Réflexion sur l’autorité. Avec Hannah Arendt, nous comprenons que l’autorité véritable est en fait fondée sur plus grand qu’elle-même, sur une idée commune que l’on se fait du bien. Pour restaurer l’autorité, il nous faut retrouver le sens du collectif et de la chose commune, accepter qu’une verticalité vienne relever l’édifice, que les pierres arrêtent de crier « moi, moi, moi ! » et qu’enfin elles s’assemblent en un temple. Et il nous faut à nouveau agir ensemble : « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du grain. » (Saint-Exupéry)
En 1950, Hannah Arendt donne l’alerte : nos sociétés modernes traversent une crise de l’autorité « constante, toujours plus large et plus profonde » (1). À quels adjectifs recourrait-elle aujourd’hui devant le spectacle du monde ! Elle définit l’autorité comme un type de pouvoir spécial, qui suscite une adhésion et une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté et reconnaissent une hiérarchie – excluant donc l’usage de la contrainte ou de la persuasion par arguments. C’est, d’après Arendt, à Rome que le concept d’autorité a pu trouver sa pleine réalisation : possédait l’autorité celui dont l’action venait prolonger et augmenter l’acte de fondation de Rome. Cette fondation était pour eux sacrée, elle obligeait donc les générations futures, qui se sentaient profondément liées à elle et qui entendaient ajouter à chacune de leurs actions singulières le poids entier du passé. Les hommes dotés d’autorité étaient les anciens, les majores (littéralement, les plus grands, concrètement les sénateurs ou les patres), et cette autorité leur avait été confiée par héritage et transmission, dérivant directement de la fondation de Rome. La tradition était donc la clé de voûte de l’édifice, la condition de possibilité de toute autorité, celle qui préservait la fondation et reliait à elle, telle un fil continu. Ainsi, toute autorité tirait sa force de l’origine sacralisée de la cité. Au-delà de l’exemple romain, on en retient que l’autorité des hommes ou des choses humaines ne tient pas seule : elle est toujours seconde, adossée à une autorité première dont elle tire sa force et sa légitimité, une autorité supérieure qui représente en fait la norme suprême, l’idéal, l’idée du bien que se donne un groupe humain donné.
Une certaine idée du bien
Or toutes les idées de bien ne se valent pas : dès lors, au-delà de leur efficace sociale, toutes les autorités ne se valent pas – et on peut raisonnablement se demander si toute autorité est aimable comme telle, indépendamment du principe qui l’établit. Nous envions aux Romains l’édifice qu’ils avaient bâti et les vertus politiques conséquentes, mais voudrions-nous aujourd’hui apporter notre reconnaissance à une fondation mythologique et sacrée ? Au cours des siècles récents, c’est sur le moment révolutionnaire et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que nous avons voulu fonder l’autorité, et plus précisément sur la nation qui en était l’enfant chéri : « le principe de toute souveraineté réside dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » (2). Ce fondement national de l’autorité, qui, malgré sa part de désordre et de démesure, a opéré des œuvres en son temps (les accomplissement des hussards noirs de la République, le respect porté aux élus du peuple, l’instauration des droits civiques…), n’a pas survécu aux secousses des guerres mondiales. Il semble avoir cédé la place à une nouvelle idée du bien : l’égalité. Ou plutôt : la « passion pour l’égalité », dirait Tocqueville (3). Or, en couronnant l’égalité, nous avons élevé au sommet de la hiérarchie autoritaire une notion qui par définition refuse toute forme de hiérarchie, nous avons donc sapé la possibilité et l’acceptation même de toute autorité. Ce résultat n’est d’ailleurs pas surprenant dans une société où le libéralisme a gagné les esprits, lui qui s’est construit tout entier sur l’exclusion hors de la sphère publique de toute notion de bien substantiel – soit l’exclusion de ce qui est à même de fonder une véritable autorité.
