Raïssa et Jacques Maritain © Cercle d'Études Jacques et Raïssa Maritain

Raïssa Maritain : cœur à cœur

La publication du premier tome des Lettres intimes échangées par Jacques et Raïssa Maritain révèle la profondeur des liens qui unissaient ce couple magnifique et la place qu’y occupait Raïssa, personnalité lumineuse qui mérite d’être découverte.

« Je veux aussi que justice soit rendue à Raïssa. S’il y a quelque chose de bon dans mon travail philosophique et dans mes livres, la source profonde, et la lumière, doivent en être cherchées dans son oraison et dans l’oblation qu’elle a faite d’elle-même à Dieu », écrivait Maritain en 1963, en ouverture de l’édition posthume du Journal de sa « Raïtchka bien-aimée ». Pour le cinquantenaire de la mort de Jacques, rendons la justice demandée. Le premier tome des Lettres intimes (1901-1932), remarquablement présenté par R. Mougel, M. Fourcade et S. Guéna, devrait y contribuer. Les 712 lettres du volume montrent que l’hommage posthume ne relève pas de l’idéalisation d’un veuf attendri, mais de la réalité quotidienne d’une vie conjugale hors du commun. Quand des époux vivent cinquante-cinq ans ensemble dans une telle complicité et une telle fraîcheur amoureuse, il devient manifeste que la source est divine. Seul le mot communion, dans sa richesse sacramentelle et sacrificielle, peut faire pressentir quelque chose de cet amour fou. Communion, et non fusion, tant les Maritain témoignent que la solitude habitée n’est pas le contraire de l’union, mais sa condition. Jacques et Raïssa ne cessèrent de chercher la meilleure manière de concilier le face-à-face avec Dieu, le cœur à cœur avec l’autre et l’attention sans repos aux âmes assoiffées, particulièrement des artistes, qu’ils attiraient à eux. À Meudon, chacun pressentait que l’art n’est pas le terme de la quête de l’absolu. Tout en luttant pour que l’Église n’envoie pas les artistes au diable au nom d’une confusion entre l’esthétique et la morale étriquée, Jacques écrit : « Si on ne prie pas, on pourra bien être un grand peintre et un grand musicien, mais il y aura quelque chose de mort dans cette grandeur. »
Ne déserter ni la contemplation, ni la communion des cœurs, ni la bataille culturelle et intellectuelle, telle fut la vocation conjugale de ces deux êtres qui avaient appris de leur parrain Léon Bloy que « quand vous ne parlez pas à Dieu, c’est au Diable que vous parlez ». Leur appel à la sainteté, fruit de l’illumination bloyenne, mais mûri dans un âpre combat contre l’esprit du monde et son prince, Raïssa le présente indirectement en rejetant une piété mièvre, qui ressemble à une fuite : « Je ne comprends rien à ces contemplatifs qui ont “soif du cœur de Dieu”, et n’ont pas cette soif du salut des âmes et du règne de la vérité qui était celle de Jésus sur la croix et toujours. » « Contemplatifs, mais en pleine bataille », dira leur ami Mauriac, qui confessait s’abriter derrière Jacques quand il craignait les coups, et qui, agenouillé devant le corps mort de Raïssa, distingua « infiniment plus qu’une pensée » sur le « visage de cette femme deux fois inspirée, puisqu’elle vivait de Dieu et qu’elle était poète ».

Adorer la Vérité

Une fois qu’on a rendu justice à la source, il reste à recueillir l’eau qui en jaillit. Que garder de ce que Jacques a puisé dans l’oraison et l’oblation de Raïssa ? Parmi les richesses de l’œuvre (1), insistons au moins ici sur ce qui peut apporter un peu de lumière dans l’Église actuelle, notamment dans le cadre de la crise dite des « abus ». Avec Maritain, adorer la Vérité exige de renvoyer dos à dos les « Moutons de Panurge », qui rêvent de réformer l’Église en l’alignant sur l’air du temps, et les « Ruminants de la sainte Alliance », qui prétendent défendre l’institution en dissimulant ses turpitudes. Cela suppose de distinguer la personne de l’Église et son personnel, mais aussi les situations où ce même personnel agit comme cause instrumentale (les sacrements) et celles où il agit comme cause propre. Si ces distinctions n’auraient sûrement pas calmé les loups, elles auraient pu en revanche soutenir quelques brebis de bonne volonté, troublées par des journalistes s’improvisant théologiens pour décréter que l’Église ne pouvait plus être dite « sainte » (exit le Credo, rien que ça !). Qu’il s’agisse de dénoncer la médiocrité intellectuelle, les errements théologiques ou la mondanité ecclésiastique, les Maritain n’avaient rien des cléricaux onctueux que certains voient en eux. « Je me sens devenir anticlérical », écrit Jacques de Dublin, devant des prêtres « qu’on sent en méfiance ironique à l’égard de S. Thomas, et dont le secret désir est de tenir leur peuple dans la médiocrité pour le gouverner plus facilement ». Et, au cœur de Vatican II, qu’il ne confondra jamais avec sa mensongère mise en pratique, il pointe « le principe de fond […] terriblement grave des contresens liturgiques : “désacraliser autant que possible le service de Dieu” (alors que c’est juste le contraire qui est demandé : sacraliser autant que possible l’offrande du peuple qui y prend part) ». Maritain sut ainsi concilier l’amour du Corps mystique du Christ, la reconnaissance de la grandeur du sacerdoce – dont témoignent de saints prêtres comme Journet ou le chartreux Dom Miège – et la vigueur contre les prêtres criminels : « Il faut être hardi contre les abus qui ravagent l’Église. Il faut tenir tête aux hommes qui ne sont pas l’Église et voudraient user d’elle pour leurs passions. »
Au-delà des seuls « abus », la lecture de Maritain aurait pu mettre en garde contre les anachronismes sur la morale sexuelle rigide donnée comme cause de tous les maux. En 1962, à l’heure où tant de clercs commencent à courir après la révolution sexuelle, il note avec quelques longueurs d’avance : « Enseignement commun des prêtres, ils s’agenouillent devant le lit nuptial avec des larmes d’adoration (juste l’erreur opposée à la si longue erreur manichéo-augustinienne du mépris de la chair). »

