Baudelaire par Carjat (1862) ©Wikimedia

Baudelaire : la réponse de Dieu au poète

Baudelaire fut un poète inquiet, l’homme du De profundis qui criait dans la vallée des larmes. On peut voir en sainte Thérèse de Lisieux une réponse mystérieuse au « poète maudit ».

Baudelaire est mort il y a un peu plus de 150 ans, muni des sacrements de l’Église. Il serait bien court de ne voir en lui qu’un débauché fumeur de haschich, un dandy écrasé par le spleen, un héritier qui dilapida sa fortune. S’il assuma jusqu’en sa chair les ténèbres d’un monde sans espérance et remua « la ménagerie infâme de nos vices », il n’a rien en commun avec le bourgeois qui confesse tranquillement son athéisme. Il faut relire le mépris avec lequel il tient, dans Pauvre Belgique ! les « prêtrophobes » et les libres penseurs qui ont rabougri l’envergure du monde en extirpant de la conscience toute idée d’une rétribution divine : « Ayant imaginé de supprimer le péché, les libres-penseurs ont estimé qu’il était ingénieux de supprimer le juge et d’abolir le châtiment. C’est ce qu’ils nomment exactement le progrès. »
Il y a quelque chose de prophétique dans sa dénonciation d’une vie sans âme, où tout s’achète et se vend. Baudelaire est en ce sens un antibourgeois, un « antimoderne » dans la ligne des psaumes : « L’homme comblé ne dure pas : il ressemble au bétail qu’on abat […] troupeau parqué pour les enfers et que la mort mène paître » (Ps 48). Il aurait pu signer cette parole de Nietzsche qui moque l’idolâtrie sanitaire du monde païen : « On a son petit plaisir pour le jour, son petit plaisir pour la nuit, mais on révère avant tout la santé. » Houellebecq participe également de son esprit quand il écrit : « Je suis catholique dans le sens où je donne à voir l’horreur du monde sans Dieu. » L’âme inquiète du poète a quelque chose du mystique, comme une parenté inversée. À l’attrait du divin il répond en sondant son propre gouffre. « Sa poésie d’impénitent supplicié fut si sacrilège qu’elle est devenue, par antinomie, suggestive de l’adoration », écrit Bloy dans Un brelan d’excommuniés. Il poursuit un « Dieu inconnu », masqué et versatile, qui donne « la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés » (Bénédiction). Bloy écrit encore de lui qu’il « fut catholique à rebours, à la manière des démons qui “croient et tremblent” suivant la parole de saint Jacques » (Jc 2, 19).
Baudelaire fut un cœur inquiet, comme Augustin. Il témoigna d’une lucidité implacable sur les mensonges de l’homme, sur la nature blessée, sur l’ambiguïté de la beauté dont le regard est à la fois « infernal et divin ». Il scruta « jusqu’à l’intime la pierre obscure et sombre » (Jb 28, 3) d’un monde soumis au désespoir. Comme Job qui maudit le jour de sa naissance, il fit monter dans la bouche de sa mère l’angoisse d’avoir enfanté un monstre : « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères, / Plutôt que de nourrir cette dérision ! » (Bénédiction).
Il est le poète du péché, qui suppose la connaissance d’une clarté plus profonde et la révélation d’un amour blessé. Il fut l’homme du De profundis qui criait dans la vallée des larmes. Il regretta que le curé de Honfleur n’ait pas compris que ses poèmes partaient « d’une idée catholique », celle du pécheur qui attend sa rédemption à travers la mort. Baudelaire descendit aux enfers, dans l’opacité d’un monde qui attendait confusément la lumière. Il est le poète du samedi saint. En remonta-t-il ? Fit-il l’expérience du petit matin de Pâques ? Nadar lui demanda, juste avant sa mort : « Comment peux-tu croire en Dieu ? » Il montra avec « un cri d’extase » la place de l’Étoile illuminée par « la pompe splendide du soleil couchant ». « Assurément, il croyait », conclut Nadar.
La petite Thérèse est née juste après sa mort, comme une petite sœur. Elle vécut dans l’héroïcité de la foi la traversée d’un monde dépourvu d’espérance. Elle affronta les ténèbres de l’ultime tentation, celle du désespoir. Il faut relire ses manuscrits comme une réponse mystérieuse au « poète maudit » : « Je suppose que je suis née dans un pays environné d’un épais brouillard. […] Le Roi de la patrie au brillant soleil est venu vivre trente-trois ans dans le pays des ténèbres ; hélas ! les ténèbres n’ont point compris que ce Divin Roi était la lumière du monde… Mais Seigneur, votre enfant […] vous demande pardon pour ses frères, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voulez le pain de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d’amertume où mangent les pauvres pécheurs avant le jour que vous avez marqué… »
Puisse-t-elle « jeter des fleurs » au cueilleur des Fleurs du mal, qui suppliait la Beauté de lui ouvrir enfin la porte « d’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ».

Père Luc de Bellescize

© LA NEF n° 351 Octobre 2022, mis en ligne en juillet 2023.