Etienne Gilson

Gilson et la modernité

Les Éditions Vrin viennent de publier le tome II des Œuvres complètes d’Étienne Gilson (1884-1978), philosophe et personnalité éminente du catholicisme français du XXe siècle. Ce travail d’édition important est l’occasion de revenir sur ce grand penseur qui a contribué au renouveau d’un thomisme ouvert.

Étienne Gilson (1884-1978), professeur au Collège de France et membre de l’Académie française, fut l’auteur d’une œuvre considérable en histoire de la philosophie, en métaphysique, en philosophie politique, qui au fil des ans finissait par apparaître comme dispersée. On peinait à en établir les contours exacts : œuvres magistrales, mais aussi conférences prononcées ici ou là ; articles parus dans des revues ou dans la presse nationale, en France ou à l’étranger ; interventions à la radio ; cours ronéotypés diffusés auprès d’un public restreint, etc. Après sa mort, on a semblé réduire l’œuvre de Gilson à ses principaux travaux édités en « livres » sur le thomisme ou la philosophie chrétienne. Là est certes la part la plus aboutie de son travail, mais l’œuvre de Gilson ne s’y réduit pas. C’est un intellectuel, et un intellectuel catholique, pleinement engagé dans les débats de son temps. C’est la raison pour laquelle la maison d’édition Vrin (Place de la Sorbonne) a lancé il y a plusieurs années déjà le projet des œuvres complètes. On peut enfin lire dans une même naissante collection tous ces matériaux dispersés. Au premier volume, paru en 2019 (818 p.), s’ajoute désormais un deuxième volume, paru en janvier 2023 (1682 p.). Ces deux tomes rassemblent plus de 330 conférences, articles, recensions et textes divers de Gilson, publiés entre 1908 et 1973. D’autres volumes sont en préparation.

La pensée moderne comme appauvrissement de la philosophie médiévale

Dans une lettre de 1975, Paul VI écrivait à Gilson : « L’écoulement du temps n’a pas éclipsé, malgré votre modestie, les mérites que vous vous êtes acquis par votre si longue et si vaste activité intellectuelle comme par votre fidélité exemplaire à l’Église. » Étienne Gilson fut un penseur de majeur et un grand écrivain. Ses premiers travaux de philosophie, avant la Première Guerre mondiale, ont montré combien la philosophie moderne, Descartes en particulier, loin d’être originale, était en fait un appauvrissement de la philosophie médiévale. Le point de départ de la quête de Gilson est en effet le fruit des deux volumes de sa recherche doctorale – tous les deux édités en 1913 : La liberté chez Descartes et la théologie, L’index scolastico-cartésien – qui s’achevaient sur l’hypothèse d’un écoulement du Moyen Âge vers la modernité et d’une continuité entre les médiévaux et les modernes, au rebours des idées diffusées communément : « L’importance de cette constatation m’a paru grande, car si mon hypothèse pouvait se vérifier, c’était la rupture, traditionnellement acceptée, entre le Moyen Âge et les temps modernes, supprimée ; la continuité de la tradition philosophique entre l’Antiquité grecque et les temps modernes établie ; leur vraie place rendue enfin aux penseurs chrétiens trop longtemps exilés de l’histoire de la philosophie » (O.C., vol. 1, p. 402). Ce sens de la continuité historique est érigé par Gilson, au fil des ans, en méthode d’histoire des idées. À ce titre, Gilson n’est pas un « moderne » ; il n’est pas non plus un « antimoderne » ; il est un partisan de la considération de la longue durée de l’histoire. Le meilleur de la modernité, explique-t-il, ne lui appartient pas. Gilson écrit ainsi, par exemple, dans La philosophie au Moyen Âge que « la philosophie moderne n’a pas eu de lutte à soutenir pour conquérir les droits de la raison contre le Moyen Âge ; c’est au contraire le Moyen Âge qui les a conquis pour elle. »

La suite des travaux de Gilson s’ordonne autour des grands auteurs du Moyen Âge (saint Augustin, saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin, Duns Scot, Abélard, etc.) pour combler le grand vide qu’il avait observé du temps de ses études en Sorbonne. On enseignait alors qu’entre les Grecs et les Modernes c’était la longue nuit de l’intelligence du Moyen Âge. À ce titre, il fut, au témoignage de Jean-Luc Marion, dans un bel hommage paru dans Le Monde peu après le décès de Gilson, « le découvreur d’un continent », « l’un des rénovateurs du thomisme », et « un penseur aussi original et puissant, auquel l’université a dû beaucoup en France de sa grandeur ».

Un auteur oublié par « les temps modernes » ?

Malgré cela, un ensemble de raisons a concouru à la disparition de la figure publique d’Étienne Gilson. Il s’éteint en septembre 1978, peu après le décès de Paul VI (août), et un mois avant l’élection de Jean-Paul II (octobre 1978). En France, ni le contexte universitaire, ni le contexte ecclésial ne sont favorables à la transmission de la pensée de Gilson. En 1970, Michel Foucault commence ses cours au Collège de France. Sartre, le fondateur des Temps modernes, défend les Khmers rouges. Raymond Aron fonde la revue libérale Commentaire en 1978. Autant dire que, quand il s’éteint, Gilson apparaissait déjà comme un survivant d’une autre époque. Il en plaisantait lui-même au mitan des années 1970, quand il observait la difficile réception de sa position épistémologique et écrivait à ses correspondants de longues lettres drôles et amères de senectute.

