L’élection présidentielle s’est déroulée en Turquie les 14 et 28 mai derniers, Recep Tayyip Erdogan l’emportant au second tour avec 52 % des suffrages. Analyses du résultat et perspectives par Tancrède Josseran, attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
Une fois de plus, au grand dépit des médias occidentaux, le Président turc a triomphé. Pourtant, cette victoire n’avait rien d’évidente. Inflation exponentielle (jusqu’à 80 %), autoritarisme brutal (200 000 enquêtes judiciaires intentées pour injure au président), gestion décriée du séisme (50 000 morts) : tout semblait favoriser l’opposition. Une opposition qui était parvenue à s’unir derrière un candidat unique, Kemal Kiliçdaroglu. Les adversaires du reis pensaient eux-mêmes avoir trouvé la martingale gagnante. Un candidat laïc oint de tous : kémalistes bon teint, nationalistes hostiles aux réfugiés syriens, libéraux europhiles, conservateurs déçus. Personne ne semble manquer à l’appel. Même les Kurdistes se joignent au barrage anti-Erdogan. Or, rien n’y fait, les Turcs ont plébiscité encore une fois leur président. À presque 70 ans, le reis dépasse en longévité Mustapha Kemal (1880-1938), le démiurge de la Turquie moderne. Au-delà des sempiternelles accusations de fraudes, de clientélisme, de mainmise médiatique, d’autres raisons plus profondes expliquent le succès d’Erdogan.
La communication – Une idée simple a scandé la campagne de l’opposition : « Erdogan est la cause de tous nos maux, finissons-en ». Bien que Kiliçdaroglu ait rédigé 240 pages de programme, les propositions concrètes n’infusent pas. À l’inverse, le reis magnifie ses réalisations. Les clips électoraux exhortent à « ne pas oublier ». Ne pas oublier la Turquie d’hier, celle d’il y a 20 ans.
Les hôpitaux perclus de queues interminables, les transports bondés, les quartiers privés d’eau. Et c’est un fait, quelles que soient les difficultés actuelles, la Turquie s’est enrichie, une classe moyenne a émergé. Alors qu’avant 2002, le taux de mortalité infantile était celui de la Syrie, la Turquie a rattrapé aujourd’hui l’Espagne.
L’homme – Sans en ignorer la brutalité, la mesquinerie ou le cynisme, les Turcs gardent à l’égard d’Erdogan une tendresse certaine. Au petit peuple dévot, le reis apparaît comme une personnalité hors-norme, douée d’un instinct de survie à toute épreuve. Un homme investi d’une mission historique au service de la turcité et du monde islamique. Surtout, les Turcs noirs (conservateurs) l’identifient comme l’un des leurs. Comme eux, il a subi la morgue des élites laïques. Comme eux, il a été brimé, ses filles voilées ont dû étudier à l’étranger. Certes, le reis a perdu de sa splendeur. Les cheveux se sont blanchis, le dos s’est voûté, la démarche est devenue hésitante, voire titubante. Ses yeux bleus si magnétiques par instants se voilent de mélancolie.
Tout cela n’a pas échappé à ses partisans. Mais l’effet a été inverse à celui qu’escomptaient ses adversaires. Ces images semblaient dire : « Je suis vieux et je sollicite encore vos suffrages. Mais c’est moi seul qui peux vous protéger de nos ennemis et perpétuer nos traditions. »
A contrario, Kemal Kiliçdaroglu apparaît terne. D’un caractère affable, cet ancien contrôleur des impôts parle d’une voix douce. Excellent tacticien, les combinaisons d’appareils n’ont pas de secret pour lui. En revanche, la grande politique l’embarrasse davantage. Et c’est sans doute ce qui a fait la différence.
À travers lui, les Turcs, ont vu se profiler, le retour de l’ancienne Turquie.
Une Turquie complexée qui n’ose pas assumer son identité profonde. Une Turquie toujours en quête d’un hypothétique strapontin d’Occidental d’honneur.
Ses propos maladroits laissant à penser qu’il délaisserait l’industrie de défense nationale au profit de commandes américaines n’ont rien arrangé.
La presse islamo-conservatrice ne s’y est pas trompée : « Le nouvel ordre mondial repose sur deux foyers de puissance. Premièrement les États-Unis-Angleterre-Europe (l’Occident), deuxièmement la Chine-Russie. Le Président Erdogan a dit qu’au-delà de l’Occident et de l’Orient, l’axe de la Turquie indépendante était celui de l’union des États turcs, notre Turquie s’avance sur cette voie. Mais ce n’est pas l’objectif de Kiliçdaroglu et de ses alliés. Ils veulent revenir à l’ancienne Turquie et faire de la Turquie un wagon de l’axe États-Unis-Europe-OTAN. Si la Turquie de nouveau se raccroche à l’OTAN et à l’Occident, Bruxelles briderait toute indépendance turque » (1).
