Ce que les émeutes urbaines révèlent de notre société

Les émeutes qui ont touché la France après la mort de Nahel à Nanterre le 27 juin dernier n’ont rien d’un phénomène anecdotique : elles révèlent la grande faiblesse de notre société, qui repose sur les valeurs maîtresses de la classe moyenne.

Les désordres ont cessé. L’émotion est retombée. Il est maintenant possible d’avoir une vue complète des troubles qui ont secoué nos villes à la fin du mois de juin et d’en mesurer la portée.
Sur le moment, nos responsables politiques, bousculés par la soudaineté des évènements, ont couru au plus pressé : le maintien de l’ordre. L’action de la police a été la principale préoccupation du gouvernement. Les partis d’opposition n’ont pas cherché plus loin que les ministres. Certains, à l’extrême gauche notamment, ont dénoncé la brutalité des forces de l’ordre, cause, selon eux, de l’embrasement de nos banlieues. D’autres, à droite, ont au contraire loué la retenue des policiers et des gendarmes et affirmé que le retour de la paix était dans une sévérité accrue contre les fauteurs d’une violence aveugle. Les « acteurs du terrain », sociologues, élus locaux, animateurs d’association et commentateurs de presse, ont tenté d’élargir la réflexion collective mais leurs analyses n’ont pas débouché au-delà d’appels à une « politique de la ville » renforcée, à une « école publique » plus performante et à l’application plus exigeante de notre « pacte républicain ». Rien de neuf. Notre classe dirigeante en reste à des idées connues et pratiquées depuis près d’un demi-siècle. Tout au plus se dispute-t-elle plus âprement sur la limitation de l’immigration africaine.
Cet article ose avancer que les récentes émeutes ont une portée qui dépasse de loin les analyses courantes. Les explosions de révolte ne prendront fin ni avec des améliorations dans les méthodes policières, ni par un accroissement des subventions publiques aux quartiers « difficiles », ni même dans une application plus scrupuleuse du pacte républicain. La réflexion doit creuser beaucoup plus profond pour que l’action publique puisse être efficace.
Pour essayer de convaincre le lecteur de La Nef, je lui propose de reprendre l’outil interprétatif que j’ai eu l’honneur de lui présenter, il y a un an, pour expliquer les résultats de l’élection présidentielle (cf. le résumé de cet article ci-dessous en annexe). Il me semble éclairer aussi le sujet d’aujourd’hui. Je ne développerai pas à nouveau la description de cet outil. Il suffit d’indiquer que, selon lui, le devenir de notre nation est aujourd’hui lié au bien-être de sa classe moyenne. Depuis un demi-siècle, cette classe est aiguillonnée par le désir irrépressible d’élargir son bien-être. La réalisation de son aspiration domine notre vie politique, sociale et culturelle. En cela, d’ailleurs, notre peuple ne suit pas un chemin original. Il marche la main dans la main avec les autres peuples d’Occident.

Une conception matérialiste

L’aspect politique de l’ordre construit par notre classe moyenne afin de satisfaire son bien-être, a été examiné dans l’article précité. Arrêtons-nous à son volet culturel. Les valeurs de notre classe moyenne, s’organisent autour d’un principe simple : à l’image de sa passion pour le confort, elle a une conception de la vie et du monde, strictement matérialiste et pratique. C’est pourquoi elle a renversé sans états d’âme presque toutes les barrières morales et religieuses que nos ancêtres jugeaient nécessaires ou infranchissables. À la place de la culture qu’elle a détruite, elle nous a conduits dans un système qui repose sur trois valeurs principales : le libéralisme, l’individualisme et le relativisme.
Officiellement, notre pacte républicain s’appuie toujours sur les trois piliers établis par la Révolution : la liberté, l’égalité et la fraternité. Nos dirigeants ne cessent de le proclamer. Mais c’est un leurre. Dans la réalité de notre temps, la liberté a mué en libéralisme, l’égalité a dérivé en individualisme et la fraternité a laissé la place au relativisme. La société française est sortie, progressivement et sans bruit, du pacte conclu en 1789. Elle est maintenant autre. L’appel aux valeurs républicaines de notre passé est inopérant parce qu’il ne se réfère plus à l’expérience collective que nous vivons.

