Lectures Juillet-Août 2023

JOSEPH MALEGUE, A LA (RE) DECOUVERTE D’UNE ŒUVRE
PAR JOSE FONTAINE, BERNARD GENDREL (DIR.),
suivi de Les Ogres ou Les Samsons aveugles, Cerf, 2023, 400 pages, 36 €.

On attribue à Mitterrand cette classification inattendue : « Le monde se divise en deux catégories d’hommes, ceux qui ont lu Les deux étendards de Lucien Rebatet et ceux qui ne l’ont pas lu. » Nous adapterions volontiers l’aphorisme à Augustin ou le maître est là de Joseph Malègue, non pour désigner un groupe de happy few qui s’enorgueilliraient de connaître un très gros roman oublié, mais pour dessiner une communauté de sensibilité à une atmosphère sensible et spirituelle. « Ce grand roman, écrit Thibaud Collin, peut se lire comme une tentative de subjectivation de la crise moderniste, c’est-à-dire la manière dont cette crise a été vécue en première personne par certains fidèles catholiques. » Les uns reprochèrent à Malègue d’avoir gâché son roman par la philosophie, d’autres d’avoir trahi la philosophie par le romanesque. C’était oublier, derrière les controverses intellectuelles, les « consciences déchirées ».
Joseph Malègue, à la (re) découverte d’une œuvre. Le titre de cet ouvrage collectif suggère bien que la lutte pour sortir l’auteur de l’oubli n’est pas finie. Après la réédition d’Augustin par le Cerf (2014), puis de Pierres noires par Ad Solem (2017), la diffusion d’études universitaires est un pas supplémentaire, en attendant l’éventuelle mise en scène de la pièce inédite qui complète l’ouvrage. Il suffit parfois, pour remettre une œuvre en lumière, de quelques lecteurs capables de fonder leur ferveur en raison. Ce volume en regorge, entre autres Alain Lanavère qui dresse un amoureux hommage au personnage d’Anne de Préfailles, Bernard Gendrel qui voit dans Augustin le chef-d’oeuvre du roman de conversion (notamment parce qu’il cherche moins à démontrer qu’à montrer) ou encore Zofia Liwitnowicz-Krutnik, qui explore l’étiquette « Proust catholique », souvent accolée à Malègue en passant.
« C’est moins par ce qu’il s’interdit que se caractérise le roman chrétien que par le supplément de vérité qu’il tâche d’apporter au monde des lettres. Le devoir n’est jamais négatif qu’en apparence », écrivait Malègue. Voilà une vérité qui vaut autant pour les consciences déchirées que pour l’art romanesque.

Henri Quantin

LE DROIT NATUREL
PHILIPPE PICHOT-BRAVARD
Préface du Cardinal Burke, Via Romana, 2023, 182 pages, 17 €

