Alors que l’on recherche une énergie décarbonée en raison du réchauffement climatique, se pose inévitablement la question du nucléaire, filière privilégiée par la France dans les années 1970, mise à mal dans les années 2000 et maintenant à nouveau remise à l’honneur. Entretien avec Maxence Cordiez, ingénieur spécialiste et auteur du livre Énergies publié chez Tana Éditions (2022).
La Nef – En tant qu’ingénieur, pourriez-vous nous rappeler en quoi le nucléaire peut être considéré comme nécessaire face à l’urgence écologique ?
Maxence Cordiez – L’énergie est ce qui permet de transformer notre environnement – les matières premières – en biens et services qui permettent de rendre nos vies plus sûres et confortables (alimentation, santé, logement, équipement, etc.). Depuis l’invention de la machine à vapeur qui permet de convertir de l’énergie thermique (abondante) en énergie mécanique (auparavant très limitée), nos modes de vie – acquis économiques et sociaux – ont profondément évolué. L’industrialisation a permis une baisse drastique des coûts, autrement dit l’augmentation du pouvoir d’achat. Et ce système est principalement alimenté par les combustibles fossiles – pétrole, charbon et gaz – qui constituent 80 % de l’énergie consommée au niveau mondial. Même en France, ils comptent pour 60 % de l’énergie finale que l’on consomme, contre 17 % environ pour le nucléaire.
Si ce système énergétique reposant sur les combustibles fossiles nous a été si favorable jusqu’à présent, le réchauffement climatique lié à l’accumulation de CO2 et de méthane dans l’atmosphère et l’épuisement des réserves les plus accessibles de combustibles fossiles nous obligent à le revoir en profondeur. L’enjeu va être de se sevrer des combustibles fossiles, ce qui représente un défi titanesque. L’énergie nucléaire a à ce titre un rôle important à jouer car il s’agit d’une source d’énergie bas-carbone, abondante et qui présente de nombreux autres avantages environnementaux tels qu’une faible emprise au sol, une faible consommation de matières, etc.
Le nucléaire vous semble-t-il être une pièce maîtresse de notre souveraineté énergétique ?
L’énergie nucléaire contribue effectivement à notre souveraineté énergétique sur plusieurs plans. La France dispose d’une industrie couvrant la totalité des activités du cycle du combustible (de la mine au retraitement en passant par l’enrichissement et la fabrication du combustible) ainsi que la conception, construction et exploitation de réacteurs. Très peu de pays disposent comme la France de compétences couvrant la totalité du spectre des activités nucléaires.
En outre, la France possède sur son territoire des stocks d’uranium sous différentes formes correspondant à l’équivalent d’une vingtaine d’années de consommation nationale (même si une partie de ces stocks serait complexe à mobiliser) : uranium naturel, uranium appauvri pouvant être réenrichi, uranium enrichi, uranium de retraitement, combustible en attente de chargement, etc. Ces stocks constituent une garantie pour l’approvisionnement du pays face à une crise conjoncturelle, même profonde. Ils peuvent être mis en regard des stocks dont on dispose pour le pétrole (une centaine de jours) et pour le gaz (environ 40 % de la consommation hivernale).
Enfin, le coût de l’énergie nucléaire est très peu dépendant du cours de l’uranium. Ainsi, en cas de tension sur l’approvisionnement en uranium, son cours peut augmenter pour susciter des investissements en production (ouverture de nouvelles mines par exemple) sans que cela n’affecte fondamentalement le coût de production d’un MWh d’électricité nucléaire. Cette caractéristique provient du fait que l’énergie nucléaire est surtout sensible aux coûts de construction des centrales (et à son financement), bien plus qu’aux coûts d’exploitation.
Selon vous, quelles sont les étapes majeures du développement de la filière nucléaire française ? Et ces jalons vous semblent-ils distinguer la France des autres nations ?
Initialement, les travaux dans les sciences nucléaires en France ont eu pour objectif de doter le pays d’une force de frappe, afin d’asseoir son indépendance face aux blocs de l’ouest et l’est. C’est d’ailleurs pour cela que la France avait refusé à cette époque l’aide des États-Unis, contrairement au Royaume-Uni. Les technologies développées dans ce cadre militaire ont ensuite été transférées au secteur civil pour produire de l’électricité. C’était les réacteurs de première génération à l’uranium naturel modérés au graphite (UNGG).
