Où en est la guerre aujourd’hui ?

La guerre en Ukraine nous rappelle qu’elle demeure à tout moment une possibilité jamais très éloignée de nous. Cette guerre très « classique » ne doit pas nous empêcher de réfléchir à ce qu’est devenue la guerre en nos temps modernes, avec les multiples formes qu’elle prend aujourd’hui.

La guerre est désormais partout. Elle a envahi le champ lexical français d’un « deuxième XXIe siècle » qui commence après la grande panne mondiale du Sras-Cov 2 en 2020. Après avoir ressurgi en 2015 avec la vague terroriste, elle s’impose à nous avec l’agression russe en Ukraine en 2022 qui a mis l’Europe au défi de sa sécurité.

La transformation de la guerre
La guerre, celle des conflits armés pratiquée jusqu’à la moitié du XXe siècle, par nature interétatique et d’essence militaire, semblait disparaître. Elle était devenue non seulement illégale selon la Charte des Nations unies, ingagnable en raison du couplage de l’arme nucléaire à la dissuasion stratégique et inutile parce que ses buts immémoriaux – protéger son territoire et sa population, imposer ses priorités, conquérir des territoires, s’assurer des richesses – pouvaient être atteints par des moyens moins coûteux que l’affrontement militaire frontal.
Elle n’existait plus que sous la forme de guerres intestines, civiles, à l’intérieur d’États fragiles ou faillis ou du fait d’affranchissements violents de tutelles devenues inacceptables, sous la forme de guerres de libérations des peuples. Une autre forme de conflits tout aussi radicaux avait pris sa place avec de nouveaux acteurs, infra ou supra étatiques, éphémères et artisanaux, de nouveaux champs d’affrontements largement diversifiés, aux tactiques démultipliées, aux instruments de combat plus variés aussi. Même si les aspects les plus fondamentaux de la stratégie militaire, ses buts et ses ruses, ses dynamiques et ses enjeux avaient survécu à ce nouvel avatar. La guerre avait migré ailleurs. Et les militaires réguliers n’en étaient plus les opérateurs principaux.
Ainsi à la fin de la guerre froide, elle avait progressivement muté en se démultipliant pour devenir invisible ou silencieuse, indirecte et hybride et essaimer sous l’action de nouveaux entrepreneurs de violence. Elle ressort donc aujourd’hui de la boîte de Pandore dans laquelle on avait réussi tant bien que mal à la confiner lors de la guerre froide et où on l’avait contenue ensuite. Au début de l’année 2023, elle est active au cœur de l’Europe orientale et dans sa forme la plus brutale en Ukraine. Alors que l’Europe se prépare à se réarmer massivement et à mener des conflits de haute intensité dans son espace géopolitique, il faut s’interroger sur la conflictualité du monde qui nous entoure et sur son évolution.

De la nature de la guerre
La guerre dans son acception commune est une activité humaine centrale qui a structuré l’histoire du monde, une activité hissée au niveau de l’art par de grands capitaines et dont la philosophie sût culminer à la métaphysique. La guerre a fasciné par sa dualité, à la fois sauvage et débridée (en latin, la guerra), mais aussi ordonnée et rationnelle (la bellum). Pour beaucoup qui ont prophétisé son immanence et lui voient un bel avenir, elle est un invariant de la société, le terme normal des compétitions et des passions humaines. Et on n’a pas hésité à l’identifier à toutes les formes que pouvaient prendre les compétitions de volonté, les antagonismes et les rivalités, passionnelles ou culturelles, les convoitises et les chocs d’intérêts collectifs qui débouchaient sur des affrontements larvés ou ouverts au sein des sociétés ou entre elles.
Mais la grammaire stratégique des guerres n’a plus vraiment cours depuis que Raymond Aron postulait en 1948 Paix impossible, guerre improbable et le général Beaufre constatait en 1963 que « la grande guerre et la vraie paix sont mortes ensemble ». La nature de la guerre a bien changé au XXe siècle mais pas sa phénoménologie. Ami-ennemi, guerre-paix, vainqueur-vaincu, autant de dialectiques qui se sont atrophiées par péremption, mésusage, romantisme excessif ou plus simplement parce que la guerre s’est transformée. On doit y prendre garde car elles sont devenues trompeuses.