Euthanasie, « aide à mourir dans la dignité », « mariage pour tous », constitutionnalisation du droit à l’avortement, procréation médicalement assistée, transgenre, etc. Le déferlement des lois, souvent présentées comme répondant aux exigences des « droits de l’homme », auquel on assiste en Occident depuis plusieurs décennies, bafoue en réalité les principes du droit naturel, soulevant ainsi la grave question de l’avenir de l’être humain. Pour saisir les enjeux présentés par de telles évolutions et pour sortir des confusions qu’elles engendrent, la lecture de l’ouvrage de Philippe Pichot-Bravard s’avère indispensable.
Avec un sens remarquable de la pédagogie, l’auteur prend le sujet à son point de départ en rappelant l’universalité fondatrice du droit naturel, un concept déjà objet de débats dans la Grèce antique et chez les Romains. Leurs intuitions anticipaient l’enseignement plénier qui sera donné par les Évangiles. « Le Christ n’est pas un juriste », écrit Pichot-Bravard. Et de préciser : « La loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi ». Ce principe ne repose donc sur aucune appartenance confessionnelle, d’où sa nette distinction avec « le judaïsme et l’islam qui imposent à leurs fidèles un code de règles contraignantes ». Ces définitions ont été complétées par les Pères de l’Église, notamment les saints Augustin, Ambroise, Benoît, puis Thomas d’Aquin, qui surent influencer les hommes de pouvoir, lesquels devaient respecter « la valeur absolue et inviolable de la personne humaine ».
L’auteur rappelle ensuite les évolutions apparues en France au fil des siècles : les atteintes à ces principes sous l’influence de diverses philosophies, telles que le nominalisme, source de l’individualisme, et le subjectivisme du droit, qui inspireront Diderot et les Lumières avec leur programme de « régénération » de l’homme et de la société promu lors de la Révolution. Dès lors, soumis à une volonté générale, donc conventionnel et « positif », le droit naturel est nié dans son existence propre. Devenus intouchables, ces concepts se retrouvent dans les Déclarations des droits de l’homme de 1789 et de 1948. Puis sont apparus de « nouveaux droits de l’homme », visant surtout la vie et la famille. Ils sont imposés par des groupes de pression mondialistes qui œuvrent à la transformation de l’homme au moyen du totalitarisme transhumaniste.
Comment faire obstacle à de telles évolutions ? L’auteur invite ses lecteurs à organiser la résistance en s’imprégnant des enseignements magistériels délivrés par les papes depuis le XIXe siècle jusqu’à Benoît XVI. « Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l‘État et à la société un droit révélé, un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit », enseignait le pape en 2011.

Annie Laurent

À LA GRÂCE DE DIEU
LAURENCE DE CHARRETTE

Éditions Le Laurier, 2023, 136 pages, 14 €

Un mot vient naturellement à la fin de ces quelques pages. Le mot Présence. Présence de Celui qui tient tout et que le monde rejette. Présence du Christ qui se laisse toucher. Qui vient à la rencontre. Dans chaque détail d’une existence. Qui ne laisse rien au hasard et qui cherche l’âme tant aimée. Le Tout-Puissant guette la moindre brèche du cœur pour s’y engouffrer. L’auteur témoigne de cet amour fou. De cette possibilité de relation, d’une intimité sans équivalence aucune entre le Créateur et sa créature. Elle amène finement la façon dont cela advient. À travers la Parole entendue, et qui traverse l’âme et la rejoint exactement là où elle en a besoin. À travers l’inexplicable pourtant réel. Elle transmet la folie de croire, tout en soulignant la pertinence de la quête. Elle amène à dépasser les réticences contemporaines sur la religion. Elle révèle les ajustements qu’une vie livrée à Dieu entraîne. Elle creuse le mystère de l’Esprit, à travers ses expériences ecclésiales et nourrit son propos d’auteurs, de saints pour une vraie profondeur spirituelle. Joli testament tourné sous forme de lettre à sa fille. Elle parlera aux jeunes adultes croyants pour un chemin de foi plus solide, aux moins jeunes pour un rappel de l’Essentiel ou pour chasser les doutes de ceux qui sont éprouvés.

Laurence Geffroy

ÉLOGE D’UNE GUERRIERE
JEAN DE SAINT-CHERON
Grasset, 2023, 214 pages, 18,50 €

Sainte Thérèse de Lisieux, dans la conscience collective, souffre d’une image mièvre. Ce livre ne l’est pas. La plume acérée de Jean de Saint-Chéron – auteur de l’excellent essai Les bons chrétiens – parcourt à grandes enjambées la vie et la doctrine de la sainte. Nous apprenons de nombreuses anecdotes, jusque sur la petite enfance d’Édith Piaf. Le style est enlevé, personnel et souvent franchement drôle, tout en citant très précisément les manuscrits. Le grand mérite de ce récit est de donner immédiatement envie de se replonger dans les écrits de la sainte carmélite, que nous connaissons si bien et si mal à la fois.
L’auteur rappelle que la Bible parle de notre foi en termes d’amour et de guerre. Elle enseigne que la vie chrétienne et l’amour du prochain sont, en fait, un réel combat. À la lecture de ces lignes, le terme de guerrière ne paraît plus usurpé pour cette jeune Normande qui tient son rang dans l’armée des saints. Cette enthousiasmante biographie de Thérèse de Lisieux constitue une source d’inspiration et de courage pour le combat ordinaire de notre vie chrétienne.
Livre à recommander et à offrir à ceux qui veulent mieux comprendre l’héroïcité de cette statue de plâtre aux pétales de rose, mais aussi et surtout aux plus éloignés. Ils seront ainsi facilement plongés dans la doctrine de ce témoin de l’amour crucifié. À mettre entre toutes les mains.

