Théologie du corps : l’incompréhension progressiste

Fin mars, La Croix consacrait une double page critique sur la « théologie du corps » de Jean-Paul II, la présentant comme un idéal inaccessible, accompagnée d’un entretien avec Mgr Philippe Bordeyne, président de l’Institut Jean-Paul II pour les sciences du mariage et de la famille, titré « Sexualité et christianisme : “Il faut tenir compte de l’écart entre le désir et la réalité” ». Réponse.

Une fois encore un quotidien chrétien a cru devoir insinuer le doute sur la pertinence de la théologie du corps de saint Jean-Paul II qui serait coupable de développer « un discours idéalisé et un peu iréniste » sur la sexualité, de constituer « une autoroute pour une pensée patriarcale » et, pour couronner le tout, d’avoir « été le royaume de la perversion pour les abuseurs »… On peut s’interroger sur la méthode journalistique employée pour parvenir à propager de telles contre-vérités et se demander si c’est encore de l’information ou s’il ne s’agit pas d’autre chose et qui porte un vilain nom… On commence par exposer certains éléments justes mais partiels de la théologie du corps en s’appuyant sur les propos d’un philosophe et théologien qui en est un bon connaisseur et l’enseigne avec compétence depuis de nombreuses années, mais on en conclut qu’il s’agit d’une vision audacieuse mais idéalisée de la sexualité ; puis on convoque un psychanalyste qui semble en ignorer tout mais en dénonce les limites, comme si le discours théologique magistériel pouvait être mesuré à l’aune de la psychanalyse ; puis on donne la parole à un théologien connu pour ses prises de position critiques à l’égard de certains enseignements du Magistère, et notamment de l’encyclique Humanae vitae de saint Paul VI, que l’on dédouane en affirmant que ceux qui se font les promoteurs de cette théologie du corps ne font pas droit à une critique possible et souhaitable et accusent ceux qui voudraient s’y risquer de « ne pas l’avoir lue ou comprise ». Et pour finir – in cauda venenum – on assène un amalgame sordide entre la théologie du corps – et donc Jean-Paul II – et les auteurs d’abus sexuels. La messe semble dite.
S’agissant de la « vision idéalisée de la sexualité », la réponse du Père Philippe de Kergorlay est sans appel (1) : « Idéalisée, vraiment ??? Pendant 11 ans, j’ai été aumônier de prison et ai rencontré des dizaines, voire des centaines de délinquants sexuels. Et, pour les accompagner, rien ne m’a été plus utile que cette théologie du corps, fondée sur la Bible. […] Quand on assiste spirituellement des délinquants, on a besoin d’arguments pratiques et profonds à la fois. C’est ce que j’ai trouvé chez Jean-Paul II. Il faut arrêter de taxer d’idéaliste une parole exigeante par amour. Sinon, tout est permis. Avec des gens sans repères sexuels, j’ai eu besoin de poser des exigences structurantes et la théologie du corps de Jean-Paul II m’a permis d’avoir un discours vrai et pratique. »