Le retour de la guerre en question
Lors des vagues d’attentats meurtriers et aveugles qui ont endeuillé la France, on annonça avec force son retour et l’on abusa de la rhétorique guerrière en cherchant qui était l’ennemi à abattre et quelle était sa stratégie à contrer. Or on faisait face alors au terrorisme, de surcroît domestique, substitut tragique de la guerre. Et non l’affrontement armé de deux forces organisées.
De son côté, la guerre en Ukraine a pris la forme ancienne d’un affrontement majeur entre armées constituées. On peut y voir le retour de la guerre (1). Mais on peut aussi convenir que la campagne russe en Ukraine, déclenchée par « l’opération spéciale » du 24 février 2022, est un conflit fratricide qui s’apparente à une guerre civile conduisant à la libération du peuple ukrainien de l’allégeance forcée de la tutelle moscovite. Une guerre civile en 2022, guerre interétatique en 2023 puisqu’entretemps l’Ukraine a cristallisé définitivement son identité nationale.
Avec ces requalifications, on peut poser que nous sommes sans doute arrivés à « la fin des guerres majeures » (2) malgré les fantasmes tenaces de confrontations armées de corps de bataille constitués pour des combats de haute intensité. On peut aussi observer que la transformation de la guerre a validé un modèle de guerre irrégulière qu’on aime appeler hybride pour exprimer qu’elle assemble des espaces déconnectés et des domaines très variés et que les facteurs de supériorité se sont diversifiés au point d’en effacer la primauté militaire.
La figure même du combattant a également évolué. Aujourd’hui on nomme soldat tout combattant régulier, qu’il se batte sur terre, sur mer ou dans les airs, qu’il pratique le combat à distance dans un fauteuil et sur un écran, ou bien dans le face-à-face à mort sur le terrain. On voit aussi que le Centurion laisse de plus en plus de place au Geek, qui s’infiltre dans les réseaux ou qui neutralise de façon foudroyante et de loin l’adversaire. Quant à ce dernier, il fut tour à tour un partisan, lors des guerres révolutionnaires, un rebelle ou un terroriste lors des guerres subversives, un mercenaire professionnel ou occasionnel dans ces combats par procuration pour déstabiliser des sociétés fragiles, un kamikaze engagé dans de multiples défis sociétaux, un propagandiste masqué et retors dans les guerres informationnelles. Les combattants d’aujourd’hui sont surtout des irréguliers.
Constatons aussi que le défi militaire direct n’est plus vraiment prisé, qu’il y a mieux à faire pour arriver à ses fins, notamment en ciblant d’abord les vulnérabilités de l’adversaire. Les plus subtils des prédateurs du XXIe siècle évitent donc soigneusement le recours à la guerre conventionnelle et préfèrent transporter les affrontements hors champ militaire en investissant d’autres espaces de compétitions pour y mener des combats décisifs. Un vrai transfert de la guerre s’est opéré à la faveur de la guerre froide qui l’a finalement désactivée dans sa forme régulière, majeure, classique, militaire.
La globalisation en consacrant la prévalence de la géoéconomie sur la géopolitique a transformé le système du monde. Aussi le conflit militaire armé sous sa forme désormais archaïque ne subsiste plus pour l’instant qu’à l’intérieur d’États fragiles dont les parties ne s’accordent pas et se combattent pour la domination d’un territoire et le contrôle de ressources essentielles. Et la guerre sauvage (la guerra) s’est confinée au sein des États sous des formes de conflits d’intérêts civils. C’est la nature même de la confrontation entre Kiev et Moscou.