Abbé Étienne Masquelier

DIEU, LE MAL ET L’HISTOIRE
PIERRE DE LAUZUN
Téqui, 2022, 200 pages, 18 €

La question du mal demeure centrale, elle est assurément celle qui éloigne des personnes de Dieu ou les empêche de s’en approcher. Les réponses philosophiques et spirituelles, parfaitement convaincantes sur le papier, existent toutefois, mais sont mal à propos lorsque l’on est soi-même confronté à un mal scandaleux, comme la mort d’un enfant. Car la meilleure argumentation n’empêchera jamais d’effacer la part du mystère qui entoure l’existence du mal, même si l’on sait en théorie, par la foi, que Dieu peut tirer un bien de tout mal.
Pour répondre à cette lancinante question, Pierre de Lauzun nous offre ici un livre remarquable par sa richesse, sa clarté et sa fiabilité. La première partie de l’ouvrage est consacrée au mal en tant que telle et à la réponse de Dieu. Il expose les arguments classiques sur le mal comme conséquence de la liberté, comment un monde limité et donc forcément imparfait suppose obligatoirement le mal, sans esquiver la part de mystère dû au fait que nous ne pouvons connaître les raisons de Dieu en toutes choses. Puis il aborde le débat sur le péché originel, notion importante et nécessaire trop souvent remise en cause aujourd’hui : « La notion du péché originel implique cette affirmation essentielle que Dieu est innocent de ce péché » ; il présente différentes thèses dont celle de Mgr Léonard dans Les raisons de croire (2010), expose le rôle de Satan, « facteur majeur, permanent, présent dans tous les processus normaux de ce monde »… « La révolte contre le mal, écrit très justement Pierre de Lauzun, n’a de sens que si l’on suppose à la fois l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. La question du mal ne peut véritablement être posée qu’à Dieu. » En conclusion de cette partie, l’auteur résume : « L’idée que Dieu compense tout mal par un bien, ne serait-ce que par celui, infini, de la vie éternelle, prend un tout autre relief si on croit, comme le chrétien, que par la Croix le Christ et donc Dieu a pris toute souffrance sur lui. Dieu donne ainsi un sens direct et personnel à la souffrance. »
La seconde partie s’intéresse à la dimension historique, à laquelle les chrétiens sont plus particulièrement sensibles du fait que leur religion est incarnée dans l’histoire par le Dieu qui s’est fait homme. Si, d’un point de vue surnaturel, l’histoire a un sens puisque, depuis Adam et Ève, Abraham et l’avènement annoncé du Christ, elle conduit à la parousie, la question se pose aussi d’un point de vue profane. Ainsi Pierre de Lauzun nous offre-t-il ici de passionnantes réflexions plus personnelles sur la notion de « progrès », sur l’émergence des grandes civilisations et des empires, sur l’irruption de l’islam et la possible dimension pré-apocalyptique de notre époque.
Un maître livre sur tous ces sujets si essentiels.

Christophe Geffroy

LES 13 JOURNÉES QUI ONT FAIT LA VENDÉE
GÉRARD GUICHETEAU

Cerf, 2023, 286 pages, 22€

Basé sur de nombreux témoignages de contemporains, ce livre passionnant retrace treize journées de l’année 1793 qui furent à l’origine de la création de l’Armée catholique et royale. Nous découvrons les premières victoires de cette armée hétéroclite, suivies des terribles défaites (Nantes, Cholet, Le Mans…) qui forcèrent à l’errance 100 000 hommes, femmes et enfants, dont peu survécurent à la répression de l’armée républicaine. Ce n’est qu’une première page très dense de l’histoire de la Vendée qui s’achèvera en 1796, où se mêlent la grande histoire et celle plus personnelle de nombreux témoins illustrant ce récit.

