Il y a dans les Lumières un esprit de table rase et une logique de « régénération » qui peut aller jusqu’à l’élimination des insoumis, non par accident mais par logique. Entretien avec Xavier Martin.
La Nef – Vous avez publié, sur les Lumières en France, une œuvre essentielle qui malmène la vulgate médiatico-universitaire : comment avez-vous été amené à scruter d’aussi près cet objet ?
Xavier Martin – Me frottant à la genèse des codes napoléoniens, j’ai ‘découvert’ que l’archétype humain de leurs auteurs était un être pauvre, une petite mécanique égoïste. Ce fut un choc, car les grands universitaires s’extasiaient, au contraire, sur la vision de l’homme desdits législateurs, estimée spirituelle, angélique, éthérée, en bon fruit des Lumières, de la Révolution… Le dossier méritait examen ! D’où donc émergeait une si indigente anthropologie ? J’ai longtemps cru qu’elle procédait du traumatisme de la Terreur. Ce n’était pas faux, mais la vérité, en toute son ampleur, gisait plus profond. Dès 1789, sous l’optimisme, une vision réductrice de l’humain était devinable en certains propos : elle ne pouvait venir que des Lumières, qui auraient donc été le contraire de ce que tous (dont j’étais) enseignaient ! Il y fallait donc voir. Mais par où commencer ? Par la médiation de quelles circonstances assez étonnantes, après une séquence d’inconfort mental et d’hésitation, j’ai finalement risqué l’enquête, je l’ai narré au long dans mon Retour sur un Itinéraire (DMM, 2010). Ce fut un nouveau choc : la réduction de l’homme, dans l’esprit des Lumières, n’était en rien à débusquer, pister, déduire ; c’est haut et clair qu’elle s’affirmait !
Cette « idéologie » des Lumières conduit à un déterminisme qui annihile la liberté de l’homme : pouvez-vous nous l’expliquer ?
Par réaction anti-chrétienne, les ‘philosophes’ se sont targués de rétrécir l’homme à de l’organique et du mécanique. Nulle frontière, de ce fait, entre homme et animal. Ni liberté, ni volonté. Le fameux Homme Machine, de La Mettrie (1748) ? « Titre admirable » pour Voltaire, qui répète que nous sommes des machines. L’homme ? « cette machine, dit-il, qui a la faculté d’éternuer par le nez et de penser par la cervelle ». Les encyclopédistes, Helvétius ou d’Holbach, font plus qu’en dire autant : voilà qu’ils rédigent des livres entiers pour le démontrer. Leur chef de file Diderot, bien sûr, n’est pas en reste : « L’homme et l’animal ne sont que des machines de chair ». C’est décisif. Et il ajoute : machines « sensibles ». Précision cruciale, car la sensation permet de résorber les apparences d’immatériel, intelligence ou sentiments, dans le pur « sentir », donc dans l’organique (en escamotant par commodité ce qui est conscience de la sensation !), de ne voir là que simple et pure biochimie des sensations. Pensern’est que sentir, juger, vouloir n’est que sentir: expressions clés alors brandies comme des bannières. D’Helvétius, vulgarisateur en chef de l’anthropologie du temps : « La sensibilité physique est l’homme lui-même et le principe de tout ce qu’il est ». « Nous sommes uniquement ce que nous font les objets qui nous environnent ». Le libre arbitre ? Ils le répètent : une pure « chimère ». Diderot : « Il n’y a qu’une seule opération dans l’homme : c’est sentir. Cette opération, qui n’est jamais libre, se résout en pensée, raisonnement, délibération », puis décision d’agir ou non. Voltaire : « Une volonté libre est un mot absolument vide de sens ». Etc.
Vous vous êtes beaucoup arrêté sur Voltaire, sorte de mythe national intouchable : que lui reprochez-vous principalement ?
