L’islam en Europe : état des lieux


Par l’immigration massive qui touche l’Europe depuis quelques décennies, l’islam s’est installé dans le paysage de l’ancienne « chrétienté ». Que représentent les musulmans en Europe, quels défis posent-ils, telles sont les questions auxquelles ce dossier voudrait répondre.

Au Moyen Âge, la notion d’« Europe » n’existait pas. On disait la « chrétienté ». Mais la Réforme protestante, en brisant définitivement l’unité religieuse de l’Occident, a rendu obsolète ce concept de « chrétienté » et a fait émerger la notion, plus géographique et plus laïque, d’Europe. Toutefois, les deux camps, catholique et protestant, entre lesquels s’est déchirée l’ancienne chrétienté et qui se partagent l’Europe, ont en commun d’être chrétiens et de reconnaître la divinité du Christ. L’Europe est donc la continuité historique de l’ancienne chrétienté.
Mais les choses évoluent du fait d’une présence de plus en plus importante de l’islam sur le sol européen. L’immigration de masse aboutit mécaniquement à une augmentation de la part de la population musulmane. L’islam est ainsi la deuxième religion de nombreux pays européens. La frontière entre le dar-al-islam (« la terre d’islam ») et l’Europe chrétienne s’en trouve brouillée.

Le cas de la France

En France, il est très compliqué d’avoir une idée de la taille de la population musulmane. Les 4,1 millions de musulmans en France affichés par l’Observatoire de la laïcité semblent constituer un chiffre sous-évalué. Les estimations du Pew Research Center américain, qui avance le chiffre de 5,6 millions, paraissent plus plausibles. D’après le sondeur et politologue Jérôme Fourquet, qui a dépouillé les données de l’INSEE, 19 % des nouveau-nés en France en 2019 portent un prénom arabo-musulman. La majorité des musulmans français est issue des anciennes colonies du Maghreb. Mais le poids des musulmans originaires d’Afrique noire (Mali, Guinée, Sénégal…) ne cesse d’augmenter.
L’islam français doit compter avec l’ingérence de nombreux pays étrangers (Maroc, Algérie, Turquie, Arabie Saoudite, Qatar, Iran, etc.). Surtout, on tend trop à négliger ou à occulter le poids de « l’islam consulaire » marocain et algérien en France. Pourtant, les gouvernements de ces deux pays rivaux entendent exporter des imams, financer des mosquées, surveiller leurs ressortissants sur le territoire français afin de peser le plus lourd possible dans l’islam hexagonal.
La volonté de tous les ministres de l’Intérieur, de gauche comme de droite depuis 1986 (Pasqua, Joxe, Chevènement, Vaillant, Sarkozy, Villepin, Valls, Darmanin…), d’organiser un culte musulman est la preuve éclatante de notre indéracinable mentalité gallicane. Or, la constitution d’un culte musulman francisé et organisé bute sur trois obstacles.
Premier obstacle : l’article 2 de la loi de 1905. Tant que les cultes seront juridiquement une affaire privée, l’État ne pourra pas véritablement les organiser. Deuxième obstacle : nos dirigeants, par habitude historique de vieux pays catholique, projettent à tort sur l’islam l’image du clergé catholique très organisé et hiérarchisé. Or, sur le plan organisationnel, l’islam sunnite (contrairement au chiisme) est anarchique et décentralisé. N’importe qui peut se prétendre imam et il n’y a ni clergé organisé, ni hiérarchie, ni équivalent du pape. Il est fort difficile de trouver un interlocuteur qui ne soit pas immédiatement contesté par d’autres et il n’y a pas d’arbitre suprême. Troisième obstacle : les musulmans en France en 2023 sont fort nombreux et une partie d’entre eux sont gagnés par un discours islamiste, ne voulant nullement d’un islam de France dialoguant avec l’État. Le problème de l’islam de France, contrairement à ce que pensent les locataires de la place Beauvau, n’est pas simplement financier, organisationnel et institutionnel. Il est d’abord et avant tout sociologique, démographique, culturel, politique et idéologique.

