Pierre Valentin ©Benjamin de Diesbach

Vers la fin des Lumières ?

Si la modernité doit beaucoup aux Lumières, la post-modernité issue de la fin des années 60 qui en est aujourd’hui au wokisme conçoit les Lumières et le rationalisme comme des contraintes. Analyse par Pierre Valentin, diplômé de philosophie et de science politique, auteur de la première note sur l’idéologie woke en France.

Nos Lumières seraient-elles éteintes ? Les Lumières françaises postulaient l’existence d’un individu rationnel et autonome, dont la liberté ne s’arrêterait qu’à la frontière de celle des autres (article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme). Plus généralement, elles défendaient l’esprit critique et le rationalisme. Où en sommes-nous aujourd’hui de ce projet ambitieux qui souhaitait aider l’individu à s’émanciper de toute contrainte ? Lesquelles de ces idées ont été conservées ou non ?
Un des éléments situés au cœur du projet des Lumières françaises est l’émancipation individuelle, comprise comme concrétisation de la liberté « négative ». La liberté négative moderne, contrairement à la liberté « positive », ne subordonne plus la liberté à un quelconque bien, mais la conçoit comme pure absence de contraintes. Pour le dire autrement, l’individu, s’il veut devenir plus libre qu’auparavant, doit s’émanciper des structures, institutions et associations intermédiaires non choisies (comme l’Église, la famille, ou éventuellement la nation).

La révolution Mai 68 : quand l’autonomie devient jouissance

La révolution idéologique que fut Mai 68 maintiendra cette notion de liberté négative, mais lui fera subir un double mouvement qui aurait sans doute surpris nombre de hérauts des Lumières.
Premièrement, comme le démontre en détail Jean-Pierre Le Goff dans Mai 68, L’héritage impossible, les expériences éducatives « pédagogistes » en tous genres commencent ici, et ont pour cœur idéologique le fait d’étendre ce projet émancipateur aux enfants. Les soixante-huitards s’engouffrent dans la brèche du malaise libéral sur l’éducation (faut-il ou non inculquer activement des idées à des enfants dans l’optique de perpétuer la culture des Lumières ?) afin de tenir une position radicalement « neutre » et en apparence plus cohérente. On n’« imposera » plus rien sur les bancs de l’école, et de ce point de vue (à la condition de croire qu’une telle volonté puisse réellement se concrétiser dans la pratique), la pérennité du projet des Lumières se complique dramatiquement.
Deuxièmement, le rationalisme « froid », quasi-stoïcien, cède la place à un hédonisme « chaud », et la liberté du calculateur coûts/bénéfices se mue subitement, avec l’apparition de la génération du baby-boom, en liberté de « jouir sans entraves ». L’absence de contraintes fait sauter toute notion de discipline et de maîtrise de soi, ce qui fait de 68 à la fois l’apothéose du militantisme étudiant mais également le début de sa fin, car il faut bien être capable de se lever à l’heure pour une manifestation si l’on veut militer pour quoi que ce soit (1). L’incapacité à reporter sa gratification (soit le fait de remettre à demain sa jouissance), que la « Pensée 68 » et la société de consommation légueront à leurs enfants, rendra improbable tout projet collectif tenu dans la durée.
Par ailleurs, cet éloge du sujet jouissant ne manquera pas de soulever son lot de contradictions. Comme l’écrira Deleuze : « Loin de supposer un sujet, le désir ne peut être atteint qu’au point où quelqu’un est dessaisi du pouvoir de dire Je. » La jouissance absolue dépossède le sujet, particulièrement sur le long terme, de toute maîtrise de lui-même, et ainsi de tout réel libre-arbitre. Chesterton disait à ce titre que « le fait de céder à la tentation ressemble au fait de céder à un maître chanteur ; vous payez afin d’être libre, et vous vous en retrouvez d’autant plus asservi ». La figure contemporaine de « l’addict », c’est-à-dire l’homme dominé par ses pulsions et passions, est l’un des fruits paradoxaux de cette conception de la liberté.

