Dans un essai de référence sur le sujet, Jean-François Braunstein se livre à la fois à une description, à une investigation et à une critique des thèses wokes, nous livrant un tour d’horizon remarquable et très complet. Entretien.
La Nef – En quoi le wokisme s’apparente-t-il à une religion ? Plus généralement, quel sort réserve-t-il à la rationalité ?
Jean-François Braunstein – Le terme de « woke » signifie « éveiller » et a d’abord été utilisé par le mouvement Black Lives Matter pour désigner un éveil à la justice sociale. Mais ce terme a aussi une forte dimension religieuse. Les wokes sont « éveillés » à une nouvelle vision globale du monde, très différente de la nôtre. Cela rappelle aussi les « grands réveils » protestants américains des XVIIIe et XIXe siècles. Chez les wokes, l’équivalent du péché originel est le « privilège blanc », mais c’est un péché pour lequel il n’existe pas de pardon. Il s’agit de séparer radicalement les purs et les impurs, condamnés comme « racistes » ou « transphobes ». À la suite de la mort de George Floyd, les wokes ont retrouvé certains rituels de contrition, comme la génuflexion ou le lavement des pieds des Noirs, à l’occasion de grands rassemblements faisant la plus grande part à l’émotion et à l’enthousiasme.
Les wokes sont sectaires. Ils refusent de débattre avec leurs adversaires, qu’ils considèrent comme le mal. Lors de la prise de contrôle de l’université d’Evergreen en 2017, l’un des étudiants ordonne à l’un des professeurs d’arrêter d’argumenter car « la logique, c’est raciste ». La « cancel culture », la culture de l’annulation veut interdire tout ce qui, dans la culture occidentale, n’est pas conforme aux croyances wokes. Les wokes font aussi preuve d’un grand prosélytisme, en direction désormais de l’enseignement primaire et secondaire.
Le plus étonnant est que cette religion ait pris naissance dans les universités occidentales, fondées depuis le XIXe siècle sur l’héritage des Lumières : argumentation, liberté académique, rationalité. Les wokes sont pourtant des critiques déterminés des valeurs des Lumières comme l’universalisme et la raison mais aussi l’autonomie individuelle.
Pourriez-vous nous expliquer en quoi le monde que les wokes construisent et veulent habiter est en fait un monde imaginaire, et leur pensée une pensée magique qui congédie le réel ?
La théorie du genre pose que ce qui distingue le masculin et le féminin, ce n’est pas le corps mais la conscience que l’on a d’être homme, ou femme, ou n’importe quoi d’autre. Cette idée que le corps est inessentiel rappelle l’hérésie gnostique, qui expliquait que le corps est le mal dont il convient de se libérer.
Les partisans du genre refusent donc la biologie mais aussi le témoignage de nos sens, lorsqu’ils nous demandent de partager le sentiment de quelqu’un qui estime être de tel ou tel genre, alors qu’il est, de toute évidence, de l’autre sexe. Les transactivistes nous demandent – et demandent à la société, en modifiant la mention du sexe à l’état civil sur une simple déclaration – d’entrer dans ce que la philosophe Kathleen Stock appelle le « monde imaginaire » du genre.
De même, pour préserver l’idée que le genre ressenti prime le corps, ils parlent de personnes « assignées » mâles ou femelles à la naissance (AMAB ou AFAB), comme si le choix du genre était arbitraire et imposé. Le Planning familial fait la promotion de ce monde imaginaire en expliquant qu’un homme peut être enceint et que le pénis n’est pas un organe sexuel masculin. Les femmes doivent être effacées car elles rappellent trop la différence des sexes.
Ce monde imaginaire du genre a d’autant plus d’attrait qu’il va tout à fait dans le sens du metaverse que nous proposent les GAFAM, où l’on peut changer de genre d’un simple clic. L’idée qu’il serait possible de changer son corps à l’envi évoque aussi les utopies transhumanistes. L’engagement des GAFAM en faveur de ces théories transgenristes et transhumanistes aggrave la menace de ce monde imaginaire.
« Le problème est que l’on préfère mettre en danger la majorité au profit d’une infime minorité de militants convaincus qui se présentent comme des victimes éternelles », écrivez-vous : cette phrase dit-elle beaucoup du wokisme ?
Je faisais ici allusion aux revendications d’une minorité de militants transactivistes, en particulier les hommes qui se « déclarent » femmes, sans avoir changé de sexe, et revendiquent de participer aux compétitions sportives féminines ou d’être détenus dans des prisons pour femmes. Le résultat en est que le sport féminin sera entièrement dominé par ces trans, et que les prisonnières seront abusées par ces mêmes trans.