Vie de prière et vie de l’esprit

Nécessité d’une vie d’oraison qui exige une vigilance « féroce » contre les assauts mondains, impossible indifférence aux appels à l’aide des âmes qui sombrent, amour crucifié de la personne de l’Église malgré son personnel, solitude intellectuelle et spirituelle, extrême tendresse et complicité amoureuse qui rayonne sans s’enfermer, courageux combat pour la Vérité sur tous les terrains où elle est bafouée, tout cela suffit largement à faire des Maritain de précieux compagnons de route pour tous ceux, fiancés et jeunes mariés en particulier, qui pressentent que la fine pointe de l’amour va au-delà des manuels de communication et des traités d’épanouissement à deux.
On peut ajouter un dernier point, qui saute spécialement aux yeux dans cette correspondance fervente : la foi des Maritain se nourrit autant de la piété populaire que de l’extrême rigueur de l’étude. Eau de La Salette, relique de la voyante Mélanie et allusions au grappin voisinent avec le choix du mot le plus juste pour traduire Jean de Saint-Thomas ou écrire les Degrés du savoir. Enrichissement mutuel de la foi et de la raison. D’une part, « la nécessité de la vie spirituelle pour ceux qui désirent servir Dieu par le travail intellectuel » ; d’autre part, les bienfaits de l’intelligence qui refuse de faire reposer l’union au Christ sur de hasardeux piliers sensationnalistes. Lorsque Jacques raconte à Raïssa l’extase « admirable » de Thérèse Neumann dont il est témoin, il précise : « aucun “signe”, aucune lumière spéciale ne lui est venue. C’est peut-être mieux ; et j’aimerais mieux encore que cette lumière nous vienne par toi. » Et Raïssa, tout en s’unissant à la joie de son mari qui a vu « une image vivante de la Passion », répond en pleine communion de cœur et d’esprit : « Qu’il n’y ait pas eu de “révélation” – je le préfère. […] J’ai plus de confiance en l’action lente et secrète de Dieu qui nous oriente à notre insu, et qui fait mûrir les décisions graves dans l’obscurité de la foi. » On ne peut s’empêcher de penser que cela vaut aussi pour leur vœu de chasteté secret, décidé après huit ans de mariage.

Oblation

Après la mort de Raïssa, en révélant ce renoncement si mal compris à l’union charnelle, Jacques écrivit : « Nous pressentions, et ç’a été une des grandes grâces de notre vie, que la force et la profondeur de notre mutuel amour s’en trouveraient accrues comme à l’infini. » Tant pis pour les ricaneurs ou les pansexualistes du Da Maritain Code, ces lettres intimes démontrent à chaque ligne que la « décision grave », mûrie « dans l’obscurité de la foi », fut prophétique au moment où le sexe était sur le point de redevenir une idole. Aucune mise en cause de la grandeur et de la beauté de l’union conjugale dans cette vocation toute particulière, mais la réponse à un appel à l’oblation que seuls les balourds chercheront à profaner. Que ceux qui, en tournant ces pages, ne s’écrieront pas « Voyez comme ils s’aimaient » passent leur chemin. Qui piétine la source n’y puisera jamais que de l’eau souillée.

Henri Quantin

Jacques et Raïssa Maritain, Lettres intimes, tome 1, DDB, 2023, 858 pages, 45 €.
(1) Voir les dossiers Maritain, La Nef n°31 de septembre 1993, n°248 de mai 2013 et n°343 de janvier 2022 (PDF disponibles sur demande à lanef@lanef.net).

© LA NEF n° 359 Juin 2023