Allemagne et Belgique

En Allemagne, il y aurait 5,5 millions de musulmans. Une grande partie d’entre eux est originaire de Turquie. On compte aussi de nombreux musulmans originaires des Balkans (Bosniaques, Albanais, Kosovars). Toutefois, depuis 2015, la politique d’accueil massive d’accueil de migrants lancée par Angela Merkel tend à réduire le poids des Turcs au sein de l’islam allemand au profit de musulmans originaires d’Afghanistan, d’Afrique noire ou du Moyen-Orient (Syrie, Irak…).
En Belgique, pays qui n’a pourtant aucun passé colonial en terre d’islam, on compte environ 800 000 musulmans (pour un pays de 11 millions d’habitants). À Bruxelles, les musulmans représentent environ 25 % de la population de la ville de Tintin. Au point que certains commentateurs parlent de « Belgikistan ». Même si on compte un certain nombre d’Algériens, les Marocains constituent l’essentiel de l’islam belge. Plus exactement, beaucoup de musulmans belges sont issus de la région berbère du Rif. Or, le Rif est une région enclavée, avec des velléités autonomistes, marquée à la fois par le trafic de drogues et par l’emprise du salafisme. Alors que l’islam marocain est globalement apaisé et sous la houlette du roi du Maroc, l’islam de la région du Rif est très conservateur et en opposition frontale à la monarchie marocaine. Pour Pierre Vermeren, qui parle de « désastre », cette importance de l’immigration marocaine en provenance du Rif explique la particularité de l’islam en Belgique. La religion des fidèles issus du Rif marocain est caractérisée par une « hostilité viscérale au régime marocain et à son islam » et, de fait, verse plus facilement dans le salafisme en rupture complète avec l’islam des autorités marocaines. Ainsi une bonne partie des auteurs des attentats de novembre 2015 à Paris était des Belges originaires du Rif marocain.

Du Royaume-Uni à l’Europe du Nord

Au Royaume-Uni, on compte environ trois millions de musulmans. C’est un chiffre assez bas si on le compare à celui de la France. Mais c’est aussi un chiffre en augmentation rapide. En 1991, le nombre de musulman au Royaume-Uni se situait à un peu moins d’un million – 950 000 – soit 1,9 % de la population britannique. Le nombre de musulmans au Royaume-Uni a donc triplé en à peine trente ans. Cela s’explique par l’intensité de l’immigration. Plus de 50 % des trois millions de musulmans britanniques sont nés en dehors du Royaume-Uni.
Cette présence musulmane au Royaume-Uni est en grande partie issue du sous-continent indien (musulmans d’Inde, Pakistan, Bangladesh). Mais plus récemment, on voit se développer une présence musulmane issue des pays d’Afrique subsaharienne, comme le Nigeria, le Soudan ou la Somalie.
L’Espagne compte deux millions de musulmans, très majoritairement issus du Maroc voisin.
Les pays nordiques ont connu une très forte vague d’immigration musulmane depuis trente ans. Au Danemark, on recense 300 000 musulmans. Aujourd’hui, le Danemark mène une politique très stricte en termes d’immigration, d’assimilation et de refus du séparatisme. En Suède, on compte un million de musulmans, soit 10 % de la population, principalement originaires des Balkans et du Moyen-Orient. Il y a quarante ans, à part quelques Tatars d’origine russe, l’islam était inexistant en Suède. Après des décennies de laxisme, la Suède vient d’effectuer en 2022 un virage à 180 degrés et s’inspire désormais du modèle danois.