Libéralisme, individualisme et relativisme

Décrivons rapidement les trois piliers de la nouvelle organisation de notre société. Le libéralisme s’applique d’abord à l’économie. Il est apparu comme une valeur précieuse à la classe moyenne, parce qu’il lui a apporté une foule de biens et services nécessaires à son bien-être, au coût le plus bas et dans les quantités les plus grandes. La mondialisation des échanges en est une illustration. Le libéralisme s’est étendu logiquement à l’immigration, qui, en accroissant l’offre de main-d’œuvre, a maintenu les salaires à des niveaux acceptables pour les consommateurs de la classe moyenne.
L’individualisme est moral. Quand on met toute son énergie dans la poursuite d’une existence toujours plus confortable et plus commode, on est conduit, tôt ou tard, à s’irriter des barrières éthiques qui l’entravent. L’accomplissement de soi dans le bien-être nécessite un élargissement permanent des droits individuels au nom d’une identité qu’on veut pleinement reconnue par la société. Nous en avons un exemple dans la volonté des LGBT à faire accepter leurs « droits sexuels ». Aujourd’hui, la profusion des droits légalisés par notre pouvoir politique est telle qu’il n’y a plus de norme morale. La sincérité suffit à garantir la pertinence du choix individuel.
Le relativisme, enfin, est social. Celui qui cherche l’accomplissement de soi dans la jouissance inconditionnelle d’un bien-être matériel et moral qui lui est propre ne peut refuser à ses concitoyens d’en faire autant à leurs façons. Dans notre société, la tolérance remplace la fraternité. Elle est devenue une obligation sans laquelle l’ordre public ne peut tenir. La loi punit sévèrement ce qui lui porte atteinte. Elle promeut ainsi le relativisme.
Nous qui vivons dans cette société, que la classe moyenne a façonnée à son profit, avons l’impression que ces trois piliers sont solides et qu’ils garantissent sa pérennité. Je suis persuadé du contraire : ce qui me frappe dans l’ordre auquel notre classe moyenne est furieusement attachée, c’est sa fragilité. Il aura du mal à durer encore longtemps. Les émeutes qui viennent de secouer notre pays nous en apportent une preuve éclatante.
À première vue, les évènements de juin dernier sont incompréhensibles. On ne peut parler d’une révolte des banlieues défavorisées, puisque des centaines de villes moyennes ont été atteintes par les désordres, dont une bonne part n’avait pas de banlieue ni même de « quartier sensible » répertorié par l’administration. On incrimine la population immigrée, mais laquelle ? Elle ne forme pas un bloc unifié ; elle est constituée d’une poussière de petites communautés qui diffèrent profondément par la langue, les mœurs, le pays d’origine, le niveau scolaire. On cherche en vain une force organisatrice des émeutes : elles n’ont obéi à aucun chef connu, n’ont répondu à aucun mot d’ordre général, n’ont suivi aucun déroulement uniforme. Elles se sont éteintes aussi soudainement qu’elles avaient éclaté. Et puis comment expliquer les incendies qui ont détruit des écoles, des médiathèques et des mairies ? À qui les pharmacies et les salons de coiffure dévastés avaient-ils fait du mal ?
On relève, il est vrai, quelques traits communs à ceux qui ont pris part aux émeutes. Ils faisaient tous partie de la population urbaine. Exceptés quelques militants de l’extrême gauche, ils appartenaient, non pas à la classe moyenne, mais aux milieux populaires, ceux que ravagent le chômage, la précarité et la marginalisation. Les immigrés récents, originaires d’Afrique du nord et d’Afrique sub-saharienne y étaient majoritaires. Les adolescents en constituaient la part la plus violente, la plus déterminée. C’est avec ces maigres indices qu’il faut résoudre l’énigme.