Anne-Françoise Thès

LE CHRÉTIEN PEUT-IL AUSSI ÊTRE CITOYEN ?
BERNARD BOURDIN

Cerf, 2023, 290 pages, 22 €

La visée de ce livre est aussi simple qu’elle est dissimulée derrière un appareillage théologico-philosophico-politique : lutter contre les deux impasses « de la morale humanitaire et de la foi identitaire ». C’est-à-dire tenter de dégager le christianisme (occidental) contemporain de la fausse alternative qui serait d’accueillir sans restriction des migrants ou de les rejeter à la mer. Il est terrible que la question politique en soit finalement réduite à cela, quoique chacun essaie de le nier.
Le père Bourdin, enseignant réputé des Universités de l’Institut catholique de Paris, use (et abuse peut-être) du terme de « dé-coïncidence » pour essayer de régler ce souci : selon lui, le « messianisme chrétien » – que l’on peut imaginer comme la mission dans le monde et pour le salut du monde que le Christ venant d’un autre monde a assignée à ses disciples après lui – ce messianisme donc est la nouvelle façon, moderne, d’articuler message chrétien et accompagnement du monde (pour ne pas dire vassalisation).
Ainsi, il faut viser « la relance du “croire” de la foi messianique en vue de la revitalisation de l’esprit démocratique et des droits de l’homme ». Tout en défendant bien entendu à notre foi catholique de fonder ce monde, il lui assigne la tâche de le « revitaliser », mais uniquement sous sa forme politique contemporaine. Ce qu’on pourrait appeler un perpétuel Ralliement.
Le rapport extrêmement compliqué que noue le chrétien avec le monde ne sort pas plus éclairé de ce livre : « L’Évangile de Jean nous enseigne que les disciples du Christ sont dans le monde, sans en être. Cela signifie que leur rapport au monde, en l’occurrence celui de la vie politique, n’est pas extérieur mais immanent. » C’est exactement le contraire que l’on devrait conclure : c’est parce qu’il est transcendant, et non immanent, que ce rapport permet aux chrétiens de rester libres vis-à-vis de la politique, tout en essayant de l’influencer. Mais ce n’est ni ce qui se passe, ni ce qu’il faut faire, pour le Père Bourdin, qui veut qu’aujourd’hui « l’invocation d’une transcendance ne signifiant plus le recours à des normes absolues, le pacte théologico-civique offre la meilleure des garanties pour la formation d’une sphère publique nécessaire à la vie démocratique ». Et il semble se réjouir de cet état de fait.
Le lien constantino-médiéval entre l’Église et les États a été défait ; la théologie politique catholique est inaudible. Aussi, il s’agit de devenir un « chrétien-citoyen » (dans cet ordre-là) pour mettre ses compétences spirituelles au service du monde, comme on ferait des ressources humaines.
Ce n’est certainement pas ce que prétendait le père Bourdin, pourtant c’est le sentiment collant que l’on retire de son ouvrage (par ailleurs fort érudit) : ainsi qu’il le montre dans le chapitre final sur l’écologie, il faut être un peu radical mais pas trop, et finalement croire, comme l’enseigne la sainte République, que tout se résoudra en politique.

Jacques de Guillebon

LE CHAOS UKRAINIEN
NIKOLA MIRKOVIC

Publishroom Factory, 2023, 248 pages, 22 €.

