[Synode] Clercs et laïcs : une nécessaire distinction

Alors que l’Instrumentum laboris du prochain synode contient certaines propositions révolutionnant le partage du pouvoir dans l’Église, il est utile de rappeler la légitimité et la nécessité de la distinction entre clercs et laïcs.

À l’heure où le cléricalisme est présenté par l’Église elle-même comme la racine de tous les maux qui l’accablent, à l’heure où le Vatican vient de publier, en vue du prochain « Synode sur la synodalité », un Instrumentum laboris dans lequel se dessine la perspective d’une redéfinition globale du système de pouvoir au sein de l’Église, il peut sembler à contretemps de plaider pour le nécessaire maintien d’une distinction entre les clercs et les laïcs, en particulier en ce qui concerne l’exercice de ce pouvoir.
Pourtant, cette distinction peut se prévaloir d’arguments qu’on ne saurait écarter d’un simple revers de main et qui renvoient à la tradition de l’Église, à la liberté de celle-ci et à l’indépendance des laïcs.

Une Église « apostolique »

Tout d’abord, s’agissant de la tradition de l’Église, celle-ci s’est toujours pensée comme « apostolique », c’est-à-dire fondée sur les apôtres et ses successeurs que sont les évêques, auxquels est conféré le triple pouvoir de sanctification, d’enseignement et de gouvernement. On pourrait penser que cette organisation du pouvoir relève d’une conception datée et que le concile Vatican II a abandonnée. Il n’en est rien : non seulement le dernier concile n’a pas remis en cause la concentration des pouvoirs entre les mains des clercs, mais il l’a, au contraire, explicitement consacrée dans plusieurs textes. C’est le cas, bien évidemment, de la constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, dont le chapitre III, intitulé « La constitution hiérarchique et l’épiscopat », contient ce passage : « Chargés des Églises particulières qui leur sont confiées, les évêques les dirigent comme vicaires et légats du Christ, par leurs conseils, leurs encouragements, leurs exemples, mais aussi par leur autorité et par l’exercice du pouvoir sacré, dont l’usage cependant ne leur appartient qu’en vue de l’édification en vérité et en sainteté de leur troupeau… » (n. 27). C’est aussi le cas du décret Christus Dominus, qui rappelle que les évêques détiennent la « charge de gouverner » et ajoute ce point hautement significatif dans le cadre du débat actuel : « Puisque la charge apostolique des évêques a été instituée par le Christ Seigneur et qu’elle poursuit une fin spirituelle et surnaturelle, le saint concile œcuménique déclare que le droit de nommer et d’instituer les évêques est propre à l’autorité ecclésiastique compétente, et qu’il lui est particulier et de soi exclusif » (n. 20).
Donc, un partage du pouvoir dans l’Église entre clercs et laïcs supposerait de remettre en cause de manière fondamentale l’ecclésiologie traditionnelle, et ce y compris celle développée par Vatican II. Or, pareille entreprise, à la supposer possible et souhaitable, relèverait sans doute plus de la compétence d’un nouveau concile que d’un simple synode des évêques…

Instrumentalisation politique

Venons-en, ensuite, au deuxième argument, relatif à l’indépendance même de l’Église. Accorder une partie du pouvoir effectif aux laïcs (par exemple dans la désignation des évêques et des curés) pourrait sembler, à première vue, séduisant et correspondrait assurément à l’air du temps. Toutefois, de telles réformes n’en présenteraient pas moins le risque d’exposer l’Église à une possible instrumentalisation politique. Risque purement théorique ? Bien au contraire.
Sans remonter jusqu’à la réforme grégorienne, dont le grand mérite a précisément été de libérer l’Église des intrusions politiques des pouvoirs laïcs, il faut rappeler que si, dans l’Allemagne hitlérienne, l’Église catholique est demeurée pour une large part (quoique pas totalement) imperméable à l’idéologie nazie, c’est parce que sa doctrine et la désignation de ses dirigeants ne dépendaient pas du choix des laïcs, en particulier pas des laïcs allemands. À l’inverse, au sein du protestantisme allemand, c’est précisément par des élections lors d’un « Synode national » de l’Église évangélique allemande (DEK) que les « Chrétiens allemands » sont parvenus à faire élire en 1933 un de leurs partisans au poste d’« évêque du Reich » et à associer étroitement les luthériens dans leur grande majorité au régime hitlérien jusqu’à la fin de la guerre (1). Et ce risque d’instrumentalisation politique n’a pas disparu aujourd’hui, comme l’illustre avec évidence les tentatives du régime chinois d’imposer au Vatican le choix de ses évêques en mettant à profit l’accord conclu avec le Saint-Siège en 2018.
Quant à la possibilité d’accorder aux laïcs la possibilité de prononcer l’homélie, cette nouveauté (déjà mise en œuvre çà et là…) pourrait conduire à la situation délicate où, dans des paroisses au profil conservateur, des membres de partis politiques situés à la droite de la droite montent en chaire et défendent, au nom de l’identité chrétienne de la France, la fermeture des frontières ou, au nom de l’anthropologie chrétienne, les vertus du libéralisme. Tandis que, dans des paroisses au profil progressiste, des membres de partis politiques situés à la gauche de la gauche viendraient défendre, au nom de l’accueil inconditionnel de l’autre, l’immigration sans limite, le transsexualisme et la GPA. Réjouissante perspective.