Si l’on suit la description magistrale et prophétique de Tocqueville, l’homme démocratique, ayant passionnément embrassé l’égalité, rejette l’idée même d’une influence qui puisse s’exercer sur lui – qu’aurait donc l’autre à lui apprendre s’il est strictement son égal ? L’homme moderne n’a donc plus les outils pour reconnaître l’aristocratie de l’esprit ou la grandeur morale et se laisser nourrir par elles. Il doit compter sur ses seules forces pour se constituer une pensée, et reprendre à zéro tout l’effort intellectuel qu’avait amassé l’humanité avant lui. Une telle entreprise l’intimide et le décourage, et devant cette tâche écrasante il préfère se rallier à l’opinion commune, qui gagne peu à peu tout le monde à elle et engrange un pouvoir exorbitant. Pire encore, devant la difficulté de la vie intellectuelle ainsi bordée, l’homme démocratique se détache des choses de l’esprit pour trouver refuge dans la passion pour les choses matérielles. Et dans ce désert spirituel qui a congédié toute hiérarchie des hommes et des choses et où « l’homme meurt de soif », l’autorité ne peut prendre racine.
Force-les de bâtir une tour
Restent alors les autres formes de pouvoir : violence, ruse, pression, contrainte, négociation, persuasion. Les experts et les géomètres (ou plus exactement les « commentateurs des géomètres »), les médecins de conseils scientifiques, les technocrates en costume gris peuvent déployer leur pleine puissance. Ainsi naît un monde où tout n’est qu’horizontalité, où le sens s’amenuise, où chacun n’est plus pierre du temple et partie du tout, mais caillou sur un tas de gravats, « ainsi la pierre hors du temple ou le mot sec hors du poème ou tel fragment de chair qui ne fait point partie d’un corps » (4).
Mais de même que les problèmes sont liés et s’approfondissent les uns les autres, les solutions sont solidaires entre elle : ainsi, restaurer l’autorité, c’est aussi retrouver le sens du collectif et de la chose commune, accepter qu’une verticalité vienne relever l’édifice, que les pierres arrêtent de crier « moi, moi, moi ! » pour s’assembler en un temple, que chacun concoure à l’édification de la citadelle et devienne ainsi frère. « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du grain. » (4) Pour cela, il faut qu’une certaine idée du bien vienne unifier par en-haut la structure et fonder l’autorité. Et c’est là une difficulté certaine de l’entreprise : nous ne pourrons totalement faire l’économie de nous mettre d’accord sur une idée du bien – ou de nous laisser convaincre ensemble par la force intrinsèque d’une idée du bien. Or des siècles de christianisme et un siècle de destructions massives sont passés par là, qui nous empêchent de nous amouracher d’idéaux païens tels que la fondation sacrée d’une ville, ou d’idéaux purement juridiques tels que les droits de l’homme, assez dévitalisants comme principes d’autorité ; il nous faut aussi un idéal capable de nous arracher au culte de l’égalité érigé en principe d’organisation sociale.
Chrétiens, une voix à faire entendre ?
Peut-être est-ce là que les chrétiens ont une voix à faire entendre, pour proposer le trésor qu’ils ont reçu en héritage : celui d’une connaissance restée intacte de la nature humaine, d’un attachement fidèle à la loi morale naturelle, d’un amour vrai du particulier et des communautés humaines singulières, d’un culte rendu au Dieu Père et créateur. Saint-Exupéry disait encore : « Pour créer l’arbre, tu as jeté d’abord la graine où il dormait. Il est venu d’en haut et d’en bas. Ta pyramide n’a point de sens si elle ne s’achève en Dieu. Car celui-là se répand sur les hommes après les avoir transfigurés. Tu peux te sacrifier au prince si lui-même en Dieu se prosterne. Car alors ton bien te revient ayant changé de goût et d’essence. » (4)
Il n’est pas sûr qu’on puisse encore longtemps se passer d’une autorité véritable, et se contenter de faire vivre ensemble des hommes liés par un pacte de non agression mutuelle mais peu incités à bâtir ensemble la citadelle qui les protègera ensuite de ses remparts. Hannah Arendt nous a mis en garde : « vivre dans un domaine politique sans l’autorité ni le savoir concomitant que la source de l’autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se trouver un nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré ni la protection de normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre ensemble des hommes. » (1)
Élisabeth Geffroy
(1) Hannah Arendt, La crise de la culture (1961).
(2) Déclaration des droits de l’homme, art. 3.
(3) Cf. Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
(4) Saint-Exupéry, Citadelle.
© LA NEF n° 359 Juin 2023, mis en ligne en juillet 2023, version longue exclusivité internet