Alain Besançon (1932-2023)

Mon ami Alain Besançon

Grand historien et soviétologue français, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Alain Besançon est mort le 8 juillet dernier. Daniel J. Mahoney, professeur émérite de philosophie politique à l’Assumption University, lui rend hommage et nous donne un aperçu de son héritage intellectuel.

J’ai eu la chance de compter Alain Besançon parmi mes amis. Pendant pas moins de quatre décennies, il a été un guide intellectuel sûr ainsi qu’un interlocuteur de confiance, qui a façonné et informé ma réflexion sur le totalitarisme communiste, sur l’Église catholique, sur le « mal radical » tel qu’il s’est manifesté dans les horreurs du XXe siècle, sur une myriade d’hérésies chrétiennes allant du marcionisme au gnosticisme, et du millénarisme à la « religion de l’humanité » qui compromet les chances de fonder une foi et une raison authentiques dans notre modernité tardive.
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en novembre 1985 dans son grand appartement de la rue de Bourgogne. Nous nous sommes immédiatement entendus. Alain n’aurait pas pu être plus aimable, ni plus ouvert. Il faut dire qu’il aimait l’Amérique et les Américains, ce qui a immédiatement éliminé un obstacle à la discussion. J’étais venu lui parler de Raymond Aron, sujet de mon premier livre (et de bien d’autres écrits ensuite).
J’admirais profondément Aron : pour son témoignage de vérité, pour son opposition intransigeante au totalitarisme, pour les multiples façons dont il incarnait la grande prudence et la modération dont la philosophie politique classique avait si justement fait l’éloge. Après avoir lu le remarquable article de Besançon – à ce jour encore inégalé –, qui s’intitule « De la difficulté de définir le régime soviétique » (1), j’ai immédiatement constaté que Besançon se distinguait des autres interprètes du régime soviétique par sa profondeur philosophique, par son refus d’amalgamer le « présent soviétique » avec le « passé russe », et par son diagnostic pénétrant du mensonge idéologique soviétique qui n’impliquait rien de moins qu’un rejet radical – à la fois ontologique, politique et effrontément « gnostique » – de la nature humaine et de l’ordre naturel des choses. Comme il l’a souligné, même Aristote et Montesquieu, les philosophes politiques les plus sages et les plus sobres, n’ont pas pu fournir les clés pour comprendre la « surréalité » pure du despotisme idéologique, sa guerre contre la création de Dieu et contre la réalité tout court. Même Aron accordait trop d’importance ou de crédit aux intentions « humanitaires » sous-jacentes. Or dans l’article de 1976, Besançon offre gentiment mais fermement la réplique définitive à son ami et maître intellectuel : « Le projet idéologique n’est pas humanitaire parce qu’il est idéologique. Dans la cité qu’il s’agit de construire, une partie de l’humanité se trouve ontologiquement exclue. » Et d’ailleurs, au cours des dix dernières années de sa vie, Aron en vint à approuver totalement la « correction » constructive de son travail par Besançon.

La discussion la plus complète et la plus satisfaisante de Besançon sur la destruction morale et physique associée au nazisme et au communisme se trouve dans Le Malheur du siècle : sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah (1998), un livre d’une grâce littéraire, d’une précision historique et d’un discernement moral rares, qui a été traduit dans de nombreuses langues. Philosémite dans l’âme, Alain admire les multiples façons par lesquelles le peuple juif a sauvegardé la mémoire de la Shoah, portant précieusement le témoignage de tous ceux de son peuple qui sont morts de façon si terrible par la faute d’une idéologie meurtrière, voire démoniaque. Et dans le même temps, il a déploré l’« hyper-amnésie » du communisme, le « passe-droit » dont il semblait bénéficier de la part des élites occidentales qui n’ont jamais pu le regarder comme la « falsification du bien » qu’il était. Par son appropriation idéologique et la déformation de catégories aussi indispensables que la justice, l’égalité et la paix, le communisme cherchait en fait à déformer l’âme même de l’homme. Il y voyait une tentation des plus insidieuses. Il était profondément redevable à Soljenitsyne d’avoir donné à l’idéologie son nom propre et d’avoir vu dans le « mensonge » idéologique son véritable « nom métaphysique » (2).
Nous avons régulièrement discuté de la crise actuelle de l’Église catholique, notamment sa façon erronée de considérer l’islam comme une simple « religion abrahamique » de plus, l’identification plus récente, lors de l’actuel pontificat, par d’importants représentants de l’Église, du christianisme à un humanitarisme.

Néanmoins, malgré les critiques répétées de Besançon à l’égard de « la vision polonaise de l’histoire russe » qui voit le véritable mal dans la « Russie éternelle » et non dans le despotisme idéologique et le mensonge idéologique (3), il devint de plus en plus méfiant à l’égard de la tradition russe au sens large et considérait de plus en plus la Russie postcommuniste comme l’ennemi de l’Occident. Mais il est certain qu’Alain Besançon résisterait de toutes ses forces à l’effort des bien-pensants contemporains pour donner au communisme un « passe-droit » en mettant tout sur le dos des méchants Russes. Notre solide amitié pouvait assumer ce point de désaccord important.
Alain Besançon était un homme bon, un grand homme, un historien, un moraliste et même un théologien, qui nous manquera cruellement, mais dont la sagesse perdurera (4).

Daniel J. Mahoney

(1) Contrepoint, n°20, 1976.
(2) Il a écrit un « avant-propos » réfléchi et substantiel à mon livre, Alexandre Soljenitsyne : en finir avec l’idéologie, Fayard, 2008.
(3) Un point renouvelé dans Sainte Russie, 2012, p. 116-122.
(4) Pour en savoir plus sur sa vie et sa pensée riches et fructueuses, je recommande le nouveau livre de Louis-Dominique Eloy (avec une introduction de Pierre Manent, ami que nous avions en commun avec Alain), qui s’intitule Alain Besançon : Historien et moraliste (L’Harmattan, 2023).

© LA NEF n° 361 Septembre 2023