L’oraison

Ascension de l’âme qui cherche Dieu, dialogue, rencontre véritable, « commerce intime d’amitié, où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu dont on se sait aimé », épreuve de solitude, d’assiduité, d’intériorité, de foi, qu’est-ce précisément que l’oraison ?

Le mot « oraison », à la différence de beaucoup d’autres relevant du vocabulaire religieux, a gardé sa spécificité chrétienne ; pourtant son quasi-synonyme « méditation » se voit utilisé dans d’autres systèmes religieux, voire dans un contexte qui peut être areligieux, comme la « méditation de pleine conscience ». Il y a comme une irréductibilité du mot à passer hors du christianisme. Pour nous aider à le comprendre, trois définitions traditionnelles de la prière se présentent.

Une ascension de l’âme

Après Evagre tout d’abord, les Pères nous enseignent que l’oraison est une ascension de l’esprit, ou de l’âme, vers Dieu. Il s’agit donc d’une activité qui permet de chercher un Être situé au-delà de la sphère humaine, transcendant ; mais la mentalité contemporaine, qui refuse avec Kant que Dieu puisse se présenter à nous comme un objet de connaissance, récuse cette prétention, stigmatisée comme un rêve d’union égoïstement recherchée avec un divin transcendant, et lui oppose la prière prophétique, où finalement, c’est « l’homme qui s’exprime lui-même ». Cependant, bien loin d’être une contamination de la pensée chrétienne par le néoplatonisme, cette conception de la prière est ancrée dans la Parole de Dieu : l’homme doit chercher Dieu, mais ses pensées ne sont pas celles de l’homme (Is 55, 8).

Une conversation

La prière est aussi définie comme un entretien, une conversation avec Dieu, un dialogue. Il s’agit d’une relation entre deux personnes, celui qui prie et le Dieu vivant, à la fois transcendant et accessible. Les Latins ont voulu expliquer le mot oraison, dérivé du verbe orare, à partir du mot bouche, os ; même si l’étymologie n’est pas confirmée par les spécialistes, on peut en retenir l’idée : celui qui prie parle, ouvre la bouche pour s’adresser à Dieu. Cela n’est possible que si Dieu a parlé le premier, s’est révélé. L’oraison sera donc une réponse à une parole divine première, l’entrée dans un colloque. L’oraison est ainsi un face-à-face, pour ainsi dire, comme le Deutéronome le dit de Moïse (5, 4). Mystère de l’oraison, car si on ne peut voir la face de Dieu, on peut cependant entrer en relation avec lui. N’est-ce pas là aussi qu’il nous donne son Esprit, son souffle de vie ? C’est alors une sorte de « bouche-à-bouche », pour les noyés que nous sommes : nous avons besoin de son souffle vital. Déjà, au désert d’Égypte, saint Antoine le Grand l’avait compris, en indiquant dans sa dernière exhortation que la prière est une sorte de respiration surnaturelle (1). Le pape François reprend lui-même l’image : le chrétien « ne supporte pas d’être asphyxié dans l’immanence close de ce monde, et […] il soupire vers Dieu, il sort de lui-même dans la louange et élargit ses limites dans la contemplation du Seigneur » (2).

Le secret

Dans le Discours sur la montagne, au chapitre 6 de saint Matthieu, le Christ nous donne une catéchèse précieuse sur la prière : « Toi, quand tu pries… » Il faut te retirer, fermer ta porte, prier le Père dans le secret. Tu ne le verras pas, mais lui, ton Père, voit dans le secret : il t’exaucera. Les flots de paroles sont inutiles : ton Père sait ce qui te convient avant même que tu lui en parles. Ne pourrait-on pas objecter qu’alors, il ne sert à rien de lui parler ? Ce serait un peu court, car la relation même avec Dieu, indépendamment de ce qu’il peut nous accorder, est déjà un grand bien pour l’homme. « La prière est le premier des biens pour l’homme, puisqu’elle le met en rapport avec Dieu, écrit Dom Guéranger dans la préface de son Année liturgique, car là, l’homme est à sa place devant son créateur et sauveur. » C’est vrai de toute prière, de la demande et de l’action de grâces ; mais plus particulièrement de l’oraison proprement dite.

Le temps

Sainte Thérèse d’Avila en a formulé la définition classique : « c’est un commerce intime d’amitié, où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu dont on se sait aimé » (3). Solitude, assiduité, intériorité, foi, telles sont donc les caractéristiques de l’oraison. On a vu déjà la dimension de dialogue. Sainte Thérèse précise qu’il doit se dérouler dans la solitude, fidèle traduction du texte évangélique évoqué plus haut. Surtout, elle insiste sur la fréquence de la prière : il faut « s’entretenir souvent avec Dieu… » La répétition elle-même forme notre âme, affine son orientation. Car il faut du temps pour s’habituer à Dieu, se déprendre des choses du monde. Et en même temps, il faut laisser du temps à Dieu pour opérer en nous. « Le Verbe de Dieu a habité dans l’homme et s’est fait fils de l’homme pour accoutumer l’homme à saisir Dieu, et accoutumer Dieu à habiter dans l’homme, selon la pensée du Père », écrit saint Irénée (4). Déjà Aristote avait fait remarquer que l’amitié ne peut s’instaurer que « si on a épuisé la mesure du sel », c’est-à-dire si on a pris ensemble de nombreux repas au point de vider la salière. Si nous voulons grandir dans la charité, cette amitié divine avec Dieu, il faut y consacrer du temps.
La foi enfin : on « s’entretient avec ce Dieu dont on se sait aimé » par la foi, sans sentir, sans expérimenter cette charité de Dieu qui nous enveloppe et nous appelle à son intimité. Dieu est Esprit, et c’est spirituellement que l’on va à lui, même si parfois la sensibilité elle-même peut être touchée. L’Esprit prie en nous en des gémissements inénarrables, nous dit saint Paul (Rm, 8, 26), et cette prière n’est pas non plus perceptible par celui qui prie. Saint Antoine le Grand affirmait : « la prière n’est point parfaite, où le moine a conscience de soi, et connaît qu’il prie » (5).
Ainsi, la pratique de l’oraison est intimement liée à la révélation que Dieu a faite de lui-même dans le Christ. Face à un Dieu absolument transcendant, l’homme est appelé à la soumission, non à un commerce d’amitié ; dans un climat religieux où domine la loi, il peut se contenter d’observer des commandements ; mais si Dieu se révèle comme Père dans le Christ, alors c’est un besoin que de le chercher dans le secret, de prendre du temps pour lui, de l’attendre.

Par un moine de Fontgombault

(1) Vie d’Antoine par saint Athanase, n. 91.
(2) Gaudete et exsultate (2018), n. 147.
(3) Vie par elle-même, 8, 5 ; Gaudete et exsultate, n. 149.
(4) Adv. haer., III, 20, 2.
(5) Cassien, Conférence X, chap. 31.

© LA NEF n° 356 Mars 2023, mis en ligne en juillet 2023