Plus largement, pour comprendre la disparition de Gilson, il faut considérer la rupture de la transmission, le mouvement général de l’histoire des idées, la révolution culturelle, au sens large, dans l’Université après 1968, la mutation de la presse quotidienne, l’effondrement de la démocratie chrétienne, la crise catholique post-conciliaire… Après 1968, Gilson dresse contre lui maintes corporations très établies dans le paysage culturel et universitaire : les tenants universitaires d’un laïcisme strict ; les artisans, puis les héritiers nombreux, féconds, normatifs, de la culture de Mai 68 ; et enfin, les porte-paroles d’un catholicisme de gauche, très implanté dans l’Université. En ce sens, alors même qu’il avait à maints égards préparé les voies des renouveaux, et qu’il s’était publiquement réjoui de l’ouverture du concile, le thomiste Gilson semble incarner le catholicisme pré-conciliaire et l’Université pré-68. À moyen terme, cela équivaut à une garantie d’exculturation de la vie intellectuelle.

Pertinence du concile et modernisme du post-concile

Les années 1960 sont difficiles pour Gilson. Proche de Jean XXIII et de Paul VI, Gilson n’est en aucune façon décontenancé par le concile. Sur la liberté religieuse, Gilson expliquait ainsi dès 1949, dans un article publié avec un texte du futur Jean XXIII, alors nonce à Paris, que la « liberté religieuse », l’un des acquis du concile Vatican II, s’enracinait dans la très longue durée de l’histoire et était l’une des conditions pratiques du progrès religieux : « Il n’y a pas ici la moindre trace d’un libéralisme doctrinal qui ne serait qu’un commencement d’indifférence en matière de religion. […] Il se trouve seulement qu’on ne puisse devenir chrétien, ou le rester, que par une suite d’actes libres et qu’il est également contradictoire que l’État puisse interdire à qui que ce soit de l’être, ou contraindre qui que ce soit à le devenir » (O.C., vol. 2, p. 549).

Sur les traductions liturgiques, Gilson en admettait (naturellement) le principe, parce qu’il savait l’existence, dans l’histoire de l’Église, d’une tradition de saints traducteurs depuis saint Jérôme. Il contestait cependant les déficiences des traductions proposées pour le Credo de Nicée-Constantinople en 1965 ou le Notre Père en 1966. « Suis-je schismatique ? », se demande-t-il ainsi en 1965 au sujet de la nouvelle traduction du Credo qui comportait le fameux « de même nature que le Père » (O.C., vol. 2, p. 1533). Il regrettait les interventions de quelques cardinaux dans l’aula conciliaire contre la philosophie de saint Thomas d’Aquin. Gilson était, cela dit, solidement attaché à « son temps », sans nostalgie d’un avant que Gilson savait ne pas être meilleur, ni candide optimisme quant au futur. « Aussi loin que je remonte dans mon passé, je me revois aussi avidement ouvert à mon temps qu’il était possible de l’être », écrit-il dans les Tribulations de Sophie (O.C., vol. 2, p. 296). Au temps de la crise de l’Église, Gilson est « romain » ; il est critique de la nouvelle flambée néo-moderniste, critique de l’apparition de nouvelles questions morales autour du mariage des prêtres. Dans une lettre collective parue dans Le Monde, le 18 décembre 1968, six mois après Humanae vitae, Gilson exprimait sa reconnaissance envers Paul VI : « Nous vous disons l’angoisse du peuple chrétien de voir l’admirable effort de renouveau de l’Église, inauguré par le concile, et courageusement continué depuis, compromis par une petite minorité d’agitateurs, clercs et laïcs. »

Florian Michel

Étienne Gilson, Œuvres complètes, sous la direction de Florian Michel :

– Tome I : Un philosophe dans la cité 1908-1943, Vrin, 2019, 818 pages, 38 €.

– Tome II : Un philosophe dans la cité 1944-1973, Vrin, 2023, 1682 pages, 48 €.

Christianisme et monde moderne selon Gilson

« Pour se prononcer sur la crise des rapports entre le christianisme et le monde moderne, il faut d’abord la définir. De quel monde “moderne” veut-on parler ? Est-ce de celui qui l’est pour nous ou de celui qui l’est pour le christianisme ? Tout disciple du Christ a vécu dans un monde “moderne” et le problème a toujours été pour lui d’y vivre, parce que, qu’elle qu’en fût la forme, il y était, mais il n’en était pas. […] Rien n’est moins moderne que la crise des rapports entre le christianisme et le monde “moderne”. Pour le monde, le christianisme est essentiellement crise, si du moins il est vrai que l’enseignement du Christ soit avant tout la dénonciation directe de l’insuffisance du monde et que les chrétiens soient avant tout des hommes qui refusent de s’en contenter » (extrait des Œuvres complètes, vol. 2, p. 441).

© LA NEF n° 358 Mai 2023, mis en ligne le 20 juin 2023.