Les enfants préfigurent le Ciel

« Le très grave devoir de transmettre la vie humaine […] a toujours été […] source de grandes joies, accompagnées cependant parfois de bien des difficultés. » C’est avec ces mots que Paul VI introduisit l’encyclique Humanae Vitae (1968). En ce temps où le pape déplorait déjà « les exigences accrues dans le domaine économique », les femmes avaient en moyenne 2,6 enfants. Cinquante-cinq ans après, les difficultés semblent avoir triomphé des joies, au point que la natalité a récemment accusé son niveau le plus bas depuis la Seconde Guerre mondiale. Cependant, ce triste record semble être dû moins aux difficultés matérielles qu’à l’esprit de notre temps.

La pauvreté est une richesse

En effet, la fécondité n’a jamais bénéficié des dividendes du Progrès. En 1880, par exemple, alors que « les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée » (1), le taux de fécondité était d’environ 3,3 enfants par femme. De nos jours encore, les femmes françaises les plus pauvres sont celles qui en ont le plus.
Les mauvais esprits diront que les ménages défavorisés subissent leur progéniture, parce qu’ils ne sont pas assez éduqués « à la sexualité ». Mais ces épigones de Malthus ne font que ressasser la pensée de leur maître, d’après qui, « si l’homme pauvre se marie, bien loin de remplir un devoir envers la société, il la charge d’un poids inutile. » (2)
Pourtant la pauvreté n’est pas le fruit des enfants, mais bien les enfants le fruit de la pauvreté. La raison en est que l’esprit de pauvreté favorise l’ouverture à la vie. Parce qu’il « confond toute cupidité, toute avarice, toutes les préoccupations de ce siècle » (3), il est par nature infiniment plus fertile que l’aisance matérielle, laquelle tend à enfermer les hommes dans la recherche d’un bien-être que semblent gêner les enfants.

La fécondité remède aux maux du siècle

Cette tendance a été tôt critiquée par Hugo, ce dont témoignent ces vers en particulier :
« La vie est-elle donc si charmante à vos yeux
Qu’il faille préférer à tout ce bruit joyeux
Une maison vide et muette ? »
(4)
Malheureusement, l’histoire a répondu positivement à cette question. Car les enfants, à cause du soin constant qu’ils requièrent, présentent l’inconvénient de remédier à l’individualisme.
Seuls les pauvres, qui dépendent de tout, échappent aux effets de ce mal qui finit par « s’absorber dans l’égoïsme », pour reprendre une expression de Tocqueville. Du reste, l’économie du monde est fondée sur ce sentiment auquel il croit devoir son bonheur. C’est pourquoi la famille modèle moderne répond à la norme d’un ou deux enfants, afin de laisser à chacun le temps de vivre à soi ; elle est un compromis entre bien-être, devoir et affection. Mais elle manque de cette radicalité évangélique qui encourage à croître et se multiplier, et qui, quand les conditions la rendent possible, se traduit par la « détermination réfléchie et généreuse de faire grandir une famille nombreuse » (Paul VI, Humanae Vitae).
Bien sûr, cette fameuse famille nombreuse ne l’est que relativement aux ressources morales et matérielles dont dispose le foyer. Par conséquent le nombre n’est pas un sujet, pourvu que l’on n’y mette pas de terme pour de petites raisons.
Ce qui compte, c’est d’entretenir cette ouverture d’esprit par laquelle l’âme déploie sa générosité et en retour reçoit des grâces ineffables. Car les vertus que prodiguent les enfants sont sans mesure au prix de celles dont jouit une famille volontairement esseulée.

Les enfants, pour guérir nos âmes

Si Dostoïevski a pu écrire qu’« auprès des enfants, une âme guérit », c’est parce qu’ils sont un vulnéraire pour les âmes lourdes des peines du monde : ils leur suggèrent que la Beauté dont ils sont l’image existe quelque part ! Et la Beauté est peut-être en ce monde « une des rares choses qui ne font pas douter de Dieu. » (5)
Elle est un reflet de la divinité ; l’éclat d’une vérité que l’on peut entrevoir à travers la diaphanéité originelle des âmes innocentes. Cette irisation céleste appelle la contemplation et par son ravissement encourage la folie du mariage. Or les enfants subliment cette vocation commune en ce qu’ils résultent de la libre coopération des époux au pouvoir créateur de Dieu (6).
À cause de leur suprême innocence, les petits enfants préfigurent donc le royaume de Dieu. C’est pourquoi Jésus demanda de les laisser venir à lui. Ce commandement fonde la raison de nos familles, de nos sacrifices et de nos joies.

Pierre Montpellier

(1) Charles Péguy, L’Argent, Équateur, 2008, p. 29.
(2) Thomas Malthus, Essai sur le principe de population, Flammarion, 2010, p. 155.
(3) Saint François d’Assise, Œuvres, Albin Michel, 1959, p. 213.
(4) Victor Hugo, Les Feuilles d’automne, Gallimard, 1964, p. 241.
(5) Jean Anouilh, Becket ou l’honneur de Dieu, La Table Ronde, 1959, p. 45.
(6) Jean Paul II, Familiaris Consortio (1981).

© LA NEF n° 361 Septembre 2023