Je ne lui reproche rien. Simplement m’étonné-je que sous toutes les coutures il soit porté aux nues pour le contraire exact de ce qu’il a été. Des illustrations ? Mon Voltaire méconnu (DMM, 3e éd., 2015) en propose une pléthore ; beaucoup sont saisissantes. Voltaire passe fréquemment pour avoir combattu la technique arbitraire des ‘lettres de cachet’, alors que sans vergogne lui-même en a usé, c’est-à-dire abusé, aux fins d’obtenir l’incarcération de littérateurs qui lui déplaisaient. « Je réprouve votre opinion, lui fait-on souvent dire, mais suis prêt à me battre pour que vous puissiez l’exprimer ». Je n’ai trouvé ce mot nulle part. Je doute de sa véracité. Quoi qu’il en soit, à supposer qu’il existât, il dérogerait avec violence au comportement usuel de Voltaire. Son avis positif ? « Nous avions besoin autrefois qu’on encourageât la littérature, et aujourd’hui nous avons besoin qu’on la réprime ». Sa vue des Africains ? « Plaisante image de Dieu qu’un nez noir épaté et une faible mesure d’intelligence ». Les juifs ? Suspects pour lui de ruminer l’extermination du genre humain, il caresse l’idée que celui-ci pourrait bien prendre les devants. Un épisode biblique évoquant la mort de soixante-dix mille Hébreux, il estime qu’« il n’y avait pas grande perte ». Lors d’une guerre russo-turque, ses appels trépignants au massacre des Turcs lui valent un sec rappel de la tsarine à la décence. Etc. Un dossier stupéfiant, qu’ici j’effleure à peine, et qui a ébahi, d’évidence, maint lecteur de Voltaire méconnu.
Quelles sont les personnalités des Lumières que vous avez critiquées le plus sévèrement ? Y en a-t-il d’autres dont vous jugez la pensée ou l’action positive ?
Voudra-t-on m’en croire ? Je ne critique personne. Le préfacier d’un récent livre posthume de Jean de Viguerie le glorifie d’avoir été « un contempteur impitoyable » des Lumières. Un compliment si débridé n’eût pas flatté l’intéressé. Le rôle d’un historien est d’établir des faits, ou de les rétablir, non d’être un contempteur. En matière d’influence « humaniste » à court terme, à long terme, les Lumières ont été à peu près le véhément contraire de ce dont on les vante. En s’efforçant de restituer cahin-caha la vérité, l’on paraît donc faire le contraire de les vanter, mais réellement, pour l’historien, ce n’est pas le problème, même si le fait sourire, lorsqu’il y réfléchit, la mise en porte-à-faux d’une historiographie par trop hagiographique. Ceci donc précisé, en dehors de Voltaire, ceux qui ont pu avoir l’influence la moins saine me semblent être Rousseau et Diderot : Rousseau notamment, à cause de son mauvais ménage avec la cohérence intellectuelle, comme de ses incessants débordements de subjectivité ; Diderot, à cause de son scientisme sulfureux, comme de son art de fasciner par fulgurances. Mais ces auteurs, je les fréquente et les observe sans hostilité, comme phénomènes, intéressé par leur manière et leurs façons, même inconvenantes. Et puis, ils écrivent bien, héritiers d’une langue à maturité, qu’ils illustrent et ont su enrichir. L’ombre de la censure affine leur expression. Chez Voltaire, sur telle ou telle phrase, je fais souvent station, admiratif de l’écriture, pourtant si simple. Lui qui est démuni d’esprit métaphysique, il a le don de mettre au net certains problèmes philosophiques en termes clairs et incisifs. (Il peut même arriver – ne le répétez pas – que j’admire l’efficacité de sa dialectique anti-religieuse.) De façon plus globale, je crois pouvoir noter, au crédit des Lumières, une effusion d’effervescente curiosité intellectuelle, face à des savoirs trop souvent figés. Ceci dit, m’étant battu les flancs quant à votre question, j’ai du mal à déceler dans tout cela une « pensée » ou « action positive » : mes autres réponses aident possiblement à saisir pourquoi. Pour m’en tenir à un exemple circonscrit, si Jean Calas méritait très probablement la réhabilitation (et ce doute même est à tourner en sa faveur), la façon dont Voltaire a piloté l’ « affaire » est un tissu de faux-semblants – hypocrisie, mensonges. Mais dire ainsi, dans mon esprit, est autre chose que « critiquer » : c’est donner sa place, en faisant litière des idées reçues, au message des sources.
Qu’est-ce que la Révolution française doit aux Lumières ?