La révolution publicitaire : quand le consumérisme « enterre » l’homme des Lumières

La publicité joue ici un rôle particulièrement paradoxal : issue du besoin d’accumulation du capitalisme, lui-même issu de la modernité libérale, elle misera néanmoins de plus en plus sur ce second type d’individu. Les publicités font clairement de moins en moins référence ces dernières décennies à des informations factuelles (que l’individu rationnel-autonome pourrait trier à sa guise en calculant ses préférences) pour préférer présenter aux masses des sentiments, des impressions, à travers un jeu d’associations d’idées. Les blocs de texte vantant les mérites « objectifs » et comparatifs des produits (que cela nous paraît fou aujourd’hui !) ont laissé place aux images des silhouettes dansantes de l’iPod de la période 2003-05.
Quelle « information factuelle » serait ici offerte au consommateur rationaliste ? Dit autrement, la publicité contemporaine a « enterré » l’homme des Lumières dans tous les sens du terme ; à la fois en tant que constat – elle s’aperçoit qu’il n’existe plus –, mais aussi en tant que projet – elle a largement œuvré à sa disparition en excitant ses passions.

La révolution postmoderne : du rationalisme critique à la critique du rationalisme

Cet individu rationnel se basait sur l’exemple de Descartes, dont le premier geste lors de ses Méditations fut de remettre en cause la réalité de ses sens et du monde extérieur, pour ensuite reconstruire progressivement ses certitudes avec l’usage de sa seule raison abstraite. Ce premier moment critique sera repris et radicalisé par le courant postmoderne, qui le retournera, dans un renversement étonnant, contre la raison elle-même.
Dans Penser, c’est dire non, Jacques Derrida dira du philosophe Alain qu’il est « un Descartes qui, se voulant plus fidèle au cartésianisme que Descartes lui-même, veut sans cesse recommencer les gestes que Descartes à jugés suffisants de faire une fois pour toutes ». S’inspirant de cette démarche, Derrida affirmera : « ce qui importe […], ce qui est intéressant, philosophiquement, ce n’est pas que la pensée refuse ceci ou cela, ceci plutôt que cela, c’est qu’elle soit le refus lui-même, et qu’elle soit en elle-même refus. » Cela le mènera à faire la comparaison entre le « oui » de la tête que l’individu fait en s’endormant et le « non » du réveil : « Penser c’est donc dire non car penser c’est être éveillé. » On notera que dans ce schéma la volonté de dire « oui » à quoi que ce soit – de pouvoir reconstruire après le premier moment critique en somme – est assimilée au sommeil, elle-même historiquement associée à la mort…
De façon similaire, Michel Foucault souhaite conserver des Lumières (dans sa conférence « Qu’est-ce que la critique ? ») le « principe d’une critique et d’une création permanente de nous-mêmes dans notre autonomie ». Critique de ce point de vue, et se désolant des conséquences politiques du rejet des Lumières par une part croissante de la gauche, l’universitaire Stéphanie Roza dans La gauche contre les Lumières affirme : « La gauche a appris à ses dépens jusqu’où elle pouvait aller trop loin. Ses limites à ne pas franchir sous peine d’autodestruction politique sont définies par les contours de l’héritage des Lumières et de la Révolution française, qui fut son creuset originel. » Sans juger du fond de cette analyse (car pour l’instant la gauche qui rejette explicitement les Lumières ne remporte pas beaucoup d’élections), on notera tout de même qu’en formulant les choses ainsi, Roza s’ouvre à un reproche évident. En effet, si les Lumières et la Révolution française se conçoivent d’abord comme des mouvements critiques, alors est-ce trahir leur héritage que de les critiquer ?
Quelques décennies plus tard, le mouvement « woke » (« éveillé » en argot afro-américain) dans lequel nos sociétés occidentales baignent de plus en plus, en appelle à un « éveil critique des consciences ». Cette synthèse improbable de marxisme et de postmodernisme se distingue par un éloge quasi-explicite de la négation pure et une incapacité à formuler son projet politique positivement : il faudrait « déconstruire » le monde entier, « lutter contre » certains stéréotypes, être « anti-racistes/sexistes » etc. Outre le parallèle sémantique amusant (on « s’éveille » de bon matin grâce aux « lumières » de cette aube nouvelle), le wokisme conserve des Lumières avant tout l’émancipation individuelle, tout en précisant que cette dernière passe par la destruction du « système rationaliste/patriarcal/raciste ». Pour le dire autrement, la liberté négative de ce mouvement conçoit désormais les Lumières et le rationalisme eux-mêmes comme des contraintes.
Or, cela fait désormais plusieurs siècles que nous sommes sommés d’éradiquer ces dernières.

Pierre Valentin

(1) Bien que Twitter permette désormais de concilier absence de discipline individuelle et désir de « militer » pour une cause.

Pierre Valentin publie en octobre prochain Comprendre la Révolution Woke chez Gallimard.

© LA NEF n° 360 Juillet-Août 2023