Fascinés par la société du bien-être

Reprenons l’outil interprétatif que nous avons utilisé plus haut. Les individus qui se sont révoltés étaient liés par une aspiration commune et une seule : ils étaient et restent fascinés par notre société de bien-être. Immigrés venus chez nous dans le but d’une vie plus facile, enfants de milieux ruraux à la recherche de plus d’aisance, ouvriers laissés-pour-compte par la « désindustrialisation » du territoire national, tous rêvent d’accéder à ce confort que notre classe moyenne fait miroiter devant leurs yeux. Ils imitent son matérialisme tranquille : ni les prêtres, ni les imans n’ont beaucoup d’influence sur eux. Gagner le plus d’argent possible et le plus rapidement possible est leur principale préoccupation. Ils ont créé une société qu’ils veulent à l’image de leur modèle, mais qui n’en est qu’une caricature grimaçante. Le libéralisme y dégénère en trafics de drogue. L’individualisme débouche sur des quêtes d’identités incompatibles avec la tranquillité publique : bandes rivales qui s’entretuent, ou intégrisme musulman dont la pointe extrême est le djihadisme. Quant au relativisme, il s’impose dans des quartiers où se mêlent les origines les plus variées, mais il est subi, pas choisi.
Pour autant, cette masse d’individus constate qu’elle ne réussit pas à monter dans l’échelle sociale. La classe moyenne lui demeure fermée et son bien-être inaccessible. Un obstacle invisible lui ferme la route : elle ne dispose pas du capital matériel et intellectuel de ceux qu’elle veut imiter. Les adolescents y sont les plus douloureusement sensibles parce que leurs attentes sont les plus fortes. Alors, au moindre incident qui leur rappelle leur frustration, ils sont secoués par des accès de fureur aveugle. Ils veulent se faire reconnaître comme membres de plein droit de la société du bien-être. En juin, ils ont même porté le relativisme officiel à son achèvement nihiliste. C’est lui qui était à l’œuvre dans la destruction des écoles, des mairies et des transports publics.
Notre société d’aisance est-elle capable de réduire cette contradiction redoutable, qu’elle a elle-même créée ? Nous ne le savons pas. En tout cas, pas en la niant, à la manière de ces commentateurs qui voient dans les émeutes de juin, rien d’autre que des « rituels archaïques et claniques » voués à s’effacer. Penser ainsi, c’est nous préparer un avenir de violence et de nihilisme grandissants.

Michel Pinton
Ancien maire

Annexe : « Le sens du dernier cycle électoral »

Résumé du texte de Michel Pinton paru dans La Nef n°351 d’octobre 2023 (p. 8-11) utile à la compréhension du présent article.

Parmi les trois candidats à l’élection présidentielle de 2022 arrivés en tête (E. Macron, M. Le Pen, J.-L. Mélenchon), aucun n’a esquissé pour la France une vision de long terme ; seules dominaient les mesures de court terme. Comment expliquer cela ? Tout simplement par l’indifférence à notre histoire. Mais comment avons-nous pu abandonner les grandes utopies politiques pour ne plus nous battre que pour des avantages immédiats ?
La réponse se trouve dans la révolution de 1968 : façonnée par la double découverte de la « société de consommation » et de la pilule anticonceptionnelle, la génération de Mai 68 a acquis l’idée d’un droit inconditionnel au bien-être immédiat. Et cette aspiration a été si puissante qu’elle a écarté les valeurs héritées du passé et les préoccupations pour l’avenir.
Or ces « révolutionnaires » avaient un autre trait commun, en fait indissociable du premier : tous les étudiants contestataires appartenaient à la classe moyenne. Et ils ont échoué à entraîner derrière eux les ouvriers et les paysans – malentendu qui perdure. « La passion du bien-être, a observé Tocqueville, est essentiellement une passion de classe moyenne ; elle grandit et s’étend avec cette classe ; elle devient prépondérante avec elle », mais elle ne va guère au-delà.
De là, on peut examiner toute l’histoire politique depuis Valéry Giscard d’Estaing comme une succession de décisions prises pour répondre à cette aspiration au bien-être qui meut la classe moyenne (droit à l’avortement, « société libérale avancée », construction européenne, idéal giscardien de la liberté dans l’ordre et du progrès dans la tolérance, contournement du référendum populaire sur le Traité de Lisbonne, « mariage pour tous », subordination de notre politique étrangère à un consensus européen ou à une coalition atlantique…).
Et la leçon de la dernière élection présidentielle est qu’en fait la classe moyenne « progressiste » est loin de rassembler deux Français sur trois. Elle doit se contenter de moins d’un sur quatre.

© LA NEF n° 361 Septembre 2023