Santiago Abascal, président de VOX ©Flickr - Contando Estrelas

Politique espagnole : le « drame » de Vox (et de ses « souffleurs »)

Tribune libre, écrite au lendemain du semi-échec du PP et du revers de Vox aux législatives de juin dernier.
C’est en 2013 que le parti politique espagnol Vox a été fondé par d’anciens membres du parti conservateur PP (Parti populaire). Membre du Groupe des conservateurs et réformistes européens (CRE), groupe politique de centre-droit du Parlement européen, Vox est attaché à l’OTAN et à l’UE, mais néanmoins classé comme populiste et d’extrême-droite par ses adversaires. Après avoir stagné pendant cinq ans, Vox a connu son premier succès électoral en Andalousie en 2018. Mais sa véritable irruption dans la politique nationale remonte aux élections générales de 2019 (10, 26% des voix et 24 députés à la Chambre basse des Cortès). Son ascension, a été ensuite confirmée lors des élections générales de novembre 2019 (15,09% des voix et 52 sièges au Congrès des députés), mais semble avoir été stoppée lors des élections générales du 23 juillet dernier (12, 4% des voix et 33 sièges). Ce premier revers électoral n’a pas manqué de susciter bien des interrogations, conjectures et polémiques sur l’avenir de ce parti parmi les grands médias de la péninsule et du monde hispanique. Est-ce à dire pour autant que nombre d’électeurs conservateurs de Vox l’ont durablement abandonné au profit du PP ? Historien, écrivain et journaliste, connu pour avoir publié une trentaine d’essais politiques et de livres d’histoire, dont plusieurs best-sellers, José Javier Esparza fait ici le point sur cette question au centre des débats politiques espagnols de l’été (A.I.)
 

Chaque été, c’est bien connu, l’actualité a son « serpent de mer ». Celui de l’été 2023 est sans nul doute le parti VOX : la crise de VOX, la disparition de VOX, la démolition de VOX, l’anéantissement de VOX ou encore l’apocalypse de VOX. En matière de substantifs, pour ce serpent de mer de cet été, rien n’est superflu. Restons-en donc plutôt au « drame » de VOX. Et comme dans tout drame, dans la trappe, caché sous la scène, on découvre le souffleur. En l’occurrence, il y a même une véritable foule de souffleurs.  

La convergence soudaine dans le « tout le monde contre VOX » fait bien évidemment partie des stratégies conçues à l’extérieur du parti en question, mais il est néanmoins vrai que VOX est devenu un problème. Pour les ennemis, parce que le monstre ne veut pas mourir, et pour les amis, ou ceux qui l’ont été, parce que VOX s’est révélé être autre chose que ce qu’ils pensaient. Entre les pressions des uns et des autres, VOX pourrait même finir par devenir un problème pour ses propres électeurs. VOX se retrouverait ainsi sur la triste liste des partis qui auraient pu être et qui n’ont pas été, comme UPyD (Union, progrès et démocratie), Ciudadanos et bientôt, vraisemblablement, Podemos. Finalement, la fonction de VOX, comme celle des partis précédents, n’aurait été que de corriger temporairement les insuffisances du bipartisme. Certains vendent déjà la peau de l’ours avant qu’il ne soit chassé. Il ne faut pas s’étonner que les vendeurs (les « souffleurs » de notre drame) aient leur bazar dans les usines médiatiques de l’opinion « de droite ». Quant à savoir s’il y a vraiment de la marchandise à vendre, c’est une autre affaire.  

Quand chacun découvre « son » VOX  

Que la gauche s’en prenne à VOX est tout à fait normal : la gauche espagnole n’a jamais eu d’ennemi aussi coriace. Ce qui mérite plus d’attention, ce sont les attaques venant de l’autre bord : pourquoi la presse conventionnellement dite « de droite » (c’est-à-dire celle qui n’est pas de gauche) s’est-elle lancée dans la vente des abattis de VOX ? Cette question est particulièrement intéressante et est au cœur de cet article.  

