Les révolutionnaires ont souvent considéré que la violence était chose permise. Et si notre société avait en fait embrassé leur morale, en ayant fait sien l’adage plus général : « la fin justifie les moyens » ? De récents événements politiques tendent à le démontrer… Or ce faisant, nous tournons le dos à la morale chrétienne qui a forgé notre civilisation et qui avait réfuté cet adage en lui substituant la très subtile doctrine dite du double effet.
« Pour nous, tout est permis car nous sommes les premiers au monde à lever l’épée non pas pour opprimer et réduire en esclavage, mais pour libérer l’humanité de ses chaînes… Du sang ? Que le sang coule à flots ! » (1). Ainsi les révolutionnaires ont-ils souvent en commun de considérer que la violence est chose permise. Pire : chose considérée comme nécessaire et donc justifiée. Ce recours autorisé à la violence qui ne s’accompagne d’aucun scrupule, d’aucun garde-fou, heurte nos esprits par sa radicalité. Et pourtant ! Et si les partisans de la révolution avaient conquis, discrètement mais non moins réellement, le vaste continent de la morale ? Un combat gagné par eux au cours de cette conquête est celui de la relégation du vieux dicton chrétien : « la fin ne justifie pas les moyens ».
Extension du domaine de la morale révolutionnaire
Les émeutes qui ont semé le chaos à la fin juin se sont chargées de nous le rappeler. À un double titre. En premier lieu, des vandales se sont levés, qui ont brûlé, pillé, blessé, le tout au nom de la « justice » (comprendre : la vengeance – ou juste le désœuvrement). En second lieu, certains politiques ont parlé, qui ont voulu donner à ces saccages le doux nom de « révolte » (2) et les justifier en leur donnant qui une explication déterministe, qui une noblesse politique valant absolution. Ils ont convoqué cet imaginaire de la violence comme moment transitoire qui fait accoucher l’histoire. Les uns par leurs actes, les autres par leurs discours, ont ainsi défendu l’idée que oui, la fin justifie les moyens, fussent-ils extrêmes.
Mais sont-ils vraiment seuls à penser en ces termes, et à avoir embrassé la morale révolutionnaire ? Un phénomène du siècle nous semble être le ralliement par défaut de nos contemporains à cette vision simple, commode, instinctive par certains aspects, qui a l’avantage de décharger chacun de bien des scrupules et interdits dans la conduite personnelle. Il prend dans l’ordinaire de nos existences des formes bien plus feutrées que celle du pillage : mensonge au nom de la réussite d’un bel objectif, égoïsme au travail au nom de la nécessité de faire avancer sa carrière pour que vive sa famille, etc. Nous avons cessé de scruter chacun de nos actes en les passant au tamis du bien et du mal. Nous avons oublié que la finalité en vue de laquelle est accompli un acte ne nous dédouane pas de peser la bonté ou la nocivité de cet acte. Nous avons porté tous nos regards sur le résultat, sur l’intention, en négligeant la chaîne d’actions intermédiaires qui a rendu possible ce résultat. Nous avons perdu collectivement le sens moral qui nous avait conduits à ériger en maxime : « la fin ne justifie pas les moyens ».
Le recul de la morale chrétienne
Or, ce qui se cache derrière cette perte, c’est tout simplement le recul de la morale chrétienne, qui avait notamment proposé comme alternative la très subtile doctrine dite du double effet : on ne peut jamais viser directement un mal au nom d’un bien qui pourrait en sortir. On peut en revanche accepter une action bonne ou neutre dont l’effet direct recherché est bon, mais qui aura aussi pour autre conséquence un effet mauvais non recherché, mais inévitable et permis tant qu’il est proportionné.
Cette condamnation du moyen violent, fût-il mis au service d’une juste cause, est un exemple parmi tant d’autres du trésor moral, civilisateur (en ce qu’il affine l’agir humain) que l’Église peut apporter à nos sociétés dont la pauvreté est bien plus morale que matérielle. Alors qu’il venait tout juste d’atterrir en France, Benoît XVI avait tenu à rappeler dès sa première prise de parole « la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences » (3). Voilà une belle mission pour les catholiques que nous sommes ! Et une responsabilité qui devrait nous jeter dans l’action, là où la sidération tend à l’emporter chez ceux que désole le spectacle du désert moral.
« Augmenter le bien », notre responsabilité !
Et cette responsabilité qui consiste à défendre pied à pied la morale chrétienne n’est pas une tâche assommante, non, elle consiste à vouloir « augmenter le bien » et contient en elle la joie des bâtisseurs. C’est encore Saint-Exupéry qui en parle le mieux, lui qui justement arrive à saisir d’un seul tenant l’aspiration à la justice sociale et l’exigence morale, lui qui devrait à ce titre inspirer tous ceux qui se veulent plein d’une compréhension fraternelle envers les plus démunis :
« – Car il convient, dit-il, d’en extirper le mal.
– Tu risques de tout extirper, lui répondis-je. N’est-il pas préférable plutôt qu’extirper le mal d’augmenter le bien ? Et d’inventer les fêtes qui ennoblissent l’homme ? Et de le vêtir de vêtements qui le fassent moins sale ? Et de mieux nourrir ses enfants, afin qu’ils puissent s’embellir de l’enseignement de la prière sans s’absorber dans la souffrance de leurs ventres ? » (4).
Elisabeth Geffroy
(1) Éditorial du Glaive rouge, organe de presse de la police politique soviétique de Kiev, 1919.
(2) Cf. Jean-Luc Mélenchon, « La révolte des quartiers est une lutte de classes » – soutenu par d’autres personnalités LFI.
(3) Discours à l’Élysée de Benoît XVI, le 12 septembre 2008.
(4) Saint-Exupéry, Citadelle, Folio, 2000.
© LA NEF n° 361 Septembre 2023