François d'Assise © Unplash

« Anarchisme chrétien » ?

L’ordre politique étant variable, le chrétien, s’appuyant sur des principes, doit constamment adapter son rapport au pouvoir et à l’autorité politique. On observe dans l’histoire chrétienne une certaine vision idéale de société que l’on peut nommer « anarchisme chrétien ». Explication et point de vue.

«Donc, tu es roi ? – Tu l’as dit, je suis roi et tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jn 18, 37). C’est ainsi que tout a commencé : le Christ, venu en ce monde pour le sauver du péché, y a été roi. Mais un autre type de roi, né pauvre dans la paille et mort sur une poutre entre deux malfaiteurs. Il y a aussi apporté le glaive. Mais un glaive d’un genre nouveau : non celui homicide qui sème le mal, mais celui qui, parole tranchante, met au jour le mal même, là où il est né, dans le cœur de l’homme, et aussi dans les structures politiques et sociales que cet homme a élaborées. Pilate qui n’y entend rien pose pourtant les deux questions essentielles, faisant de cette confrontation judiciaire l’un des moments les plus émouvants de l’Évangile : « Qu’est-ce que la vérité ? » et « Alors, tu es roi ? ». Il n’aura pas la réponse, car il attend une parole, et il a devant lui le Verbe.
Pilate n’est pas innocent, mais non plus entièrement coupable : il est l’ami de César, le rouage de la machine romaine qui domine les peuples jusqu’aux extrémités de la terre. L’Eichmann de l’époque. Le Christ, livré entre ses mains, essaie de lui faire comprendre qu’aucune légion d’anges n’est requise pour le sauver temporellement, parce que ce n’est pas ainsi que cela doit se passer, parce que ce n’est pas ainsi que vient le salut. Mais cela n’empêche pas qu’il soit roi.
De cette scène fondatrice complexe, une certaine pensée a déduit la servilité du christianisme devant le pouvoir. Demeure pourtant une autre façon de l’envisager : Jésus se laisse faire, comme la victime innocente qu’il est, mais sa passion, sa mort et sa résurrection condamnent pourtant par leur seule existence ce pouvoir, le limitent et finalement le délégitiment. C’est ainsi que depuis deux mille ans et sans doute jusqu’à la fin des temps, le choix du chrétien devant ce pouvoir déicide et homicide n’a été ni ne sera jamais simple : le contester, l’admettre, l’accompagner, le défendre ou le subvertir, laquelle de ces options peut se concevoir seule comme suffisante ? Si la vérité est par définition immuable, l’ordre politique humain varie : aussi l’adaptation du rapport chrétien au pouvoir est constante.
Saint Thomas, dans la Somme, commente saint Augustin qui déclare : « Il ne semble pas qu’elle soit une loi, celle qui ne serait pas juste. » Le Docteur angélique poursuit : « C’est pourquoi une loi n’a de valeur que dans la mesure où elle comporte de la justice. Or, dans les affaires humaines, une chose est dite juste du fait qu’elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature, comme il ressort des articles précédents. Aussi toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est plus alors une loi, mais une corruption de la loi. » C’est jusqu’ici assez logique et assez simple.
Mais plus loin, Thomas précise que quelque chose a été modifié par la Révélation : « La loi humaine remplit cette double condition : elle est un moyen ordonné à une fin ; et elle est une sorte de règle et de mesure, réglée elle-même par une mesure supérieure, laquelle est double : la loi divine et la loi de nature, selon ce que nous avons dit plus haut. Le but de la loi humaine, c’est l’utilité des hommes, comme l’affirme Justinien. C’est pourquoi, en décrivant les caractéristiques de la loi, saint Isidore a posé d’abord trois éléments : “qu’elle soit en harmonie avec la religion”, en ce sens qu’elle soit conforme à la loi divine ; “qu’elle s’accorde avec la discipline des mœurs”, en ce sens qu’elle soit conforme à la loi de nature ; enfin “qu’elle favorise le salut public”, en ce sens qu’elle soit adaptée à l’utilité des hommes. »
Il faut, comme le disait déjà saint Pierre, obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, et lorsqu’il y a contradiction, évidemment préférer la « loi de Dieu », c’est-à-dire celle de l’amour révélé par le Christ. Car, toujours pour suivre saint Thomas : « Il y a deux sagesses et deux folies. »
Ainsi, devant la conscience d’un chrétien, aucun pouvoir n’est-il jamais sûr, puisqu’il a été ajouté des commandements supérieurs à ce que conçoit la simple sagesse humaine.
Le pouvoir comme l’argent est une exousia, c’est-à-dire une puissance spirituelle qui se dissimule derrière des masques, expliquait le protestant Jacques Ellul qui fut le grand exégète du mouvement anarchiste chrétien. Ainsi, poursuivait-il, si le monde, créé par Dieu, est la propriété de Dieu, ce sont les puissances mauvaises qui le possèdent. Aussi l’État pour exister légitimement doit-il devenir serviteur : ce que Pierre Boutang appelait la modification chrétienne du pouvoir. Car c’est pour la liberté que vous avez été affranchis, disait saint Paul, et saint Jacques : « La loi parfaite, c’est la loi de liberté » (Jc 1, 25).
« Je suis venu jeter un feu sur terre et comme je voudrais qu’il brûle déjà » (Lc 12, 49) : cette injonction du premier anarchiste trouble encore ses disciples aujourd’hui. Elle les trouble et du même mouvement les a jetés sur un chemin tortueux, étroit, escarpé que sa difficulté même rend passionnant. Et il y eut toujours des fous, ou des saints, ou ceux qui étaient l’un par l’autre, pour le suivre.

