Tribune libre. Alors que la France se réveille tout juste après une séquence d’émeutes et de pillages, se pose la question des liens qui nous unissent, de la communauté politique que nous sommes censés constituer, bref de la « nation ». Cet article nous aide à bien comprendre en quoi consiste précisément une nation, notion souvent convoquée mais trop peu définie, qui mêle communauté de raison (association politique) et communauté affective (les héritages de nos prédécesseurs). Il ressort de cette analyse que la nation est une réponse possible aux durs problèmes d’incivilité.
Etat de nature ou nation : une alternative entre chaos et appartenance à une histoire commune
La nation est un concept qui n’a jamais été aussi difficilement abordable tant il se confond dans le champs politique, chez ses défenseurs comme chez ses détracteurs, avec celui d’identité. Tout traitement de « la nation » est dès lors pris en otage par cette opposition binaire sur le fond d’une définition univoque déterminée par l’identité. Ne serait-il pas pourtant possible d’emprunter une autre voie qui est celle de la conscience historique d’un peuple ? Lorsque celle-ci disparaît, la nation est ou bien de plus en plus proscrite comme forme culturelle et plus encore politique, ou bien l’objet d’une instrumentalisation idéologique. L’issue à ce dilemme passe probablement par la force des événements qui contraignent à plus ou moins long terme à des révisions déchirantes.
Il en est ainsi de la violence qu’a traversée la France au cours du mois de juillet 2023, à la suite du meurtre d’un jeune homme de 17 ans par un policier. Elle est le tragique révélateur d’une société qui ne sait plus où elle va, d’où elle vient et ce qu’elle doit faire pour apprendre à nouveau à vivre collectivement. Certes, la lancinante crise de l’autorité constitue un facteur explicatif déterminant. Mais comment l’autorité pourrait-elle s’exercer lorsqu’une société a cessé de « faire nation » ? Au lieu d’une autorité intériorisée par une éducation et un sentiment commun d’appartenance à une communauté de destin, surgit le cycle désobéissance à l’autorité – réaction de l’autorité – violence collective – sanctions judiciaires. Cette ultime séquence constitue le retour à la Loi et à l’autorité, mais pour combien de temps ? Devant un tel chaos, l’alternative est très claire : soit maintenir un simulacre de société, c’est-à-dire en réalité un état de nature, de guerre de chacun ou chacun qui ne va que grandissant, soit refaire nation, c’est-à-dire réinscrire la société dans une appartenance à une histoire. Il ne saurait y avoir de nation sans la conscience collective d’appartenance à une histoire commune. Mais quelle signification plus précise attribuer au concept de nation ? Cette question pose tout l’enjeu de la pérennité collective d’un peuple.
La nation comme communauté de raison et la nation comme communauté affective
Notons pour commencer que l’enjeu de la pérennité ne va plus de soi. Il lui est le plus souvent objecté que l’appel à un récit national appartiendrait à la nostalgie d’une époque révolue, la nation étant de surcroît une forme politique et culturelle dépassée, du moins en sursis, le temps que « l’Europe » se fasse. Pourtant, pour que les humains soient rassemblés en société, il leur faut bien se reconnaître dans une commune attache affective assurée par la transmission du savoir (langue, littérature, histoire…), et assurée par des principes et des convictions communes (un ethos culturel). Autrement dit, la nation est autant une communauté de raison (association politique) qu’une communauté affective (les héritages de nos prédécesseurs), elle s’inscrit autant dans l’ici et maintenant par consentement volontaire et rationnel que dans une généalogie qui nous est donnée sans que les héritiers aient eu à se prononcer. C’est pourquoi l’on ne saurait opposer la nation comme communauté politique (la raison) à la nation comme communauté culturelle dans l’histoire (affectio societatis). La première permet à la deuxième d’exister comme peuple civil et la deuxième permet à la première de prendre chair. Ce sont les deux conditions rationnelle et affective pour que l’appartenance nationale puisse permettre à un peuple de s’inscrire dans la longue durée de l’histoire. Si la nation ne saurait être une identité figée, elle n’en est pas moins pérennité. Mais une pérennité est faite pour être incarnée.
Entre communauté politique inclusive et procédurale et revendications identitaires : la nation comme enjeu de civilité
Le regard négatif porté sur le récit national procède d’une perte de sens de l’incarnation d’une communauté politique dans sa généralité. Celle-ci – pour autant qu’elle soit encore politique – ne pourrait être qu’« inclusive » et procédurale, c’est-à-dire n’intégrant tout au plus que des « individus ». Symptomatique à cet égard est le plaidoyer, depuis plusieurs décennies, en faveur du droit de vote des étrangersà l’échelle des municipalités, voire plus récemment des régions. Il en va de même de la promotion de la démocratie délibérative. Non que l’idée soit mauvaise en elle-même (que serait une démocratie dont le peuple est incapable de délibérer ?). Ce qui est en revanche discutable est qu’elle soit pensée comme un doublon de la démocratie représentative parlementaire en sélectionnant par tirage au sort un nombre requis de citoyens « représentatifs » (âge, sexe, niveau intellectuel, catégorie socio-professionnelle). Cette conception de la démocratie délibérative opère un déplacement de la représentation vers la « représentativité ». Et surtout, la démocratie dite inclusive et procédurale tend à dissocier la citoyenneté de la nation. En fonctionnalisant la première, elle dissout la deuxième en n’en faisant qu’une option d’appartenance.
Cette approche purement technicienne de la démocratie, dénuée de toute forme politique et historico-culturelle montre toutes ses limites, comme en témoignent les « revendications identitaires ». Celles-ci se manifestent par des demandes de reconnaissance (le port de vêtements singuliers en constitue le marqueur) regroupant des ethnies et/ou des conceptions autoréférentielles de la religion (les hijabeuses en constituent un bon exemple). La dissolution de l’appartenance nationale a pour conséquence de produire des appartenances « intermédiaires ». Elles sont le retour du refoulé, par l’ethnie ou la religion, d’un besoin humain d’incarnation dans une histoire commune. D’où l’importance des regroupements identitaires religieux qui ne sont au fond que des « nations parallèles » de substitution avec leur potentiel de violence. La montée en puissance de ces regroupements en recherche d’une identité que l’on peut qualifier de « substantielle » à l’intérieur de la nation (qui elle, est désubstantialisée…) est le symétrique d’une conception qui se voudrait exclusivement inclusive et procédurale de l’appartenance politique.
Mais dans les deux cas de figure, le déni d’histoire est aussi présent : déni d’histoire par rejet de toute signification rationnelle et affective de la nation, déni d’histoire par absolutisation des signes extérieurs d’appartenance intermédiaire. Ces deux formes de déni d’histoire empêchent aussi bien toute possibilité de construire un récit national (l’appartenance à une communauté politique dans sa généralité) que celle de proposer une conception tout aussi pérenne qu’évolutive de la nation telle que l’avait pensé Renan : « Une nation est une grande solidarité… Elle suppose un passé… elle se résume par un consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune ». Face au chaos socioculturel et politique, la nation est l’alternative qui s’impose pour le retour à la civilité.
Père Bernard Bourdin, OP
© LA NEF, exclusivité Internet, mis en ligne le 13 juillet 2023.