C’est un livre extrêmement clair qui explique « Comment on en est arrivé là ? » et « Comment en sortir ? » L’auteur, d’origine serbe, spécialiste des relations internationales et de géopolitique, entend rompre avec « la version manichéenne du conflit ukrainien livrée par les médias dominants occidentaux ». Pour ce faire, il retrace d’abord longuement l’histoire du territoire qui correspond aujourd’hui à l’Ukraine. Il n’y a jamais eu d’État ukrainien avant le XXe siècle et même la notion de « peuple ukrainien » est récente. En revanche la Russie actuelle trouve son origine dans la « Rus de Kiev », au début du Xe siècle, et qui était une fédération de tribus slaves. Du XIIe au XVIIe siècle le terme « Ukraine » ne désigne que diverses zones frontalières de la Russie. Puis au XIXe siècle, quand naît un nationalisme ukrainien, le terme « Petite Russie » et « Ukraine » sont employés indifféremment. Le premier État ukrainien naît en janvier 1918, par séparation de la Russie, mais sans comprendre tous les territoires actuels. Tout au long du XXe siècle, l’Ukraine aura une histoire tourmentée et se déchirera. Selon Nikola Mirkovic, la guerre ne commence pas le 24 février 2022 avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ni même en 2014 avec le rattachement de la Crimée à la Russie et la création des Républiques populaires de Donetsk et de Loubansk dans le Donbass, mais avec l’ingérence américaine massive en Ukraine à partir de 2004, ingérence à la fois politique, financière et militaire. Le président croate Milanovic estime, lui, que « les États-Unis et l’OTAN mènent une guerre par procuration contre la Russie ».
Selon l’auteur la solution ne saurait être militaire, elle ne peut être que diplomatique. La paix ne sera durable que si l’Ukraine se « désatlantise » et proclame sa neutralité et permet des référendums d’autodétermination sous contrôle international dans le Donbass.

Yves Chiron

LE MOTU PROPRIO TRADITIONIS CUSTODES À L’ÉPREUVE DE LA RATIONALITÉ JURIDIQUE
RÉGINALD-MARIE RIVOIRE

DMM/Sedes Sapientiae, 2023, 110 pages, 11,50 €

Si le motu proprio Traditionis Custodes du 16 juillet 2021 et les Responsa ad dubia du 4 décembre 2021, qu’il n’est plus la peine de présenter, ont déjà donné lieu à de nombreuses études critiques, notamment au regard de leur pertinence pastorale, il manquait à l’ensemble une analyse de ces textes au regard de leur « rationalité juridique ». Cette absence est désormais comblée avec le petit ouvrage du frère Réginald-Marie Rivoire, de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier et docteur en droit canonique de l’université pontificale de la Sainte-Croix (Rome).
On pouvait s’en douter, le constat dressé par l’auteur est très sévère : alors que, comme Benoît XVI l’avait rappelé dans une de ses premières homélies, « le pape n’est pas un souverain absolu dont la pensée et la volonté font loi », la ferme intention – explicitement déclarée – du pape François de parquer l’usage de la messe traditionnelle avant de la faire disparaître témoigne précisément d’une logique purement normativiste et positiviste dans un domaine « juridiquement indisponible », à savoir la liturgie. En d’autres termes, le droit n’est plus un mode de régulation fondée sur le respect d’une stricte hiérarchie des normes, il devient un simple instrument de pouvoir au service de l’arbitraire. À cette grave irrationalité juridique s’ajoutent d’autres violations également regrettables, telles la non-considération du droit propre qui régit les instituts ex-Ecclesia Dei ou encore la limitation des prérogatives des évêques, limitation objectivement stupéfiante au regard des textes même du concile Vatican II et du Code de Droit canonique.
Les dernières pages de l’ouvrage ne sont pas les moins intéressantes, puisqu’elles envisagent une issue à la crise liturgique sous la forme d’une reconnaissance de deux rites distincts (et non plus de deux formes d’un même rite), le « rite romain » et le « rite moderne », le premier étant célébré dans le cadre de communautés hiérarchiques complémentaires des diocèses. Sur ce point, il n’est pas interdit d’exprimer certaines réserves et de préférer au contraire, comme le suggérait Benoît XVI, une solution favorisant le retour de la messe traditionnelle (également) dans le cadre des diocèses. En tout état de cause, après une éclipse de plusieurs décennies, le retour du droit canonique dans les débats ne peut qu’être salué : c’est pourquoi chacun tirera grand profit de la lecture de l’ouvrage du frère Réginald-Marie Rivoire.

