L’accord entre l’Arabie-Séoudite et l’Iran, signé le 10 mars dernier sous l’égide de la Chine, redistribue profondément les cartes de la géopolitique du Proche-Orient. Explications.
Le Proche-Orient va-t-il enfin trouver la stabilité ? La question s’impose après l’événement marquant qui s’y est déroulé voici près de trois mois : la réconciliation officielle entre l’Arabie-Séoudite et l’Iran. Acteurs politiques et économiques majeurs dans une région tourmentée, ces deux puissances incarnent aussi les deux branches rivales de l’islam, sunnisme et chiisme. Riyad et Téhéran avaient rompu leurs relations diplomatiques en 2016, suite à l’attaque de l’ambassade séoudienne en Iran par des manifestants voulant venger l’exécution d’un dignitaire chiite en Arabie.
Ces retrouvailles ont été scellées le 10 mars dernier par la signature d’un accord entre les représentants des deux États qui se sont rencontrés à Pékin pour l’occasion, au terme d’un an de pourparlers secrets. Outre la réouverture de leurs ambassades, les nouveaux partenaires s’engagent à rétablir les liaisons aériennes entre leurs pays, à faciliter le pèlerinage des Iraniens à La Mecque, à ne pas s’ingérer dans leurs affaires intérieures respectives et à lancer diverses coopérations.
Pour la Chine, les avantages sont considérables : au-delà de la sécurité énergétique que lui procure la fourniture de pétrole par l’Iran et l’Arabie, elle y gagne en prestige au niveau géopolitique, expliquait l’expert libanais Anthony Samrani au lendemain de l’entente tripartite. « La Chine veut montrer qu’elle est une superpuissance capable de rivaliser avec les États-Unis sur la scène internationale et qu’elle est un partenaire plus neutre et plus accommodant que son adversaire. Pour ce faire, quoi de mieux qu’une prouesse diplomatique dans ce qui était considéré jusqu’ici comme un jardin américain ? » (1).
De fait, l’empire du Milieu concurrence ainsi l’influence américaine, déclinante dans les régions asiatique et arabe. Ayant rompu toutes relations avec Téhéran, suite à la révolution islamique de 1979, les États-Unis sont incapables de contribuer à l’apaisement des relations israélo-iraniennes, alors que Benjamin Nétanyahou, revenu au pouvoir en janvier 2023, menace de frapper les installations nucléaires de l’Iran et attaque périodiquement des dépôts d’armes en Syrie, pays allié de Téhéran. Affaiblis par les sanctions internationales et une révolte populaire qui, se prolongeant depuis septembre 2022, conditionne leur avenir, les dirigeants iraniens ont naturellement sollicité la médiation de la Chine à laquelle ils sont liés par un accord de coopération de 25 ans signé en 2021.
Arabie et États-Unis : l’éloignement
Quant à l’Arabie-Séoudite, partenaire privilégié des États-Unis depuis 80 ans, elle a pris acte de leurs désengagements dans la région, y compris sur son propre territoire. Ainsi, l’absence de représailles de l’armée américaine, suite à des attaques attribuées à l’Iran contre des installations pétrolières d’Aramco (2019, 2020 et 2021), a choqué le royaume. Sans être rompus, les rapports entre Washington et Riyad se dégradent depuis l’élection de Joe Biden à la Maison-Blanche (2021), l’actuel président américain n’appréciant pas certaines orientations du prince héritier Mohammed ben Salman (MBS), aux commandes du royaume depuis 2018, telles que sa neutralité dans la guerre en Ukraine et son désir de rapprochement avec la Syrie, alors que celle-ci est soumise à des sanctions internationales depuis le début de la guerre civile (2011). « L’Arabie a le sentiment de ne plus pouvoir compter comme auparavant sur son allié américain et cherche en réaction à diversifier ses alliances », constatait récemment le quotidien libanais L’Orient-Le Jour (2). C’est cette quête d’autonomie stratégique, destinée à consolider l’influence de l’Arabie, qui a conduit MBS à multiplier les partenariats avec la Russie, la Chine et d’autres pays asiatiques.
Pour l’héritier du trône wahhabite, l’accord avec l’Iran dépasse le cadre bilatéral. Il y voit un moyen d’imposer la primauté de l’Arabie dans l’ensemble de la région, non plus comme puissance impériale mais comme élément stabilisateur. « Le Moyen-Orient est la nouvelle Europe », déclarait-il en 2018, afin d’illustrer son projet, s’inspirant ainsi de l’exemple du Vieux Continent qui, après des décennies de guerre entre pays voisins, est entré dans une phase d’union et de coopération. En sommeil depuis cinq ans, cette idée, partagée par les six partenaires de l’Arabie au sein du Conseil de Coopération du Golfe, semble être aujourd’hui au cœur de la politique étrangère de MBS. « Il s’agit du passage de la confrontation à l’entente, des guerres à la prospérité, de l’effondrement à l’investissement », assurait récemment un dirigeant séoudien à L’Orient-Le Jour (3). Avant l’Iran, l’Arabie s’est réconciliée avec la Turquie et le Qatar.