Plus largement il va de soi que le fait de se présenter comme une « victime », même s’il ne s’agit que d’un « ressenti » invérifiable, est une arme redoutable. Il suffit qu’une seule « victime » se déclare choquée pour que l’on annule des pans entiers de la culture occidentale. La censure, et surtout l’autocensure, sont la règle dans les universités, dans les médias et dans les GAFAM où les wokes règnent en maîtres. Ces minorités militantes, organisées et déterminées, prennent aisément le contrôle des universités, ou d’associations et de syndicats, comme le Planning familial ou Sud Éducation.
Vous parlez d’une « entreprise délibérée de destruction de la science » par les wokes : pourriez-vous nous expliciter cela ?
Ces attaques contre la science trouvent leur origine dans la théorie du genre qui dénonce la biologie parce qu’elle établit que, dans l’espèce humaine, il n’y a que deux sexes. Cette dénonciation de la « biologie viriliste » évoque la période stalinienne où Lyssenko opposait « science bourgeoise » et « science prolétarienne ». Mais les mathématiques aussi sont accusées d’être « virilistes » et « racistes » parce que les mathématiciens sont en majorité des hommes blancs, ou d’être « colonialistes » parce que le calcul aurait servi à compter les esclaves dans les bateaux de négriers.
La science étant née en Occident, il faudrait désormais qu’elle soit remplacée par des « savoirs indigènes ». C’est ce qui se passe désormais dans la très woke Nouvelle-Zélande où les mythes traditionnels maoris sont enseignés dans les mêmes cours et au même titre que la science occidentale.
Les wokes inventent aussi une nouvelle épistémologie qui explique que tout savoir est « situé » : la science serait toujours faite d’un certain « point de vue », celui des dominants, les hommes blancs occidentaux. Il n’existerait donc pas de connaissance objective. Pour les wokes il faut désormais prendre le point de vue des « dominés ». La vérité n’existe donc plus : il ne faut pas rechercher des « savoirs plus vrais », mais toujours se placer du « point de vue des dominé.es ». Cette affirmation que la vérité n’existe pas est bien sûr contradictoire, puisqu’elle se présente elle-même comme vraie.
Vous liez une partie du succès woke à une jeune génération plus fragile psychologiquement et que tout « offense » : pourriez-vous nous expliquer ce lien ?
Plusieurs sociologues ont remarqué que les générations Y (née après 1980) et Z (nées après l’an 2000) sont particulièrement fragiles parce qu’elles ont été élevées à l’écart de tout risque par des « parents hélicoptères » qui surveillent leurs enfants à distance pour leur éviter toute contrariété. Pour ces générations « dorlotées » on a inventé dans les universités américaines des « trigger warning », des déclencheurs d’avertissement, lorsqu’on étudie des sujets déstabilisants, qu’il s’agisse de la Shoah avec Primo Levi, du viol dans Ovide ou de l’alcoolisme avec Scott Fitzgerald. Cette surprotection accroît la fragilité psychologique de ces générations.
Le cours de votre analyse fait à plusieurs reprises la part belle aux notions de sens commun, de décence ordinaire, et vous placez d’importants espoirs dans la résistance des classes populaires et des « travailleurs du monde réel » face aux délires wokes des classes intellectuelles : pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Les « gens ordinaires » sont les plus à même de s’opposer aux folies wokes. On le voit aux États-Unis où une majorité de parents d’élèves n’acceptent plus que l’on enseigne à leurs enfants dès le primaire qu’ils peuvent choisir leur genre ou qu’ils sont nécessairement racistes s’ils sont Blancs et victimes de racisme s’ils sont Noirs. Ceux que l’on a appelés depuis le Covid les « travailleurs du monde réel » savent bien que les corps existent. Ils ne vivent pas dans le monde virtuel des élites « intellectuelles » connectées. Les Noirs et les Latinos n’acceptent pas non plus que l’on enseigne à leurs enfants qu’ils seront nécessairement des victimes, pas plus que les Blancs n’acceptent que l’on enseigne à leurs enfants qu’ils sont « systémiquement » racistes. Une vraie « guerre culturelle » a commencé sur ces questions et sera sans doute au cœur de la prochaine élection présidentielle américaine.
Propos recueillis par Élisabeth Geffroy
Jean-François Braunstein, philosophe et professeur à la Sorbonne, auteur de La religion woke (Grasset, 2022).
© LA NEF n° 357 Avril 2023