Difficile intégration des musulmans

Voilà pour le bilan démographique. Tordons ici le coup à un mythe : les musulmans nés en Europe (ce qu’on nomme la « deuxième génération » d’immigrés) ne font pas plus d’enfants que les Européens non-musulmans. Bien sûr, statistiquement, une famille de Maliens qui arrive en France (« première génération ») aura bien souvent un taux de fécondité plus élevé que celui des Français de souche. Mais leurs enfants, nés en France, verront leur propre taux de fécondité s’effondrer et converger avec celui de la population non-musulmane. Il en va de même pour toutes les populations musulmanes installées en Europe. Ainsi, beaucoup de Français d’origine maghrébine nés en France dans les années 60, 70, 80, avaient cinq, dix, voire quinze frères et sœurs. Aujourd’hui, en âge de devenir parents à leur tour, ils ont généralement trois, deux, un, voire aucun enfant. À l’image de leurs compatriotes non-musulmans. L’accroissement démographique de l’islam en Europe est donc dû à un flot ininterrompu d’immigrés. Un arrêt de l’immigration impliquerait ainsi à terme une stagnation démographique de l’islam. Non pas son reflux, mais au moins la fin de sa croissance exponentielle.
Par ailleurs, plusieurs phénomènes compliquent l’intégration des populations musulmanes en Europe.
Tout d’abord, soulignons le poids de la désindustrialisation. En effet, certains pays européens, comme la France ou le Royaume-Uni, ont vu s’effondrer leur base productive. Or, l’industrie jouait un rôle central dans l’intégration des immigrés tandis que la désindustrialisation gêne l’intégration des personnes issues de l’immigration en les condamnant au chômage (ou à des emplois de service dévalués) et en fermant les usines qui étaient un lieu de mixité entre classes populaires blanches et immigrées La désindustrialisation fait de l’ouvrier blanc au chômage une figure repoussoir, là où il faisait au contraire office de figure de référence lorsqu’il travaillait à l’usine ou à la mine.
Ensuite, la déchristianisation européenne joue aussi un rôle négatif dans l’assimilation des musulmans. Une Europe fière de ses valeurs et de ses racines chrétiennes aurait plus de facilités à intégrer l’islam que l’Europe en crise spirituelle et morale que nous connaissons aujourd’hui.
Puis il faut souligner les conséquences du processus de réislamisation. Depuis les années 70, le monde musulman a connu un intense processus de réislamisation, mené par des mouvements islamistes de toutes obédiences. Le port du voile a augmenté, les mosquées ont poussé comme des champignons, les vieux leaders nationalistes laïcs ont été remplacés par de jeunes islamistes. Nasser laissait la place à Ben Laden. Or, ce mouvement de réislamisation a touché aussi les populations musulmanes d’Europe. Pour les jeunes « Beurs » des années 80, l’islam semblait suranné. Presque aucune jeune fille ne portait le voile. Lors de « la marche des Beurs », un seul marcheur se réclamait de l’islam. Un journal destiné aux immigrés lui consacra un article intitulé « Un ovni chez les beurs », signe qu’à ce moment une telle revendication paraissait tout à fait incongrue. À l’époque, les islamistes considéraient que la jeunesse musulmane d’Europe était perdue pour la cause islamiste. Puis les choses ont changé, la réislamisation a touché aussi les musulmans d’Europe. En 1989, à Creil, éclatait la première affaire de foulard islamique dans un établissement scolaire français. Signe de cette évolution, le changement de nom de l’UOIF : nommé Union des organisations islamiques en France de 1983 à 1989, l’organisation changea de nom pour devenir Union des organisations islamiques de France de 1989 à 2017 puis Musulmans de France à partir de 2017. En 2023, l’islam a pris une place beaucoup plus importante dans l’imaginaire des jeunes musulmans européens.
Enfin, la méconnaissance de l’islam par les médias et la classe politique complique encore les choses. Dans les pays musulmans, les gouvernements savent gérer l’islam. C’est ce que montre très bien le film La conspiration du Caire (2022) où l’on voit le gouvernement égyptien pousser secrètement son candidat à la tête de la mosquée Al-Azhar. Ces gouvernements ne s’en laissent pas conter par les islamistes. Au contraire, les gouvernements européens font preuve d’une naïveté confondante.
À la lumière de ces éléments, il nous paraît clair que la solution au problème de l’islam en Europe passe d’abord et avant tout par notre propre reprise en main intellectuelle et morale.

Jean-Loup Bonnamy

© LA NEF n° 358 Mai 2023