Tout d’abord, un petit rappel s’impose. Lorsque VOX a fait son grand saut, lors des élections andalouses de 2018, on a assisté à un spectacle de bon augure : des dizaines de faiseurs d’opinion de droite (et centristes) se sont tournés vers le parti de Santiago Abascal, qu’ils avaient généralement ignoré ou méprisé les années précédentes, et lui ont ouvert les portes des grands médias. Non seulement ils les ont ouvertes, mais ils ont déroulé des tapis rouges pour que VOX y entre. Ils ont même orné les temples d’Abascal de lauriers, et s’ils n’ont pas envoyé des canéphores pour lui offrir du myrte et de l’acanthe, c’est tout simplement parce que plus personne ne se souvient de qui était Rubén. Dans cet accueil spectaculaire, il y avait pourtant quelque chose d’inquiétant : le VOX que les fabricants d’opinion de droite découvraient n’était pas le VOX lui-même, mais « leur » VOX, c’est-à-dire ce que tout le monde voulait voir dans le phénomène émergent. Il faut comprendre qu’on sortait des frimas du septennat de Rajoy, pot-pourri de toutes les déceptions, et tout le monde cherchait un nouvel espoir. C’est pourquoi chacun a vu dans VOX ce qu’il voulait voir.  

Les libéraux voulaient voir un parti qui, enfin, proposait ouvertement un modèle de restriction des dépenses publiques et de faibles impôts après la trahison sociale-démocrate de Rajoy. Les chrétiens voulaient voir un parti qui ose soulever des questions telles que le droit à la vie (c’est-à-dire la limitation de l’avortement) ou la liberté totale d’éducation sans complexe. Les conservateurs voulaient voir le parti qui allait réellement s’opposer à l’hégémonie sociale et culturelle de la gauche. Les « constitutionnalistes » autoproclamés voulaient voir un défenseur incorruptible des libertés linguistiques, de l’unité nationale et de l’égalité de tous devant la loi, face au chantage séparatiste permanent. Les identitaires voulaient voir le parti qui, pour la première fois, osait dénoncer les ravages de l’immigration clandestine. Les patriotes voulaient voir le parti qui allait faire passer les intérêts nationaux avant les exigences de Bruxelles. Tous, en somme, voulaient voir en VOX le parti qui allait les représenter précisément là où personne, ni à droite ni à gauche, ne pouvait déjà le faire. Plus encore : pour beaucoup, l’émergence de VOX allait obliger le PP à redevenir un parti « de droite ».  

Il est vrai que VOX a été, plus ou moins, tout cela. Cependant, il n’a été pleinement aucune de ces possibilités, et n’a pas voulu l’être. VOX est né pour répondre à des réalités très spécifiques, mais la réalité politique est dynamique, jamais statique. De plus, cette réalité, si l’on peut dire, est constituée de sphères différentes mais interconnectées (économique, sociale, institutionnelle, etc.) qui se prêtent rarement à une interprétation univoque. En d’autres termes, on peut être plus ou moins libéral en matière économique, plus ou moins conservateur en matière culturelle, plus ou moins chrétien en matière sociale, plus ou moins souverainiste en matière de politique étatique, le résultat n’est pas forcément contradictoire, mais il laissera inévitablement insatisfait celui qui cherche, par exemple, une réponse uniquement libérale ou uniquement chrétienne.  

L’attente frustrée : VOX a sa vie propre   

En partie – et seulement en partie – ce qui se passe actuellement autour de VOX a beaucoup à voir avec cette frustration des attentes. Il s’avère que VOX a eu sa vie propre. Les libéraux ont commencé à se sentir mal à l’aise avec un parti qui, en tant que parti patriotique, critique l’idéologie mondialiste, qui, en tant que parti identitaire, critique l’immigration de masse et qui, en tant que parti chrétien, critique l’avortement et l’idéologie LGBT. Les chrétiens ont commencé à se sentir mal à l’aise avec un parti qui, en tant que patriote, s’oppose au laxisme épiscopalien en matière d’immigration illégale et qui, en tant que conservateur, insiste pour mener des batailles que l’Église a déjà abandonnées. Les conservateurs commencent à se sentir mal à l’aise avec un parti qui, identitaire et patriotique, fuit le consensus du système, ne bave pas devant Bruxelles, est peu enclin aux exercices de modération, est excessivement ouvert aux classes populaires et roule en tracteur. Les « constitutionnalistes » (toujours autoproclamés) commencent à se sentir mal à l’aise avec un parti qui fait passer la nation avant la Constitution, les identitaires commencent à se sentir mal à l’aise avec un parti trop ouvert à l’immigration d’origine latino-américaine, et même les patriotes, y compris eux, se sentent mal à l’aise avec un parti dont la politique étrangère coïncide avec celle de l’OTAN. Donc, tout à coup, beaucoup de gens semblent avoir découvert que VOX n’est pas ce qu’ils croyaient. Les roseaux ont donc commencé à se transformer en lances (ou en couteaux).  