En voulant s’imposer comme le principal artisan de la détente régionale, le dauphin entend aussi assurer le succès de Vision 2030, l’ambitieux plan de développement qu’il a conçu pour son pays. Après l’avoir engagé sur les rails de la modernité par d’audacieuses réformes sociales puis s’être libéré de tous les défis internes, tant au niveau de la famille royale que par rapport aux hommes de religion, il lui faut le protéger d’éventuels conflits entre islamistes et libéraux, tout cela afin d’attirer les investisseurs autant que les touristes. La réalisation de ses mégaprojets lui permettra de « prendre le dessus dans la compétition qui l’oppose aux autres pétromonarchies du Golfe pour diversifier leur économie », note la journaliste libanaise Laure-Maïssa Farjallah (4).
Le Yémen et la Syrie
Le Yémen apparaît prioritaire dans cette stratégie. Depuis 2015, Séoudiens et Iraniens s’y livrent une guerre par relais interposés : tandis que les houthis, rebelles chiites épaulés par l’Iran, ont réussi à s’emparer de la capitale Sanaa, la coalition militaire de sept États arabes (sunnites), formée par l’Arabie pour soutenir les troupes loyalistes, ne gère qu’une petite partie du pays. L’accord de Pékin est advenu alors qu’un cessez-le-feu était observé et que des négociations de paix avaient commencé sous l’égide de l’émirat d’Oman – mais l’incertitude demeure quant au renoncement des houthis à l’autonomie qu’ils ont acquise par la force armée.
Autre priorité pour MBS : refaire de la Syrie une « question arabe », en la dégageant de la tutelle iranienne, ce qui passe par la réintégration de ce pays au sein de la Ligue arabe (22 États) dont elle avait été exclue en 2012. Une étape importante a été franchie le 19 mai avec la participation du président Bachar El-Assad au sommet réuni à Djeddah. Sa légitimité retrouvée lui donne l’espoir d’obtenir de ses partenaires arabes les capitaux nécessaires à la reconstruction de son pays ruiné. Mais en contrepartie de sa réhabilitation, il est invité à limiter la présence iranienne chez lui.
La Syrie avait été bannie de la Ligue en réaction à la répression impitoyable du régime contre la révolte déclenchée dans la foulée des « printemps arabes » et pour avoir ainsi entraîné son peuple dans une guerre dont le bilan humain est estimé à 500 000 tués et 14 millions de réfugiés éparpillés entre la Turquie, la Jordanie et le Liban. L’appartenance d’Assad à la minorité alaouite (dissidence de l’islam chiite) a permis à Téhéran de profiter de cette instabilité pour imposer sa tutelle à la Syrie. Outre l’installation de milices chiites étrangères, dont l’implantation durable n’est pas exclue, des campagnes de prosélytisme chiite ont été organisées à Damas et ailleurs. La démographie locale pourrait s’en trouver modifiée. C’est, avec la peur de représailles, l’une des raisons pour lesquelles la majorité des expatriés, de confession sunnite, ne souhaitent pas rentrer chez eux. Or ce retour est jugé prioritaire par les pays d’accueil, soucieux de se débarrasser d’un énorme poids économique.
Le Liban et Israël
Le Liban est particulièrement concerné par ce problème. La présence sur son petit territoire de plus de deux millions de réfugiés syriens, équivalant au tiers de sa population, met aussi en danger son équilibre social et confessionnel, déjà menacé par le déclin de la population chrétienne, ce qui inquiète les représentants des Églises locales. À plusieurs reprises, ces derniers mois, le patriarche maronite, Béchara-Boutros Raï, a lancé des cris d’alarme à ce sujet. L’accord du 10 mars soulève également la question de l’avenir du Hezbollah, le parti chiite pro-iranien, dont la mainmise sur l’État est l’une des causes de l’effondrement du pays du Cèdre.
Enfin, Israël semble être le grand perdant du nouvel ordre proche-oriental. Celui-ci pourrait remettre en cause les avantages diplomatiques et économiques que lui avaient offert les accords d’Abraham signés en 2020 avec les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc et ruiner l’espoir d’y intégrer l’Arabie-Séoudite. Son entente avec Riyad, fût-elle tactique, permet à Téhéran de contrecarrer les plans de Benjamin Netanyahou qui souhaitait construire une grande coalition arabe contre lui. « Les médias iraniens ont quasi-unanimement présenté l’annonce [de l’accord] comme une victoire contre Israël et contre les États-Unis », a-t-on pu lire sous la plume d’Anthony Samrani (5), quand des observateurs soulignent que « la Chine est un courtier diplomatique, pas un garant sécuritaire » (6).
Annie Laurent
(1) L’Orient-Le Jour, 12 mars 2023.
(2) Id., 21 avril 2023.
(3) Id., 13 mai 2023.
(4) Id., 14 mars 2023.
(5) Id., 12 mars 2023.
(6) Id., 27 avril 2023.
© LA NEF n° 359 Juin 2023, mis en ligne le 20 juin 2023.