Aux laïcs la charge du temporel

Enfin, le troisième argument concerne la liberté des laïcs eux-mêmes. Si le concile Vatican II a rappelé que, dans l’Église, le pouvoir appartient aux clercs, il a ajouté que, dans la société, ce sont les laïcs qui doivent assurer, « comme leur tâche propre » (2), le « renouvellement de l’ordre temporel ». Or, dans le cas où il deviendrait possible aux laïcs d’investir le domaine réservé aux clercs, rien n’empêcherait alors ces derniers d’aller dans celui réservé aux laïcs et d’utiliser leur statut et leur autorité pour conférer une autorité religieuse à des opinions politiques purement personnelles. Risque abstrait ? Pas seulement. Autrefois, le curé désignait en chaire les candidats pour lesquels les fidèles devaient voter. Aujourd’hui – et ce n’est qu’un exemple – la COMECE, la « Commission des épiscopats de l’Union européenne », qui regroupe les évêques délégués par les conférences épiscopales des 27 États membres de l’Union et qui était dirigée jusqu’en mars 2023 par le cardinal Hollerich, archevêque de Luxembourg (et rapporteur général du futur Synode…), n’hésite pas à exprimer ses positions politiques – qu’il a nombreuses, concrètes et précises – dans des domaines aussi variés que la politique d’asile, la santé, l’écologie et la politique économique et sociale. Et le Vatican lui-même a pu parfois céder à ce « cléricalisme de papa », en exprimant des choix préférentiels dans des matières relevant pourtant de la compétence des laïcs.

Faut-il déduire de ces trois arguments que rien ne doit être modifié dans l’organisation des pouvoirs au sein de l’Église ? Bien au contraire, et la crise qu’elle connaît aujourd’hui suffirait à persuader de la nécessité d’adopter des mesures fortes et effectives. Mais les solutions à envisager devraient consister moins à priver les évêques et les prêtres de tout ou partie de leur pouvoir de gouvernement que de mettre en place des procédures destinées à garantir que ce pouvoir est effectivement exercé et qu’il l’est de manière éclairée et non arbitraire.
Prenons l’exemple si sensible de la gestion des abus : la carence des évêques a atteint des sommets en la matière (en raison de leur abstention, en dépit des signalements et en violation manifeste du droit de l’Église, à ouvrir des enquêtes canoniques et à organiser des procès) ; or la mise en place, au sein de chaque diocèse, d’une commission composée de laïcs non dépendants hiérarchiquement de l’évêque et obligatoirement saisie pour avis à l’occasion de chaque signalement, rendrait de facto très difficile l’étouffement des affaires. Autre exemple : la nomination des évêques par Rome et celle des curés par les évêques pourraient donner lieu à des mécanismes de consultation préalables dans lesquels les laïcs seraient plus largement associés, ce afin que les nominations soient précisément effectuées dans des conditions d’information et de transparence accrues.
La mise en œuvre de telles propositions ne constituerait pas une révolution, ce d’autant que le Code de Droit canonique connaît déjà les procédures de consultation où interviennent des laïcs (conseils pastoraux auprès des évêques et des curés). Mais elles auraient le mérite de faire accomplir à l’Église des progrès significatifs dans sa gouvernance.

Jean Bernard

(1) À l’exception d’une petite minorité d’entre eux réunis au sein de l’admirable « Église confessante ».
(2) Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam Actuositatem, n. 7.

© LA NEF n° 361 Septembre 2023