De l’usage de la guerre
Alors comment imaginer qu’aujourd’hui un système constitué, quel qu’il soit, État, nation, peuple, multinationale, groupe industriel, religion… qui veut tirer son épingle du jeu dans le grand désordre stratégique qui règne depuis la fin de la guerre froide s’adonne à la guerre militaire directe ? Comment penser qu’il ignore le bénéfice d’une stratégie capable de contourner les coûts et les risques du conflit armé ? Qu’une stratégie est une combinaison gagnante de facteurs assemblés habilement pour utiliser une boîte à outils de moyens forcément limités ? Que pour mettre en œuvre cette stratégie et appliquer la force à ses opposants il doit disposer d’une légitimité suffisante pour mobiliser ceux qu’il représente, qu’il défend ou promeut ? De la volonté et du temps long pour tirer les bénéfices de son engagement ? Comment douter qu’il a pris bien soin d’analyser l’environnement, qu’il connaît ses forces et faiblesses, qu’il a évalué soigneusement ses partenaires, voisins, concurrents, qu’il a identifié les obstacles et cerné les points forts de ses adversaires ? Il a bien compris qu’il allait désormais devoir faire la guerre autrement.
La productivité ambiante a gagné la guerre et atténué le règne désordonné des passions humaines. À cet égard, la stratégie russe en Ukraine ne peut s’apparenter à une stratégie mûrement réfléchie ; elle relève du coup de force plutôt que de la guerre déclarée.
Ainsi la transformation de la guerre a-t-elle conduit à privilégier d’autres champs de bataille beaucoup moins administrés et structurés que ceux des territoires terrestres. On a livré bataille dans les domaines très fluides où la souveraineté partagée est d’abord compétitive et les gains décisifs : les espaces monétaires, océaniques, sidéraux, cyber, culturels, juridiques, normatifs… Dans tous ces espaces non régulés, chaque partie joue aujourd’hui ses atouts, tente d’imposer ses règles et attaque les vulnérabilités de ses concurrents avec tous les moyens à sa disposition. La compétition y est impitoyable et les alliances aussi multiples qu’éphémères. La boîte à outils de ces affrontements irréguliers est en développement permanent et l’IA (intelligence artificielle) dope la capacité d’action des protagonistes de façon quasi magique. Pillages, chantages, sanctions, rétorsions, ruses, fausses nouvelles, déguisements, corruption, dissimulation… autant de modes d’action aux investissements faibles mais aux effets considérables.
Tels sont les outils qui déterminent une nouvelle hiérarchie des puissances ; ils sont ceux de la guerre aujourd’hui.

La nouvelle guerre
Le champ de bataille géoéconomique a remplacé le champ de bataille géopolitique car les facteurs de succès se mesurent à la richesse acquise et au pouvoir stratégique qu’elle procure pour contrôler les espaces productifs de la planète. Des métiers militaires ne subsistent plus guère que des tactiques éprouvées, la capacité de planification stratégique et des assurances de dernier recours garanties par des capacités de destruction ou de chantage nucléaire qui prennent en otage les pouvoirs exécutifs. Ainsi se pratique la nouvelle guerre aujourd’hui, au grand dam des opérateurs traditionnels d’armement terrestre, aéronautique et naval consolidés par les grandes guerres du XXe siècle et symboles de la toute-puissance des États d’alors. Et la course aux armements risque de se dérouler principalement ailleurs, dans les domaines de compétitions scientifiques et techniques, politiques et sociales, juridiques et normatives, ceux de la société digitale dont les enjeux sont la maîtrise des besoins vitaux des hommes du XXIe siècle, la santé, l’alimentation, le commerce, le climat…
On vit un double mouvement de démilitarisation de la guerre et de radicalisation de la compétition économique pour le pouvoir et le contrôle des richesses. Là sont les questions clés à aborder pour mener cette nouvelle guerre qui s’impose.
Lutter contre le terrorisme de l’islamisme radical qui gangrène notre société, se préparer au combat militaire de haute intensité que mènent pour leur indépendance de valeureux Ukrainiens sont deux voies de traverse qui ne doivent pas occulter la réalité des défis radicaux que la France doit relever pour préserver sa souveraineté et donc sa pérennité.
Il en va de son avenir en Europe et de celui de l’Europe dans le monde.

Amiral Jean Dufourcq

(1) Général Dominique Delort, 2030. Le retour de la guerre !, Le Sémaphore, 2022.
(2) Général André Beaufre, Introduction à la stratégie, Armand Colin, 1963, rééd. Pluriel, 2012. NB – Cette présentation prolonge et actualise une réflexion publiée dans la Revue Défense Nationale en mars 2020 sous le titre « La guerre est finie, vive la guerre » (www.defnat.com).

© LA NEF n° 345 Janvier 2023, mis en ligne le 15 mai 2023