mère qui enseigne et modèle les garçons qui seront les hommes de demain. Qaradawi, un des maîtres à penser du frérisme, a encouragé le féminisme islamique par ces mots : « Le problème de l’œuvre islamique des femmes est que ce sont les hommes qui la dirigent, et non les femmes, et que les hommes prennent soin de garder leur emprise sur elles, de sorte qu’ils ne permettraient pas l’émergence de lectorats féminins. […] Il est grand temps qu’elles prennent l’initiative, qu’elles ouvrent grand les portes de l’effort et du travail pour l’Appel et qu’elles fassent taire ces voix féminines autoproclamées (ndla : les féministes d’influence occidentale) qui se sont imposées contre la doctrine, les lois et les valeurs de cette Nation » (cité dans mon livre).

Quelles pistes d’action proposez-vous pour contrer l’influence et l’activisme des fréristes ? 
Les repérer, comprendre leur fonctionnement, le rôle essentiel du halal et celui de la lutte contre l’islamophobie structurelle, ne plus les financer, ne plus leur accorder de légitimité. Ces mouvements ne sont pas interdits car ils agissent dans le cadre de la loi. Mais leurs valeurs ne sont pas compatibles avec celles de l’Europe, du moins telles qu’inscrites dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Comment voyez-vous l’avenir du frérisme ?
Le frérisme se développera tant qu’on ne verra pas que sa première étape consiste à rendre la société charia-compatible, soit par le marché à travers le business du halal, soit en essayant d’aménager le droit et d’obtenir de nouvelles lois par le biais de l’accusation d’islamophobie. Dans une dizaine d’années, tous les élus et décideurs qui ont connu l’islam non frériste, un islam en voie de fragmentation donc capable de se combiner à la culture locale et à ses différentes sensibilités, à ses valeurs – avec inévitablement comme dans toutes les religions une frange périphérique d’intégralistes dogmatistes et littéralistes minoritaires – auront disparu. Les générations suivantes n’auront connu que la génération halal, le séparatisme alimentaire, le hijab et la menace terroriste, ils auront oublié qu’un autre islam est possible. Les conditions d’un conflit frontal seront réunies.

Propos recueillis par Élisabeth Geffroy

(1) Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, préface de Gilles Kepel, Odile Jacob, 2023, 400 pages, 24,90 €.

© LA NEF n° 358 Mai 2023