Au-delà des questions personnelles et des querelles de cuisine, toutes ces réserves, tous ces « malaises », doivent être pris avec le plus grand sérieux, car ils s’inscrivent dans la réalité politique de notre temps et, de manière très particulière, dans la sphère de ce qu’il est convenu d’appeler la droite. De plus, l’exercice permet de comprendre ce qu’un mouvement comme VOX peut représenter dans le paysage actuel.  

La droite et la gauche conventionnelles, en Espagne comme ailleurs, sont des formations qui répondent à une vision de la réalité encore héritée du XXe siècle : libéralisme contre socialisme, atlantisme contre soviétisme, christianisme contre nihilisme, constitution contre séparatisme, etc. Ce cadre mental subsiste encore aujourd’hui parce qu’il est confortable et qu’il garantit en outre la survie des principaux acteurs concernés, mais il a cessé depuis longtemps de répondre à la réalité objective.  

Que reste-t-il aujourd’hui des vieilles familles, des douze tribus de la droite perdue ? Le mondialisme a ruiné le rêve libéral d’un monde qui parviendrait à la justice et à la prospérité par les seules vertus du marché. L’évolution du système politique espagnol a ruiné le rêve « constitutionnaliste » depuis qu’il a été démontré que la Constitution peut être dynamitée à l’intérieur du système constitutionnel lui-même. La dérive de l’Église sous le pontificat de François a ruiné le rêve du catholicisme politique qui pensait pouvoir construire une droite sociale capable de défendre des valeurs non négociables sous la protection du solide pilier de la Sainte-Mère-l’Église. Le changement brutal de paradigme idéologique de cette décennie, qui a transformé les États-nations en simples administrateurs de l’Agenda 2030 et l’Occident en un parc à thème de la mondialisation progressiste, a ruiné le rêve des conservateurs pour la simple raison qu’il ne reste plus rien qui vaille la peine d’être préservé. Telle est la réalité de ce que l’on appelle la droite à ce stade du XXIe siècle. Et d’ailleurs, l’horizon de la gauche, qui abreuve ses masses de litres de nihilisme infantile tout en remettant la souveraineté réelle à des pouvoirs étrangers au peuple (à n’importe quel peuple), n’est pas plus brillant.  

Il ne s’agit pas seulement de questions théoriques, car tout cela a une traduction immédiate au niveau de la politique quotidienne. Par exemple, on ne peut pas continuer à défendre allègrement « l’immigration légale et ordonnée » quand on sait que le phénomène tire les salaires vers le bas et donc appauvrit les classes moyennes déjà démunies. On ne peut pas non plus, par exemple, continuer à défendre dogmatiquement la libre circulation des marchandises quand on sait que cela revient à privilégier les produits étrangers fabriqués à meilleur prix (parce qu’ils sont produits dans de moins bonnes conditions) et à condamner les producteurs locaux à la fermeture. De même, par exemple, et pour prendre un cas très espagnol, on ne peut pas continuer à défendre l’État des autonomies quand on sait que, dans la pratique, il conduit à une limitation galopante des libertés des citoyens et à une érosion constante de l’État lui-même.  

Tout cela fait que les termes de droite et de gauche contiennent de moins en moins de substance. La gauche le sait, c’est pourquoi elle en est venue à profaner des tombes pour masquer son vide idéologique. Le PP le sait aussi lui qui a choisi de renoncer à toute idée forte au nom de la « centralité ». Mais ce sont là des péripéties. La réalité bouge, les choses changent et la politique, qui est le gouvernement des choses, ne peut rester insensible à la transformation. Sauf si l’on décide de se laisser porter par le courant, de suivre le courant dominant, de s’abstenir de toute action, de toute décision, et de se limiter à gérer ce qui est là. Et c’est là que le PP a voulu se placer, et c’est ce que VOX ne supporte pas (et c’est aussi pourquoi les usines médiatiques de droite ne supportent plus VOX).  