Jean Bernard

FRANC-MAÇONNERIE ET POLITIQUE
Les liaisons dangereuses
SERGE ABAD-GALLARDO

Artège, 2023, 236 pages, 18, 90 €

Engagé pendant 24 ans au sein de la loge du Droit humain, l’une des obédiences qui composent la galaxie franc-maçonne, Serge Abad-Gallardo a déjà eu l’occasion, à travers plusieurs livres, de témoigner de ce passé militant auquel il a renoncé en 2012 lors de son retour à la foi catholique. Il sait donc de quoi il parle lorsqu’il écrit, dans ce nouvel essai, que « la franc-maçonnerie est une religion utilisant des moyens d’action politique ». Au-delà des rites, des cérémonies, des symboles, des dogmes et des grades, l’auteur insiste ici sur le caractère anti-catholique de cette doctrine fondée au XVIIIe siècle dans le contexte de l’idéologie des Lumières. Il s’agit, précise-t-il, d’un mouvement « émancipateur » qui consiste à « libérer l’être humain de tous les déterminismes », ce qui implique l’inversion du Bien et du Mal, l’adoption d’une morale évolutive, par instrumentalisation de la Bible. Même Jésus est récupéré (il est intégré au corps des Grands Initiés à l’égal de Socrate, de quelques autres et même de Mahomet), tandis que la Croix est piétinée lors de certaines cérémonies.
Les projets élaborés par la franc-maçonnerie et les nombreuses réalisations « sociétales » qui en ont résulté, par la voie législative ou administrative, tout cela mené selon une technique insidieuse, dite « des jalons », ne laissent aucun doute sur son combat contre la loi naturelle défendue par l’Église (cf. contraception, avortement, divorce, mariage pour tous, union homosexuelle, théorie du genre ou androgynie, gestation pour autrui, crémation, euthanasie, etc.). En s’appuyant sur des exemples précis, y compris des situations dont il fut le témoin direct, Abad-Gallardo expose les moyens utilisés pour imposer ce programme : dévoiement de la laïcité, contrôle de l’enseignement, associations-écrans, maillage du monde politique et parlementaire, détournement de la démocratie. Au vu des résultats, il semble impossible de refuser le caractère « luciférien » que l’auteur applique à la franc-maçonnerie puisqu’il s’agit de « permettre que l’homme se veuille, grâce à l’initiation, l’égal de Dieu ». Un livre redoutable qui montre l’urgence d’une résistance.

Annie Laurent

LA MÉLANCOLIE D’ATHÉNA
MICHEL DE JAEGHERE

Les Belles Lettres, 2022, 626 pages, 24,90 €

Après Le cabinet des antiques, paru en 2021, où était agitée la question des origines de la démocratie contemporaine, ce second volume, qui embrasse l’histoire de la Grèce depuis le temps des guerres médiques (492-479) jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse (431-404), et sans ignorer non plus leur suite encore bien tumultueuse, nous entretient cette fois de l’invention du patriotisme. Consécutif, celui-ci, à la naissance des cités, dont l’existence, hélas, fut jalonnée de fréquents périls et fâcheusement mêlée à des antagonismes funestes. Ainsi, entre 499 et 494, dans l’Ionie, avait surgi la révolte malchanceuse desdites cités contre un Empire perse tentaculaire et sûr de sa force… mais défait en 490 par les Athéniens à Marathon. Victoire qu’une décennie plus tard, à Salamine en 480, à Platées en 479, les Grecs réunis vont amplifier prodigieusement. Puis, avec la paix conclue au printemps 449, le Grand Roi se résignerait au triomphe de l’hellénisme des deux côtés de la mer Égée.
Compromis cependant, et même très esquinté, par la calamiteuse opposition de Sparte et d’Athènes, ces cités-phares de l’époque classique. Destinées, elles et la Grèce entière, au bout de quatre ou cinq siècles d’une vie active et autonome, à multiplier d’incroyables fautes et à sortir de l’histoire. Pour Sparte, on eut l’étroitesse de la base sociale sur laquelle reposait l’édifice de l’État, la stagnation dans une solitude envieuse et, prix de son oliganthropie et du tarissement de sa caste militaire, les définitifs revers (devant les Thébains) de Leuctres et de Mantinée… succédant aux lauriers du vainqueur, en 404, à l’issue de la guerre de Péloponnèse. Pour Athènes, incomparable centre de rayonnement et « école de la Grèce » durant de longues décennies, mais emportée par le démon de la démesure, on eut de proche en proche la confusion du patriotisme avec la volonté de puissance, l’instauration d’une hégémonie au caractère tyrannique appelant la haine et la vengeance des villes sujettes ou rivales, en d’autres termes, les luttes fratricides ininterrompues. Qui déboucheront sur sa ruine financière et morale et sur la perte, au moins provisoire, de son indépendance.
En tout cas, l’auteur de cette vibrante narration, s’il ne nous cache aucune des folies où les Grecs se sont précipités, les crédite de ceci : « le génie d’avoir donné aux événements une portée universelle en dégageant ce qui relève, dans leurs causes, des permanences de la nature humaine. »

