Jésus face à Pilate (Chemin de croix, église Saint-Symphorien de Pfettisheim, Bas-Rhin, France) ©Wikimedia

Éloge de la faiblesse

Il n’est pas besoin de regarder en premier lieu dans l’évangile, le monde autour de nous suffit à s’en convaincre : la faiblesse habite notre cité et même y tient une place de choix. Certes l’éducation demande de se construire comme des êtres forts et responsables, nous avons besoin de managers pour animer les équipes et, chez les hommes comme dans la nature, c’est le fort qui s’impose sur le faible. Les gouvernants accordent peut-être une place aux handicapés pour se garer dans la rue, parfois les acceptent en entreprise, mais bien peu en tirent profit. En fait, il faut bien reconnaître que la vie impose d’avancer, de produire avec les forts, ils savent par leur formation puis leur expérience ce qu’il convient de faire, les autres, les faibles, le bas peuple suivra. Voilà pour le politiquement correct, ce que disent les informations dont nous savons être des déformations.

Et, loin de vouloir s’abrutir avec de longs développements, certaines situations de bon sens éclairent une vision d’ensemble : peut-être la faiblesse garde-t-elle une chose à dire, au point qu’elle dirigerait parfois la vie ? Lorsque l’enfant paraît, avec ce petit bébé innocent, que se passe-t-il ? Les temps de silence et de bruits, les horaires de sortie ou de repas, les heures même de sommeil, tout est organisé en fonction de ce bébé si faible, il ne peut rien faire seul, il ne sait même pas parler et cependant c’est au bout du compte lui qui dirige.

Cet enfant grandit et entre sur le chemin de la vie, il se balade avec d’autres. Quel est dans ce groupe celui qui décide de la vitesse d’ensemble de la randonnée ? Celui qui marche le plus lentement, le plus faible. L’archéologie montre aussi une autre équipe dirigée par le plus abîmé. Il se tient sur une civière porté par quatre hommes, il est blessé avec des membres atrophiés ; cet homme malade, blessé atrophié, une ruine en somme, est pourtant un chef. Il n’est pas de contre-exemple, au risque de perdre rien moins que son humanité. Les régimes totalitaires ne s’encombrent pas des handicapés.

Risquons à présent quelques idées sur la situation du monde depuis un demi-siècle. Les spécialistes notent un changement de paradigme sur le point analysé : Il en est fini des guerres de conquête. L’histoire montre un temps de décolonisation. Bien des développements pourraient vouloir amender cette thèse, mais la ligne de fond reste solide et tenace. 

Un colonisé est moins fort qu’un colonisateur, c’est pourtant le plus faible qui a gagné. Portons notre attention sur la guerre du Vietnam, bien sûr les Chinois étaient derrière, mais la première puissance économique et militaire mondiale à cette époque a perdu contre le petit État. La situation reste la même avec l’ogre soviétique et l’Afghanistan. Là encore, les Américains ont armé la résistance en aidant un certain Ben Laden, mais le constat s’impose, le plus faible a gagné au point de mettre à mal le communisme.

Pour comprendre comment le communisme est tombé, allons voir l’homme politique le plus faible du monde. Staline demandait avec ironie : « Le Vatican, combien de divisions ? » Saint Jean-Paul II était aussi un homme politique, il était reconnu comme celui qui connaissait le mieux l’Europe centrale à cette époque. Presque chaque jour le président américain lui téléphonait et le pape savait depuis que les Soviétiques avaient accepté les droits de l’homme qu’il avait gagné. On le sait aujourd’hui, cet homme seul, certes pas n’importe lequel bien sûr, a su, à partir de la Pologne, contribuer de manière décisive à mettre fin à soixante-dix ans de communisme.

Suivant cette voie, la guerre menée par Poutine en Crimée, puis dans toute l’Ukraine devient anachronique. Un seul homme plein de pouvoir, puisque il a tué ses opposants, reste sur une idée d’un autre millénaire en voulant reconstituer l’empire tsariste. Même lui doit admettre à quel point la puissance a perdu la main. Car chacun pensait en février 2022 que l’armée russe entrerait dans Kiev en quelques semaines. On ne peut plus affirmer la puissance de l’armée russe, en tous cas elle ne prouve rien en plus d’un an.

La liste des exemples personnels, historiques ou géo-politiques pourrait s’allonger, celle-là suffit à éclairer l’Evangile. En parlant à Pilate, Jésus répond à Staline : « Mon Royaume n’est pas de ce monde. Si mon Royaume était de ce monde, mes gens auraient combattus pour que je ne fusse pas livré aux juifs, mais non, mon Royaume n’est point d’ici » (Jn 17,36).

C’est à dire qu’en dépit de tout, le christianisme à répandu son message et après vingt siècles, même si certains s’agitent encore dans des soubresauts d’arrière-garde, la faiblesse trouve enfin ses titres de noblesse. En quoi consiste cette noblesse ? D’abord elle n’est pas une absence d’action dans une certaine apathie, voire acédie, mais en un surcroît d’humanité d’abord, car dans ce refus de la violence, la faiblesse est liée à l’humilité, à l’humanité. Heureux les humbles.  Car la faiblesse accepte une certaine pauvreté de cœur ouvrant à la confiance dans une spirale vertueuse dont le but reste l’épanouissement de l’être.

Cela consiste ensuite en une ouverture vers le Royaume des Cieux, car l’arme des faibles est la prière, elle ouvre la porte du cœur à Dieu, dans cette impuissance consentie. Le véritable enjeu se trouve en cet endroit, comme le note Bernanos : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » L’enjeu devient, pour acquérir une vie intérieure, de trouver le temps de le perdre pour Dieu. Et, dans l’Église n’existe aucun contre-exemple, tous les témoins signalent l’importance de la prière. Ne dédaignons pas cette arme si efficace, souvent secrète. 

Car où conduit la faiblesse ? A Dieu par un détachement, un abandon, un dépouillement, termes utilisés de manière aléatoire par la littérature spirituelle. Ce parcours, la faiblesse s’y accorde, elle permettra, au moment de s’approcher de Dieu au jour du jugement, de trouver la bonne pose pour demander humblement miséricorde au Seigneur. La question d’enfant arrive sans prévenir : pourquoi vivez-vous ? Pour préparer notre vie dans le Royaume. Il s’agit donc de reconnaître dès aujourd’hui cette faiblesse inhérente à notre humanité déjà comme thérapie pour vivre mieux sur terre, puis comme voie d’accès privilégié pour parvenir à Dieu dans son Royaume.

François Dabezies

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 20 juin 2023.