Paul Valéry, par Jacques-Emile Blanche (1923) © Wikimedia

Paul Valéry, touche-à-tout magnifique

Paul Valéry (1871-1945) est tout à la fois écrivain, poète, philosophe, élu à l’Académie française en 1925. Personnalité éminente des Lettres, il laisse une œuvre riche et variée toujours digne d’intérêt. Petit tour d’horizon.

Paul Valéry est un inclassable. Il nous échappe tout le temps : ni romancier, tout à fait, ni philosophe, vraiment, il est à l’aise dans les vers, doué pour les idées, illustrant cette dernière race de seigneurs que l’on nomme littérateurs. Quand on essaye de lui attribuer un mérite dans les arts ou les lettres, Valéry se défausse, esquive, se sabote. Il déteste l’histoire, vomit la philosophie, conspue la littérature, conchie le roman. Il excelle partout ; prodigieux, il caracole et dépasse d’une idée d’avance tout le monde. Ancien, il se mêle au moderne, voit, doué d’un talent d’anticipation, comme un devin.
Cet écrivain illustre, tantôt érudit faustien, tantôt dandy, nœud papillon noué et bagué à l’auriculaire, surnommé le « fonctionnaire de la littérature » par Paul Nizan, par ses actes de résistance et sa gloire d’écrivain, eut droit à l’hommage national, la patrie endeuillée, en 1945. Il aura été tout d’abord un orateur remarquable, dont le discours en l’honneur de Goethe, modèle « entre tous les Pères de la Pensée et les Docteurs de la Poésie, Pater aestheticus in aeternum », est une parfaite illustration de son talent. Son éloge funèbre au « juif Bergson » permet de mesurer son courage sous l’Occupation, en 1941. Ce Bossuet moderne, sous les ailes de l’aigle de Meaux, rend hommage à son aïeul, dans Variété II, vantant sa prose grandiose, la force de son style, son talent à tout dire, ses oraisons brillantes, monuments de ce qui reste, en langue, quand les idées d’un temps sont dépassées et que les hommes, loin de leurs hommages, finissent inconnus.
Valéry n’a pas de système philosophique théorisé, à l’inverse de la pensée allemande dominante. On le trouve entre Descartes, rigoureux par la méthode, et Léonard de Vinci, édifié par l’architecture de l’intelligence. Habité encore par les Grecs, il utilise la forme du dialogue, Eupalinos et Idée fixe, à l’instar de Platon, et revient à cette idée simple : la philosophie est une quête ; quête de l’absolu, de la vérité et de la pureté. Dans ses Cahiers, il écrit : « je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m’est antipathique. » Sensible à la sentence, à la maxime, qui font le charme français de la pensée, il va partout, dit ce qu’il veut, contraint sa pensée libre, serpente dans les idées sous les arceaux stricts de l’art, par fragments et par feuillets.
Il y a eu tout d’abord cette fameuse nuit de Gênes. Par une nuit semblable à une crise, il se convertit. À partir de maintenant, il se consacrera à l’intelligence, au domaine de l’esprit, à la recherche de la précision. Ce mystique de l’Idée écrit en 1896, à vingt-cinq ans, La soirée avec Monsieur Teste, roman-essai étrange dans lequel, par l’intermédiaire de son double, Monsieur Teste lui-même, grand-prêtre de l’Intellect, Valéry se met à penser au détachement de l’âme et de la sensibilité, dans le sillon des Méditations métaphysiques. Rien que ça.