De cette Révolution, les ténors des Lumières, fort anti-démocrates, ne forment pas le vœu. Conformistes, ils inclinent pour un roi fort, mais conseillé par les philosophes. (La haute administration royale, faut-il le rappeler, est elle-même acquise largement aux Lumières.) De façon générale, ils méprisent la « canaille » populaire (à un degré qu’on soupçonne peu) et la souhaitent (j’allais dire : abrutie) au travail. Bref, les causes structurelles socioéconomiques que nous dirons ‘classiques’ pouvaient suffire au déclenchement de la Révolution. Reste que l’atmosphère des Lumières joue là un double rôle. D’une part, elle aide à la détonation. Au-dessous des « grands », influe beaucoup, à l’extrême fin de l’Ancien Régime, toute une « sous-littérature » pugnace, violente, contestataire expressément des hiérarchies. Quant aux « grands » eux-mêmes, ils ont aggravé, au moins de facto, l’usure du régime. Leur talentueuse obstination anti-religieuse aura débilité le principe politique et le principe social. Diderot, Voltaire ont propagé, à tout propos, des habitudes d’irrévérence. J’aime ce mot de Lanson, approximatif mais fort suggestif : Voltaire « n’a pas fait la démocratie révolutionnaire, il a rendu la bourgeoisie ingouvernable. Il n’a pas jeté à bas l’ancien régime, il l’a livré à ceux qui l’ont jeté à bas. Il en a ruiné les défenses, et séché le zèle des défenseurs ». D’autre part, ladite atmosphère aura contribué sans l’avoir voulu à la radicalité, y compris sanguinaire, de la Révolution. Aux brocantes complexes de l’Ancien Régime, la « philosophie » voulait substituer des idées trop simples et purement livresques, insoucieuse du fait que de toute manière l’humain est complexe, et bien plus encore le « socio-humain ». Claude Lévi-Strauss, lorsqu’il suppute une influence catastrophique à long terme de la Révolution, explicite : « Parce qu’on a mis dans la tête des gens que la société relevait de la pensée abstraite alors qu’elle est faite d’habitudes, d’usages, et qu’en broyant ceux-ci sous les meules de la raison, on pulvérise des genres de vie fondés sur une longue tradition (…). La liberté véritable ne peut avoir qu’un contenu concret : elle est faite d’équilibres entre des petites appartenances, des menues solidarités » (De près et de loin, p. 165). Pour les hommes des Lumières et la Révolution, la thérapeutique s’annonçait aisée, puisque fondée sur l’évidence, et forcément unanimiste, puisqu’il est insensé de refuser le bonheur (et du même coup, d’en compromettre l’éclosion : crime politique). D’où un esprit très imprudent de table rase, de fondation, et une propension à considérer que si les systèmes déçoivent en pratique, c’est la faute des hommes, qu’il faut eux-mêmes « régénérer » (maître verbe du temps, ravageur en puissance, mais par bonne intention ; voir mon Régénérer l’Espèce humaine. Utopie médicale et Lumières, DMM, 2008), quitte à triturer le réel concret. Souvenons-nous de Rousseau : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine » (se sentir en état !). Sur ce type d’élan, l’élimination des récalcitrants n’est pas goût du sang, n’est pas méchanceté, mais élémentaire exigence logique. Une illustration ? S’opposer sincèrement à la peine de mort comme Robespierre, et massivement guillotiner, est cohérent si installer la société sans peine de mort suppose d’abord qu’on élimine ceux qui l’empêchent de voir le jour.
Nos sociétés qui par exemple en arrivent à ne plus distinguer homme et femme sont-elles l’aboutissement des Lumières ?
Oui, largement, me semble-t-il. Au cœur philosophique du siècle en cause, on a la négation d’une nature humaine. Ce n’est pas forcément perceptible, car les ‘philosophes’, contre leur principes, s’expriment volontiers comme s’ils postulaient une essence de l’homme (sinon, comment parler ?). Ils sont, en fait, nominalistes. Pour eux, il y a gradation d’êtres animés individuels dont certains se ressemblent assez pour mentalement être agrégés en collections qu’on étiquette lions, fourmis, chevaux, – singes : un cercle auquel sont éligibles, à l’occasion, les Africains. Car la mêlée des animaux « qu’on appelle hommes » n’est pas circonscrite avec précision. Ce n’est pas pour rien qu’ « une des préoccupations majeures des Lumières sera de déterminer les critères de l’humanité » (sic) (Gusdorf). Les corollaires vont assez loin. Nulle rupture entre l’homme et l’animalité. Le « tout animal est plus ou moins homme », de Diderot, est génialement pervers, car du même coup, – trait imparable, – « tout animal » qu’on appelle homme « est plus ou moins » … non homme ! Moyennant quoi, des pans immenses