Entrer dans le repos de Dieu sans prétendre tout gouverner, tout prévoir et tout planifier, voilà ce que peut nous apprendre le temps des vacances.
Pourquoi sommes-nous catholiques romains ? Parce que Pierre et Paul ont rendu le témoignage du plus grand amour à Rome. Parce que le pape est successeur de Pierre chargé d’affermir ses frères dans la foi. Certes… Le cœur de l’Église n’est pas en Lausanne, où tout est réglé comme une horloge de précision, où personne ne traverse au feu ni ne jette un papier dans le lac Léman de craindre d’être dénoncé par un citoyen conscient de sa responsabilité collective. Il n’est pas à Berlin, où le travail est rigoureux et l’esprit peu porté à l’imprévu et aux mentalités fantasques. Il n’est pas à la City de Londres où des hommes affolés et ultra-connectés courent derrière l’argent comme Speedy Gonzales, les yeux rivés sur des écrans où ils surveillent le cours du monde.
Ne pas s’affairer
Notre Église est celle de Rome, où tout n’est jamais si dramatique, où le Tibre s’écoule paresseusement dans la couleur crème des vieilles pierres, comme un café noisette. Il est à Rome où Audrey Hepburn tourna en Vespa, où les amoureux jettent des piécettes dans la fontaine de Trevi, où l’on boit du limoncello bien frais quand tombe le soir d’été. Il est à Rome où il est impensable d’imaginer réveiller un cardinal entre midi et seize heures, ni d’espérer une réponse avant que le temps ne résolve largement la question. Seule la ville éternelle peut gérer les affaires temporelles sans céder à l’esprit de précipitation. L’Église a l’éternité, le monde court derrière le temps. Le drame est de perdre l’esprit romain, c’est-à-dire la fidélité à la foi et le courage du témoignage, mais aussi la dolce vita qui fait la vie si belle. Le risque est d’oublier que l’Église conduit au port de l’Éternel, comme un vaisseau s’avance à travers les rives du temporel, entre les contradictions du monde et les consolations de Dieu. Combien s’affairent « sans rien faire » (2 Th 3, 11)… Ils imaginent une Église à leur mesure, selon leurs réformes trop humaines, leurs perspectives mondaines et leurs courtes orientations. Ils la réduisent à un petit trafic entre amis, à force de calculs politiques, de slogans vaniteux et de rapports de force. Ils ne laissent plus Dieu être Dieu… Nous sommes dans le monde mais nous ne sommes pas du monde. Il faudrait vivre ad orientem, sans trop s’agiter en chemin, ne pas placer tout son cœur dans les affaires du siècle, « tenir son âme en paix et silence » (Ps 130).
Entrer dans le repos de Dieu
« Combien de personnes travaillent au Vatican ? » – « Pas plus de la moitié », répondit le bon pape Jean. « Vous avez bien de la chance, moi je ne suis que le vicaire du Christ », répondit-il à la Madre qui se présentait comme la « Supérieure du Saint-Esprit ». Il avait ce sens de l’humour qui ne se prend jamais trop au sérieux et nous apprend la vraie mesure de nos jours. Au fond, il savait que tout ne reposait pas sur lui, qu’il fallait savoir entrer dans le repos de Dieu sans prétendre tout gouverner, tout prévoir et tout planifier. « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’amassent pas dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit » (Mt 6, 26). Le plus noir nuage a toujours sa frange d’or. Il n’était pas oisif pourtant, et sa corpulence rassurante cachait une conscience aiguisée, attentive jusqu’à l’extrême au soin de son âme. Il s’occupait des affaires de Dieu et Dieu s’occupait de ses affaires. Il alliait le « cor inquietus » d’Augustin, la noble inquiétude du salut et la quête d’une vie sainte, à la parole de la grande Thérèse : « Nada te turbe »… « Que rien ne te trouble, ô mon âme. Que rien ne t’épouvante. Dieu seul suffit »… Il travaillait sans relâche, mais faisait tranquillement sa sieste.
Il faut savoir dormir un peu, c’est-à-dire accepter que Dieu prenne la main. Accepter que la vie nous échappe. Consentir à mourir au fond… La mort est une habitude à prendre. Apprendre à se reposer prépare notre âme au Requiem. Il y a bien des appels à veiller dans l’Évangile, mais il y a deux appels au repos : « Mettez-vous à l’écart et reposez-vous un peu » (Mc 6, 31). Et dans la grande violence de la Passion, cette parole paradoxale : « Désormais vous pouvez dormir et vous reposer » (Mc 14, 41). Sans doute ce temps de vacances nous est-il donné pour apprendre à dormir. « Venez à moi vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et je vous procurerai le repos » (Mt 11, 28). Dormir, c’est lâcher prise dans l’humilité de savoir que tout ne dépend pas de notre agir et que Dieu lui-même se reposa le septième jour du travail accompli. « Celui qui ne dort pas est infidèle à l’espérance », écrit Péguy dans le Porche du Mystère de la deuxième vertu. L’espérance commence quand l’homme, ce « puits d’inquiétude », ne peut rien faire de plus que ce qu’il a déjà fait. Il laisse alors le Seigneur corriger, sanctifier et achever son œuvre. Il s’endort « comme un petit enfant contre sa mère » (Ps 130) à force d’avoir joué tout le jour le beau jeu de sa vie. Alors « la semence grandit », de jour comme de nuit, « on ne sait comment » (Mc 4, 26). Il en est ainsi du Royaume, nous dit le Seigneur. Nous y collaborons, mais il n’est pas notre œuvre. L’essentiel nous échappe. La vie s’enfuit toujours de nos mains trop serrées.
Apprendre à dormir
Laissons Péguy faire l’éloge de la nuit, « fille étincelante et sombre » : « Ô Nuit, ô ma fille la nuit, la plus religieuse de mes filles / La plus pieuse. / De mes créatures la plus dans mes mains, la plus abandonnée / […] Tu me glorifies dans le sommeil plus encore que ton frère le Jour ne me glorifie dans le travail. / Car l’homme dans son travail ne me glorifie que par son travail. / Et dans le sommeil c’est moi qui me glorifie moi-même dans l’abandonnement de l’homme. » Mettez-vous donc à l’écart et reposez-vous un peu… Dieu veille en silence, dans sa quiétude éternelle. « Il ne dort ni ne sommeille, le gardien d’Israël » (Ps 121). Voici la prière pour cet été : « Donnez-moi, Seigneur, de faire ce que je dois du mieux que je peux. Le reste est entre vos mains. » « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant », disait saint Irénée. La gloire de Dieu c’est aussi l’homme endormi. Alors, bonnes vacances romaines !
Père Luc de Bellescize
© LA NEF n° 360 Juillet-Août 2023