Briser le voile médiatique   

Aujourd’hui, le PP et ses faiseurs d’opinion alimentent « l’hécatombe VOX » avec l’ambition non dissimulée de garder les dépouilles du cadavre : « Sur les trois millions de voix VOX, deux nous suffiraient pour faire ce que nous voulons faire » disent-ils. Oui, mais pour faire quoi ? Car là est la question, et c’est précisément la question que les faiseurs d’opinion de droite ont décidé de ne pas soulever. Ils s’en tiennent à leur vieil état d’esprit. Tellement vieux qu’ils expliquent la crise de VOX comme une lutte des phalangistes et des intégristes contre les libéraux, c’est-à-dire les termes que l’on aurait utilisés pour expliquer une crise ministérielle en 1969. C’est comme si on décrivait les querelles de la Commission européenne en parlant de Guelfes et de Gibelins. En réalité, ce n’est pas seulement VOX qui devrait faire son autocritique.  

On dit de Manuel Fraga (ex-ministre de Franco puis de Juan -Carlos I), qu’un jour, évaluant le paysage médiatique espagnol de la fin des années 1980, il a prononcé ces mots : « En Espagne, la droite ne gagnera pas tant qu’Anson continuera à diriger le journal ABC ». Ce dicton doit être pris comme une synecdoque et peut être interprété comme suit : en Espagne, la droite ne gagnera pas d’élections tant que ses faiseurs d’opinion resteront liés aux intérêts et aux servitudes qui se sont entremêlés au cours des vingt dernières années. Mais en réalité, c’est l’inverse qui s’est produit : d’abord la victoire du PP en 1996, puis le départ d’Anson de la direction de l’ABC, alors que le vieux maître était déjà bien meurtri. Quoi qu’il en soit, l’essentiel de la phrase s’applique toujours : la droite espagnole ne pourra pas changer le pays tant que ses faiseurs d’opinion resteront liés aux réseaux d’intérêts consolidés au cours des quarante dernières années, qu’il s’agisse d’hyper leaderships locaux, d’intérêts corporatistes ou de systèmes de subventions bien ficelés. Pour le monde d’aujourd’hui, pour ses tribuns, ses têtes parlantes et ses faiseurs d’opinion, VOX est un phénomène étrange qui n’entre pas dans leur confortable cadre mental. Il est plus facile de recourir aux étiquettes d’il y a plus d’un demi-siècle : phalangistes, fondamentalistes, libéraux et tout le reste. Oui, c’est bien plus facile, mais c’est aussi un mensonge. Et ils le savent.  

La question est maintenant de savoir si VOX sera capable de surmonter le récit de sa propre mort et de construire un nouveau cadre mental, une nouvelle atmosphère d’idées où il pourra respirer. Ce ne sera pas facile car les grands médias ont déjà tissé le linceul du défunt. Désormais – même si, en réalité, tout cela a commencé au milieu de la dernière campagne électorale – tout ce qui se passe dans VOX sera unanimement interprété comme le symptôme certain d’une disparition imminente. Et pourtant, tous les problèmes que VOX a mis sur la table continueront d’être présents : la rupture de l’unité nationale, l’érosion objective des libertés aux mains du séparatisme et de ses acolytes de gauche, l’érosion objective de la souveraineté nationale (en matière d’énergie, de santé, d’alimentation, etc.) avec des dommages immédiats pour les citoyens ordinaires, la dégradation rampante de la morale sociale et de la sécurité des citoyens, etc.  

En définitive, la force de VOX ne réside pas dans les familles idéologiques qui le composent, mais dans la réalité déchirante qu’il dénonce. C’est ce qui a animé le mouvement depuis le début et c’est le cadre dont il ne doit pas s’écarter, sous peine de finir comme ces autres partis qui auraient pu être et n’ont pas été. En d’autres termes : VOX doit sortir de la scène et écrire son propre drame. Et que l’autocritique soit faite par le souffleur lui-même.  

José Javier Esparza  

Version originale en espagnol publiée dans La Gaceta de la Iberosfera et traduite par Arnaud Imatz

© LA NEF, exclusivité Internet, mis en ligne le 31 août 2023.