d’‘humanité’ sont reléguables en des zones grises, intermédiaires : les gens de couleur, « l’espèce femelle », les paysans et autres gens du populaire. La démonstration s’en veut abondante et circonstanciée dans mon Naissance du sous-homme au cœur des Lumières (DMM, 2e éd., 2023 ; sorte de version allégée : L’Homme rétréci par les Lumières…, DMM, 2020). De nos jours encore, le lexique de Littré, biberonné aux Lumières, et reçu franc-maçon en grande pompe le même jour que Ferry (l’homme des « races inférieures » à coloniser), nous informe gravement que du « négrito », habitant d’îles malaises, « le degré anthropologique est très bas » : telle est bien la logique de ce « plus ou moins homme » énoncé par Diderot. Bref, s’émerveiller de l’usage fait par Voltaire du « rien de ce qui est humain ne m’est étranger » est d’une naïveté sans fond si l’on omet que l’écrivain, par devers soi, demeure maître d’un critère (élastique !) de l’humain. Le libre examen est une belle chose, mais si un philanthrope se mêle de librement examiner votre degré d’humanité, mieux vaudra sans doute être vigilant : l’animalisation de catégories d’hommes favorise très clairement l’hécatombe vendéenne, ainsi qu’une autre au XXe siècle, au sortir de laquelle un Vercors publiera… certain Plus ou moins Homme (1950), sans rien soupçonner, est-il évident, de tout ce qui précède. (Claude Lévi-Strauss, loc. cit., n’exclut pas que la Révolution puisse être à l’origine des « catastrophes qui se sont abattues sur l’Occident ».) Plus globalement, l’émiettement conceptuel de l’humain, dont sont brassables arbitrairement les granulés, aide aujourd’hui à rendre compte de la manie d’indistinction entre homme et femme dont fait état votre question. Et j’ose ajouter, pour faire bonne mesure, qu’avec l’idée fondamentale de l’homme machine fait bon ménage l’actuelle notion d’ « intelligence artificielle ».
Propos recueillis par Christophe Geffroy
© LA NEF N° 360 Juillet-Août 2023, version longue exclusivité internet.
Livres de Xavier Martin sur les Lumières
(liste dressée début juillet 2023)
- Nature humaine et Révolution française. Du Siècle des Lumières au Code Napoléon, 3e édition, Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2015, 277 p. [Traduction polonaise en cours.]
- Sur les Droits de l’Homme et la Vendée, Éd. Dominique Martin Morin, Bouère, 1995, 95 p.
- Human Nature and the French Revolution. From the Enlightenment to the Napoleonic Code, trad. P. Corcoran, Coll. Polygons. Cultural Diversities and Intersections (dir. Lieve Spaas), vol. 3, Berghahn Books, New York-Oxford, 2001, 292 p.
- L’Homme des Droits de l’Homme et sa compagne. Sur le quotient intellectuel et affectif du ‘bon sauvage’, 2e édition, Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2022, 283 p.
- Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne, 2e édition, Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2022, 512 p.
- Voltaire méconnu. Aspects cachés de l’humanisme des Lumières (1750-1800), 3e édition, Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2015 ; (et 4e éd, format « de poche », même éditeur, 2015). [Traduction polonaise en cours.]
- Régénérer l’Espèce humaine. Utopie médicale et Lumières (1750-1850), Éd. Dominique Martin Morin, Bouère, 2008, 383 p.
- La France abîmée. Essai historique sur un sentiment révolutionnaire, 1780-1820, Éd. Dominique Martin Morin, Bouère, 2009, 259 p. Prix Renaissance 2011. [Réédition en format « poche », Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2019, 272 p.]
- Trente Années d’Étonnement. Péripéties d’une randonnée intellectuelle, Éd. Dominique Martin Morin, Bouère, 2010, 158 p.
- Retour sur un Itinéraire. Du Code Napoléon au Siècle des Lumières, Éd. Dominique Martin Morin, Bouère, 2010, 334 p.
- S’approprier l’homme. Sur une obsession révolutionnaire (1760-1800), Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2013, 112 p.
- Naissance du sous-homme au coeur des Lumières (Les races, les femmes, le peuple), 2e édition, Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2023, 440 p.
- Beccaria, Voltaire et Napoléon, ou l’étrange humanisme pénal des Lumières, 1760-1810, Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2018, 303 p.
- L’Homme rétréci par les Lumières. Anatomie d’une illusion républicaine, Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2020, 115 p. [Traduit en grec : Ο ανθρωπίσμός του Διαφωτισμού, Ανατομία μιας δημοκρατκής ψευδαίσθησης, trad. Nianos D. Evangelos, Manifesto, Athènes, 2022.]
- Du Temps des Lumières à Napoléon. Recueil d’entretiens « révolutionnaires », Éd. Dominique Martin Morin, Poitiers, 2021, 190 p.