Michel Toda

Romans à signaler

VIENS, ET SUIS-MOI
THIERRY BIZOT

Seuil, 2023, 280 pages, 20 €

Thierry Bizot s’est rendu célèbre par son excellent roman paru en 2008, Catholique anonyme (fort bien adapté au cinéma en 2011 par Anne Giafferi sous le titre Qui a envie d’être aimé ?). C’est à nouveau une problématique catholique qui est l’objet de son nouveau roman : l’abbé Joseph Lepic rentre chez lui et découvre stupéfait que son propre cadavre repose sur son lit. À partir de là, il voit et entend tout ce qui se passe là où il se trouve tout en passant inaperçu. Ainsi, en assistant aux préparations de ses obsèques, l’abbé découvre ce que les gens pensaient de lui et, en voyant les personnes défiler devant son corps, il revisite son passé que le lecteur découvre progressivement. Cette forme narrative permet une approche originale du portrait de ce prêtre qui s’enrichit au fil des pages : comment cet homme, a priori loin de l’Église, sur le point de se marier, reçoit l’appel de Dieu et devient un prêtre fidèle malgré les épreuves de la vie et un contexte général peu favorable. Certes, ce prêtre assez « moderne » ne correspondra sans doute pas au profil idéal que la plupart de nos lecteurs se font d’un curé, certains aspects pourront même les agacer, il n’empêche qu’on ne peut finalement que s’attacher à cette figure, celle d’un homme bon dont la foi n’a pas défailli et qui a donné sa vie au Christ en essayant de le servir au mieux, malgré ses propres limites. À l’arrivée, un bon roman qui sonne vrai, l’auteur ayant l’acuité pour décrire des situations d’Église que chacun pourra facilement reconnaître.

Christophe Geffroy

LES FANTÔMES DE KIEV
CÉDRIC BANNEL
Éditions XO, 2023, 510 pages, 21,90 €

Alors que la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie, cette dernière parvient à détenir des missiles français qu’elle cherche à utiliser contre la France en manipulant des islamistes d’origine algérienne désireux de frapper le pays qui les accueille. La DGSE est alertée par un contact ukrainien qui parvient à transmettre une photo des missiles avant de mourir. Comment découvrir et déjouer ce complot ? C’est cette difficile mission qu’Edgar Van Scana doit mener à bien. Entre la Roumanie et l’Ukraine, en passant par la mosquée de Blois, Cédric Bannel, créateur du sympathique policier afghan Oussama Kandar, nous conduit à cent à l’heure dans cette histoire bien menée digne d’un bon Tom Clancy ; sa documentation sérieuse et sa bonne connaissance du conflit en cours contribuent à créer une atmosphère prenante et crédible.

Patrick Kervinec

© LA NEF n° 360 Juillet-Août 2023, mis en ligne le 31 août 2023