Trahison de Jean-Paul II

Mais ce qui pose le plus question est le choix de cautionner cet article par une interview du Père Bordeyne, Président du nouvel Institut Jean-Paul II de Rome. Contrairement à ce que laisse supposer le patronage de saint Jean-Paul II dans le nom de cet Institut depuis sa refondation en 2017, la théologie du corps n’y est plus enseignée comme référence anthropologique et morale fondamentale, et ce au profit des « sciences du mariage et de la famille », autrement dit du discours des sciences humaines et sociales sur la question. Ce n’est clairement pas ce que souhaitait Jean-Paul II pour cet Institut pontifical dont il a dit lui-même qu’il l’avait fondé dans son sang car il devait en annoncer la création le 13 mai 1981, jour de l’attentat de la place Saint-Pierre. Quelques mois après l’ouverture de cet Institut, il disait à ses étudiants et professeurs : « A la base de vos études doit être placée une solide anthropologie qui comprend la vérité entière de la personne humaine. En effet la solution des problèmes posés par le mariage et la famille implique toujours une anthropologie, laquelle, si elle n’est pas adéquate, engendre des solutions qui ne respectent pas la dignité de l’homme et de la femme » (2). Là contre le Père Bordeyne se risquait à écrire en 2015 : « Les sciences humaines et l’expérience des couples nous enseignent que les rapports entre désir et plaisir sont complexes, éminemment personnels et donc variables selon les couples et qu’ils évoluent dans le temps au sein du couple. […] La licéité morale [des moyens de contraception] pourrait être admise et [leur]choix confié à la sagesse des époux » (3). On est loin de la théologie du corps qui expose les fondements anthropologiques de l’impossibilité morale du recours à la contraception. Dans ces conditions le Père Bordeyne était-il la personne idoine à interviewer ?
Reste la question – et c’est une vraie question – de savoir si dans ses conclusions éthiques la théologie du corps fait peser sur les catholiques un poids moral qui serait quasi impossible à porter aujourd’hui. Il est juste de dire que Jean-Paul II « n’hésite pas à aller plus loin qu’Humanae vitae », dans la justification de l’impossibilité morale de dissocier les deux significations – unitive et procréatrice – de l’acte conjugal, sauf à le dénaturer profondément. Ces deux significations, dit-il, ne se réalisent pas seulement en même temps dans l’acte conjugal, mais « l’une à travers l’autre », ce qui fait que « l’une et l’autre appartiennent à la vérité de l’acte conjugal » (Catéchèse 123 sur la théologie du corps, n° 6). Ce ne sont donc pas tant deux significations que l’impératif moral prescrirait de ne pas dissocier (ce qui laisserait entendre qu’elles sont dissociables) qu’une double signification de l’acte conjugal qu’il faut respecter pour que la vérité de l’acte conjugal soit préservée.
En d’autres termes, s’il ne faut pas les dissocier c’est parce qu’elles sont indissociables et qu’il est donc impossible de les dissocier sans porter atteinte à l’une et à l’autre. Évacuer la signification procréative au profit prétendu de la signification unitive (contraception) revient à ne plus poser un acte de communion, mais un simple acte de copulation. Évacuer la signification unitive au profit prétendu de la signification procréative (PMA) revient à ne plus poser un acte de procréation mais un simple acte de reproduction. Se trouvent alors fondées anthropologiquement, non seulement les prescriptions de l’encyclique Humanae vitae sur la régulation des naissances mais également celles de l’instruction Donum vitae sur la dignité de la procréation promulguée sur ordre de Jean-Paul II par la Con­grégation pour la Doctrine de la foi présidée à l’époque par le futur Benoît XVI. Appeler les chrétiens et toutes les personnes de bonne volonté à accueillir la vérité de cette norme anthropologique et morale n’est pas les inviter à se conformer extérieurement à la rectitude d’un impératif moral dans une attitude possiblement pharisienne, mais les ouvrir à intégrer intérieurement une vérité que Jean-Paul II qualifiait de « libératrice et humanisante » (Catéchèse 129 sur la théologie du corps, n°6).

Une norme impraticable ?

Mais Jean-Paul II n’élude pas pour autant la question de la « praticabilité de la norme » énoncée par Humane vitae. Il n’y consacre pas moins de quatre catéchèses à la fin de sa théologie du corps (Catéchèses 129 à 132). Vivre concrètement la norme éthique énoncée par Humanae vitae suppose de se plier à deux exigences constitutives de la spiritualité conjugale : celle de la chasteté qui « développe la communion personnelle de l’homme et de la femme, une communion qui n’est pas en mesure de se former et de se développer dans la pleine vérité de ses possibilités uniquement sur le terrain de la concupiscence » (Catéchèse 130, n° 5) ; et celle de l’accueil du don de piété : « Le don du respect pour tout ce que Dieu a créé fait que disparaît en ce domaine l’apparente “contradiction” et qu’est progressivement surmontée la difficulté découlant de la concupiscence grâce à la maturité de la vertu et à la force du don de l’Esprit Saint » (Catéchèse 131, n° 5). Vertu de chasteté et accueil du don de piété sont donc les deux voies qui permettent aux époux de vivre la vérité de l’acte conjugal comme un acte de communion.
Il faut du courage pour énoncer aujourd’hui de telles exigences. Mais c’est faire insulte aux époux chrétiens que de les croire incapables de les vivre et c’est une injustice que de ne pas les leur proposer. Espérons que le nouveau parcours catéchuménal du mariage voulu par le pape François et publié par le nouveau dicastère pour la famille, les laïcs et la vie soit l’occasion de mettre en valeur ces perspectives en recourant à la lumière de la théologie du corps, comme le recommande le document sur ce nouveau parcours au n° 28, pour que les futurs époux s’engagent en connaissance de cause dans cette voie de sainteté qu’est le mariage chrétien.

Yves Semen,
docteur en philosophie, et président de l’Institut de Théologie du Corps


(1) « La théologie du corps : exigeante ou idéaliste ? », site de l’Institut de Théologie du Corps, le 29 mars 2023.
(2) Jean-Paul II, Discours aux professeurs et étudiants de l’Institut Pontifical pour les études sur le mariage et la famille, 19 décembre 1981, n° 2.
(3) Synode sur la vocation et la mission de la famille dans l’Église et le monde contemporain. 26 théologiens répondent, Bayard, 2015, p. 198.

© LA NEF n° 358 Mai 2023