Cette technologie présentait cependant un certain nombre de défauts, notamment en matière de sûreté. C’est pourquoi lorsque le premier choc pétrolier a frappé la France, pauvre en ressources énergétiques, et que le gouvernement Messmer a initié un développement massif de l’énergie nucléaire pour assurer la sécurité énergétique du pays, le choix s’est porté sur une technologie américaine mieux adaptée à la production d’électricité. La France a alors fait le choix des réacteurs à eau pressurisée, un concept de réacteur éprouvé – c’est le plus répandu dans le monde – et que nous nous sommes ensuite approprié en développant des modèles domestiques (palier N4 puis EPR).
Quelles ont été, au cours des vingt dernières années, les décisions politiques qui ont mis à mal cette filière hautement stratégique ?
Les difficultés de l’énergie nucléaire ne viennent pas uniquement de décisions politiques. La faiblesse du prix des combustibles fossiles dans les années 90, à une époque à laquelle on parlait peu de réchauffement climatique, a conduit à ralentir le déploiement de cette source d’énergie.
Dans le cas spécifique de la France, un certain nombre de décisions politiques ont progressivement cranté cette désaffection. L’abandon en 1997 du démonstrateur industriel de réacteur à neutrons rapides Superphénix pour associer Les Verts à la Gauche plurielle en est un exemple, mais ce n’est pas le seul. Tous les gouvernements, de droite et de gauche, qui se sont succédé ces vingt dernières années ont contribué d’une manière ou d’une autre à fragiliser cette industrie, en ne lançant pas de nouveaux projets industriels, en cherchant à fermer les réacteurs de recherche proches des villes (Grenoble, Saclay, etc.) pour bâtir autour, en sodutenant des législations européennes associant la décarbonation au seul développement des énergies renouvelables (quand la logique aurait voulu que ces objectifs portent sur les énergies bas-carbone), etc.
Quels défis ou tensions affronte aujourd’hui la filière nucléaire française (entretien des centrales, défis technologiques, gestion des déchets, recrutement des ingénieurs…) ?
Depuis deux ans, l’énergie nucléaire suscite un fort regain d’intérêt en France et en Europe. S’il s’agit d’une excellente nouvelle pour le climat et la sécurité d’approvisionnement énergétique à long terme du continent – à condition que cet engouement se concrétise en construction de réacteurs – cela présente également un certain nombre de difficultés. Après avoir très peu construit dans les vingt dernières années, il faudra du temps à la filière pour monter en charge : recruter, adapter les capacités industrielles, etc.
Que ce soit pour construire de nouveaux réacteurs ou pour réindustrialiser l’Europe, il faudra de la main-d’œuvre. Or les métiers de l’industrie ont eu tendance à être discrédités au profit des métiers de service. Il faudra donc réussir à attirer de nouveau les jeunes vers les filières industrielles, puis les former pour que tous ces projets puissent se concrétiser.
Un environnement réglementaire favorable sera également nécessaire à la réindustrialisation de l’Union européenne, comme au développement de nouveaux réacteurs nucléaires.
Qu’en est-il aujourd’hui du risque de catastrophe réel lié au nucléaire et à la gestion des déchets ?
Un risque décrit un impact que multiplie une probabilité d’occurrence. Les risques existent avec toutes les activités industrielles (pétrochimie, barrages…). L’enjeu est de les réduire par une réglementation adaptée et le contrôle de cette réglementation. Cela passe à la fois par la réduction de la probabilité d’occurrence d’un accident et par différentes barrières et mesures permettant d’en limiter l’impact en cas de survenue. C’est ce qu’on appelle dans le secteur nucléaire la « défense en profondeur ». Et dans le cas de la France, la législation impose que tous les dix ans des travaux soient effectués sur les réacteurs existants pour les rapprocher le plus possible du niveau de sûreté qui serait exigé pour un réacteur neuf (EPR). Cela a conduit par exemple à doter les réacteurs du parc de systèmes permettant de récupérer et refroidir le corium (combustible fondu) afin que celui-ci ne perce pas le béton en contaminant les sols sous le réacteur en cas d’accident conduisant à une fonte du cœur.