Austère et solennel ?
Parmi la quantité innombrable de papiers, de textes, de pensées éditées, le Sétois est, dans Tel quel ou dans ses Cahiers, hanté par l’idée d’un Dieu caché : « la recherche de Dieu serait la plus belle occupation de l’homme. » L’importance et la qualité de ces notes montrent qu’un projet d’écrire un « Dialogue des choses divines » a préoccupé Valéry toute sa vie. « Chacun garde en soi sa mystique, qu’il garde en soi jalousement », persiste-t-il à dire. L’homme ne se trouve que dans la mesure où il trouve son Dieu.
Trop vite, on prête à Valéry un caractère austère et solennel en tout lieu, conforme à sa poésie, figée et marmoréenne. Ce que l’on prend pour glacé n’est autre qu’une exigence classique portée au sommet. « La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie », Valéry, obsédé par la perfection, veut de ce « saint langage ». Cette quête, résolument, le détache du monde des lettres, des romanciers et du journalisme : « l’écrivain-putain n’existe que pour se livrer. À cette classe appartiennent ceux qui prétendent dire ce qu’ils sont, pensent et sentent » ; et d’ajouter dans Tel quel : « il y a toujours dans la littérature, ceci de louche : la considération d’un public. Donc une réserve toujours de la pensée où gît tout le charlatanisme dont tout produit littéraire est un produit impur » ; puis d’achever la littérature comme dans l’arène : « un roman est le comble de la grossièreté. On verra cela un jour. Celui qui regarde du côté profond, du côté rigoureux, le voit déjà. » Voilà qui est dit.
Derrière la réputation de pur esprit, Valéry est un grand sensuel. Sa poésie en est une parfaite démonstration. Charme des corps, transe de la musique, mouvements longs et délicats, signe de la main, forme de la danse, éloge de l’eau, voilà l’univers valéryen. Dans Album des vers anciens, inspiré de Mallarmé, on trouve, sous l’apparence d’une arche poétique solide, se dessiner figures et formes lascives et mouvantes, volatiles et légères, comme dans Baignée qui, par un jeu de périphrases, fait deviner une jeune femme dans l’eau : « Un fruit de chair se baigne en quelque jeune vasque,/(Azur dans les jardins tremblants) mais hors de l’eau,/Isolant la torsade aux puissances de casque,/Luit le chef d’or que tranche à la nuque un tombeau. »

Au-dessus de la mêlée
Plus tard, Valéry écrit La Jeune Parque ; dans ce chant d’amour et de mort où la vie se mêle à la mythologie, nous pouvons admirer ces vers : « île… cime qu’un feu féconde à peine intimidé, bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées, d’hymnes d’hommes comblés par le don juste de l’éther. » Ces rimes détonnent comme des onomatopées et nous font croire, un instant, que Valéry, musicien, passe de l’Académie à une boîte de jazz.
Le vieil homme, au crépuscule, dans Corona Coronilla, écrit quelques poèmes à sa jeune amante, Jeanne Voilier, qu’il sait loin de ses bras : « Tu le sais à présent, si tu doutas jamais/Que je puisse mourir par celle que j’aimais,/Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble/Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble/Nous regardions flotter devant nos yeux d’amour,/Dans la tendresse d’or de la chute du jour. » Ce poème écrit le 22 mai 1945, deux mois avant la mort du poète à l’âge de soixante-quatorze ans, dénote une tendresse, une intimité touchante, non pas dénuée pour autant de lyrisme fleur bleu. On est loin, très loin, de la nuit de Gênes.
Meurtri par les affres de la guerre, Valéry descend des nuées, revient inter homines, berné par certaines illusions. Il ne croit plus en l’histoire, il l’écrit dans Regards sur le monde actuel : « l’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. […] Le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut. » L’Histoire délaissée, Valéry semble se tourner vers les mathématiques ; il le murmure dans ses brouillons : « solutions simples, expédients, c’est toute la conduite humaine, en politique, en amour, en affaire, en poésie – expédients, et le reste est mathématiques » ; il l’avoue en 1944 dans le Figaro : « La politique est la manœuvre du plus par le moins, du nombre immense par le petit nombre, du réel par les images et les mots, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une mécanique de relais. »
Paul Valéry était au-dessus de la mêlée. Ni de gauche, bêtement, ni de droite, fatalement. Il regardait, circonspect, les nations. Il fut un membre éminent de l’Europe intellectuelle à l’instar de Rilke à Trieste, Zweig à Vienne, ou Verhaeren à Bruxelles. Valéry comme les autres voit la grande Europe des lettres et des nations souveraines, éclatante, éclatée par l’effroyable guerre mondiale. Voyait-il déjà l’après-guerre ? « l’Europe sera punie de sa politique ; elle aspire à être gouvernée par une commission américaine », c’est certain. L’Europe selon Valéry est habitée par la tradition. Cette Europe, sauvée du technocratisme et de la finance, constitue une civilisation « romanisée et christianisée soumise à l’esprit de discipline des Grecs », à partir de Jérusalem, Athènes et Rome. L’axe grandiose. Cette Europe pourtant si remarquable, formée par un Esprit supérieur, n’en demeure pas moins fragile. C’est là le constat désespéré de Valéry devant l’Europe aux anciens parapets vaincue par la technique, la masse dans une fin de siècle : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Cette tension entre un ordre de la civilisation allait de pair avec un regard défiant et soupçonneux contre les gouvernements. On lui doit cette phrase simple et tranchante, mêlée de cynisme et de lucidité crue : « la guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas. » On croirait entendre Bardamu au début de Voyage au bout de la nuit !
Valéry, anarchiste, qui l’eût cru ?

Nicolas Kinosky

© LE NEF n°353 Décembre 2022, mis en ligne le 15 mai 2023