La parole – La grande force d’Erdogan est de parler un langage intelligible. Au bon sentiment, il oppose le concret. Contre toute attente, c’est ce qui explique que les victimes du séisme l’aient porté au pinacle. Non seulement le reis est apparu comme le plus capable de reconstruire mais aussi comme celui qui avait le discours le moins démagogique. Sur les lieux du désastre, Erdogan a prononcé quelques mots de regrets avant de fixer un nouveau cap. En substance : « Tout cela est bien regrettable mais que peut-on faire contre une fatalité qui nous dépasse. Maintenant, il faut aller de l’avant. La vie continue. Nous allons tout faire pour rebâtir vos maisons. Bien entendu, il y aura un crédit à rembourser car dans la vie il n’y a pas de repas gratuit » (2). Ce discours simple qui mêle abandon à la providence et exaltation du travail trouve naturellement un écho auprès des masses conservatrices. Surtout, il tranche avec celui de l’opposition qui jurait de tout relever à bourse déliée. Or, l’homme de la rue sait que rien n’est jamais gratuit. Dire le contraire, c’est faire de fausses promesses.
Le cœur de cible – De manière instinctive, Erdogan a compris qu’il existe en Turquie un centre de gravité politique. Que tout s’organise autour d’une majorité turque, sunnite, conservatrice : les Turcs noirs (60 % de la population). Que cette Anatolie réelle s’opposait jusqu’à son arrivée au pouvoir à un pays légal minoritaire, les Turcs blancs laïcs et occidentalisés (30 % de la population). Erdogan a su capter le conservatisme sociétal majoritaire et le transformer en vote. En clair, ceux qui appartiennent à la même communauté ont les mêmes intérêts et doivent voter pareil. Tout le problème du candidat laïc est qu’il se situe à l’écart de cette majorité. De plus, en s’affichant comme alévi (minorité chiite hétérodoxe), Kiliçdaroglu a suscité le rejet. Pour la majorité silencieuse, il est hors de question de confier les clés de l’hyperprésidence à un minoritaire.
À un homme de surcroît, héritier du kémalisme qui a persécuté les croyants, prohibé les pèlerinages à La Mecque, converti Sainte-Sophie en musée. Pour les Turcs noirs, ce pays est redevenu leur pays grâce à Erdogan. Jamais plus, ils n’en seront dépossédés.
Les électeurs – Erdogan, plus que son concurrent, a drainé sa base. La carte électorale reflète cette mobilisation. Au centre, toute l’Anatolie plébiscite de manière écrasante le reis. À l’ouest, la Thrace et la côte égéenne restent acquises au candidat laïc. Néanmoins, Istanbul et Ankara ne donnent qu’une courte avance à Kiliçdaroglu. Alors même qu’elles avaient basculé dans l’escarcelle de l’opposition aux dernières élections municipales. Une autre catégorie de Turcs émerge : les Turcs gris. Si au niveau local ils préfèrent l’opposition, au niveau national ils chérissent toujours Erdogan. Enfin, bien que les voix kurdes permettent à Kiliçdaroglu de passer au-delà des 40 %, elles font fuir les nationalistes qui choisissent un candidat nationaliste indépendant, Sinan Ogan, voire Erdogan dès le premier tour.
La durée – Plus qu’un référendum entre démocratie et autoritarisme, une majorité turque a vu dans ses élections un choix entre stabilité et instabilité. Derrière Kiliçdaroglu et sa promesse d’un retour au parlementarisme pointe le spectre d’une valse sans fin des ministères. Or, l’action politique exige un travail sur la durée. Elle implique la continuité dans l’effort. Ainsi, toutes les réalisations qui gonflent l’orgueil national : drone Bayraktar, char Altay, porte-aéronef Anadolu, sont le fruit de programmes de longue haleine. C’est là où le mot d’ordre électoral du reis prend sans doute sa véritable signification : « Pour un siècle turc, le bon homme au bon moment » (Türkiye Yüzyılı için dogru zaman, dogru adam).
Tancred Josseran
(1) Takvim, 28 avril 2023, Bülent Erdanç, « Dogru adam » [Le bon homme].
(2) The New-Yorker, 18 mai 2023, Kaya Genç, « Why Erdogan Prevailed in a Battle of Competing Turkish nationalisms ».
© LA NEF n° 360 Juillet-Août 2023