Comprendre la victoire électorale d’Erdogan

Reconduit à la tête de son pays le 28 mai dernier, Erdogan est le champion d’une certaine « Turquie périphérique », de classes moyennes pieuses, de nombreux Turcs attachés aux enjeux identitaires plus qu’aux réalités économiques. Cette réélection ne sera pas sans effet sur le jeu géopolitique mondial. Décryptage.

On l’annonçait en difficulté. On le donnait même peut-être perdant. Pourtant Recep Tayip Erdogan a été réélu avec 52 % des voix face à son adversaire, le dimanche 28 mai 2023, conservant ainsi le pouvoir qu’il détient depuis 2002. 

Erdogan a su profiter du système présidentiel, avec un scrutin au suffrage universel direct, qu’il a lui-même mis en place. Comme en France, pour être élu, il avait besoin d’obtenir 50 % des voix. Or, habile manœuvrier et expert du jeu de bascule, il a su faire l’unité autour de lui tandis que la division de ses adversaires empêchait le camp adverse d’atteindre le score nécessaire. 

Toutefois, malgré le caractère net et incontestable de sa victoire, Erdogan n’a pas remporté une victoire écrasante. En effet, son score révèle une société turque aujourd’hui très clivée et polarisée. 

Finalement, on peut comparer Erdogan à Trump (qui est d’ailleurs son grand ami), à Vladimir Poutine, à Viktor Orban, à Marine Le Pen ou à Giorgia Meloni. Comme eux, Erdogan est un leader populiste et conservateur, désormais faible dans les grandes métropoles (ses opposants ont conquis la mairie d’Istanbul en 2019) et sur les littoraux, mais puissant dans les campagnes et les petites et moyennes villes de la Turquie profonde. Si l’on applique la grille d’analyse du géographe et sociologue Christophe Guilluy, on peut dire qu’Erdogan a été le champion de la Turquie périphérique. Erdogan a gagné, car justement il a su mobiliser cette Turquie périphérique.

Comme Trump (né à New-York), Erdogan est né dans une grande ville (Istanbul), mais les électeurs des grandes villes tournent le dos à ces deux enfants terribles qui doivent donc trouver ailleurs l’essentiel de leur électorat. Comme Trump, Erdogan n’aime pas les côtes : lorsqu’on s’approche de la Mer, leur étoile pâlit, mais elle retrouve des couleurs à l’intérieur des terres. 

Comme l’écrit Gilles Kepel : « La population anatolienne, marginalisée culturellement pendant trois quarts de siècle de laïcisation à l’européenne par Atatürk et ses héritiers, a significativement profité du soutien apporté par le parti AKP aux classes moyennes pieuses depuis son arrivée au pouvoir en 2002. Cela a contribué à la croissance à deux chiffres durant sa première décennie aux affaires, succès qui s’inscrivait dans la montée en puissance globale des Frères musulmans au Moyen-Orient à cette époque, et que Washington comme Bruxelles célébrèrent en tant que ‘’modèle turc’’. Bien que ces politiques se fussent avérées intenables, engendrant l’inflation massive d’aujourd’hui et la dépréciation de la monnaie nationale, le bloc électoral anatolien du président a craint de devoir payer le prix d’orientations économiques plus orthodoxes inspirées par les modèles occidentaux, et l’a soutenu sans faiblir, malgré la dureté de la vie quotidienne. »

La victoire d’Erdogan, qui a capté l’imaginaire turc, a été le fruit d’enjeux identitaires, culturels et symboliques, perçus comme prioritaires par les électeurs turcs vis-à-vis des enjeux économiques. En votant pour Erdogan, les électeurs ont voulu également exprimer leur rejet des ingérences morales de l’Occident et leur volonté de voir la Turquie suivre un chemin qui lui serait propre et qui ne serait pas celui d’une occidentalisation béate. 

Maintenant réélu, que va faire Erdogan ? Très probablement, le Président turc va continuer à jouer les médiateurs entre l’Ukraine et la Russie. Suivant une politique indépendante et utilisant sa position géo-stratégique qui fait de la Turquie une plaque tournante du commerce euro-asiatique, il va continuer d’aider Vladimir Poutine à contourner les sanctions occidentales. 

D’ailleurs, le président russe ne s’y est pas trompé puisqu’il a vu dans la victoire d’Erdogan « le résultat logique » d’un « travail dévoué » à la tête du pays et « la preuve évidente » des efforts du président turc « pour renforcer la souveraineté de l’État et mener une politique étrangère indépendante ».

Avec la victoire d’Erdogan, on voit se consolider un vaste bloc eurasiatique illibéral qui englobe la Russie, la Chine, la Turquie, la Syrie et l’Iran. Jamais les Occidentaux n’ont été aussi arrogants ni aussi déterminés à exporter leurs « valeurs ». Pourtant, même s’ils ne semblent pas en avoir conscience, jamais ils n’ont été aussi isolés et détestés. Et si cet isolement de l’Occident était justement le fruit de son arrogance ? 

Jean-Loup Bonnamy

© LA NEF, exclusivité Internet, mis en ligne le 20 juin 2023.