Concernant les déchets, l’énergie nucléaire présente l’avantage d’être une forme d’énergie très concentrée, ce qui permet de gérer les déchets de manière à les isoler durablement des populations et de l’environnement (ce qui n’est pas possible avec les combustibles fossiles par exemple). Les déchets sont ainsi triés par durée de vie et niveau d’activité et gérés en fonction. Le retraitement du combustible usé en France permet ainsi de réduire le volume et la radiotoxicité de long terme des déchets issus des combustibles usés, de manière qu’ils retrouvent un niveau de radiotoxicité comparable à celui du minerai d’uranium après environ 10 000 ans plutôt que plusieurs centaines de milliers d’années en l’absence de retraitement. Et le choix de vitrifier ces déchets avant de les stocker dans une couche d’argile étanche à 500 mètres sous terre permet de les confiner durablement (le verre est une matière extrêmement stable dans le temps).
Vous travaillez de près avec l’Union européenne : quel rôle joue l’Europe dans l’avenir de la filière nucléaire ? Quelle influence entend-elle avoir, et pourquoi ? Quelle marge de manœuvre la France a-t-elle dans et face à l’UE ?
Ces dernières années, l’Union européenne a joué un rôle relativement limité vis-à-vis du développement de l’énergie nucléaire. Si le Traité Euratom signé par tous les États membres engage l’Union à soutenir le développement de cette énergie, l’opposition dans la pratique de certains États membres et de certains commissaires influents a eu tendance à empêcher toute initiative autre qu’en matière de sûreté, démantèlement et gestion des déchets au niveau européen.
Avec l’urgence climatique et la crise énergétique, les choses sont cependant en train de changer et l’Alliance du nucléaire mise en place par la France pour fédérer les États membres favorables à cette énergie ne cesse de récolter de nouvelles adhésions. Aujourd’hui, 14 États en sont membres, auxquels on peut ajouter un État observateur (l’Italie). Il conviendra de voir l’évolution de la situation lorsque le Parlement et la Commission seront renouvelés d’ici un an ou deux.
On a pu accuser Emmanuel Macron d’incohérences fortes sur la question nucléaire, et d’un revirement à presque 180 degrés entre le début de son premier quinquennat et le discours de Belfort en 2022 : que pensez-vous de son action sur ce dossier ? Et pensez-vous qu’il mette aujourd’hui tout en œuvre pour développer la filière ?
La politique en matière d’énergie nucléaire a radicalement changé entre le premier et le second mandat du président Macron. Pendant le premier mandat, l’énergie nucléaire était opposée aux énergies renouvelables, une politique illustrée par la mise en œuvre par le Président de la promesse de son prédécesseur de fermer la centrale de Fessenheim.
Depuis, avec la crise énergétique, les choses ont profondément changé. L’objectif clairement affiché consiste à réduire par tous les moyens possibles notre dépendance aux combustibles fossiles et le gouvernement table pour cela sur un développement combiné et ambitieux des énergies nucléaire et renouvelables, associées à des économies d’énergie. La ministre de l’énergie et ses équipes ne ménagent pas leurs efforts sur plusieurs fronts mais les systèmes énergétiques ont beaucoup d’inertie et il faudra du temps pour bénéficier des décisions prises aujourd’hui.
Le projet de loi (1) adopté le 16 mai dernier par un large soutien à l’Assemblée nationale vous semble-t-il être à la hauteur des défis actuels ?
L’urgence imposée par le réchauffement climatique et la crise de l’énergie imposent d’accélérer fortement le développement des énergies renouvelables et de l’énergie nucléaire. En ce sens, je pense que les deux textes de loi visant à accélérer le déploiement de ces énergies sont les bienvenus. L’avenir dira cependant s’ils sont suffisants et s’ils permettent une accélération suffisante.
Propos recueillis par Élisabeth Geffroy
(1) Le projet de loi visait à accélérer les procédures pour les constructions de réacteurs (ndlr).
© LA NEF N° 360 Juillet-Août 2023