La « révolution » chrétienne

On peut donc relever dans toute l’histoire chrétienne un courant souterrain qui ne serait pas une école, ni un parti évidemment, mais que sa recherche très cohérente d’une forme idéale et supérieure d’un nouveau type de société permet de nommer « anarchisme chrétien », dans ce sens que l’anarchisme tel qu’il s’est défini de manière moderne, c’est-à-dire depuis le début du XIXe siècle, lui doit au fond presque tout.
« L’homme est libre depuis le commencement. Car Dieu est liberté, et c’est à la ressemblance de Dieu que l’homme a été fait », disait Irénée de Lyon au IIe siècle, et Tertullien de lui emboîter le pas : « Moi, je ne dois rien au forum, rien au camp, rien à la curie ; je ne guette aucun office, ne me préoccupe d’aucun poste, n’observe aucun prétoire ; je n’adore pas les barreaux, je n’encense pas les chaînes ; je ne brise pas les sièges, je ne perturbe pas le droit, je ne hurle pas de cause ; je ne juge pas, ne milite pas, ne règne pas ; j’ai fait sécession du peuple. » Car c’est paradoxalement en étant une « sécession théocratique » rappelant aux pouvoirs leur essentielle laïcité que le christianisme a désinvesti le politique de sa tentation idolâtrique. À côté de cette contestation de l’universalité du pouvoir, se meut la grande tradition du parti des pauvres, autre poumon de l’anarchie que Basile de Césarée déjà saluait.
Mais c’est surtout le Poverello d’Assise qui brisa au XIIIe siècle l’ordre symbolique marchand dont il devait hériter en distribuant ses biens aux pauvres et en déambulant nu dans la rue : véritable révolution intérieure mais aussi sociale qui régénéra une société en voie de rouille, à qui elle rappela ses buts ultimes. Innocent III vit ainsi en rêve la basilique du Latran sur le point de s’effondrer que frère François soutenait de ses seules épaules.
François d’Assise est peut-être le premier anarchiste de l’Occident, celui qui démontrait que l’ordre social pouvait être changé par les plus faibles, par la douceur et par le don. Et par l’amour de la création entière aussi, thème qui se perpétuera chez ses semblables et ses imitateurs. Après lui, les dés en sont jetés. Viendront les fraticelles, dissidents radicaux de l’Ordre, livrés à l’Inquisition pour hérésie : ils refusaient toute propriété et prônaient un genre de millénarisme inspiré de Joachim de Flore ; les Ghjuvannali encore, franciscains réfugiés en Corse, qui finiront aussi sous le bras temporel de l’Église, à Ghisoni, au pied des Monts Kyrie Eleison et Christe Eleison. Puis Fra Dolcino, cet hérétique qui de son exil dalmate louait la pauvreté absolue et annonçait l’avènement du quatrième âge, celui de la disparition du clergé, pour l’année 1305… Ses partisans, les apostolici, n’hésitaient pourtant pas à brûler et à piller les villages, se justifiant ainsi d’après saint Paul : « Tout est pur pour les purs. » Dante admira la résistance acharnée de Fra Dolcino, tout en lui promettant l’enfer dans la Divine comédie.
On le voit, le mouvement révolutionnaire des fols en Christ était mal parti, dans ce Moyen Âge admirable, jeunesse de notre humanité si prompte à prendre les partis les plus radicaux et les plus brûlants.
Jean de Wyclef, théologien anglais dissident, ne l’oublia pas qui défendait au XIVe siècle, une « autorité fondée sur la grâce ». Entreprenant la traduction de la vulgate en anglais, il influencera profondément aussi bien le peuple que le duc de Lancastre par ses prêches sur le retour à la pauvreté évangélique. Ses « pauvres prêtres » ou lollards répandaient son enseignement dans toutes les campagnes britonnes. Il inspirera à son tour Jan Hus et les anabaptistes, mais il sera surtout le précurseur de la Réforme, en réclamant la disparition du clergé. Jusque-là, les enfants du Pauvre d’Assise se recruteront principalement et paradoxalement chez les adversaires de l’Église romaine institutionnelle. Mais aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Jésuites donneront un autre exemple de contre-société viable, échappant à toute juridiction temporelle sur la terre avec leurs Réductions au pays des Guaranis, immenses villages autogérés aux confins des Empires portugais et espagnols. De cette utopie dans la jungle qu’Eugenio Corti a si bien décrite et dont le film Mission, pour beau qu’il soit, ne donne qu’un tout petit aperçu, les philosophes des Lumières concevront une rage jalouse qui ne s’éteindra qu’avec sa chute, causée par l’expulsion des enfants de saint Ignace.

Les grandes utopies sociales

Au XIXe, grande période des utopies sociales, l’idée est en vogue que le Christ fut le premier anarchiste. Ça commence avec les premiers romantiques allemands, Novalis particulièrement, qui donne dans Europa ou la chrétienté ce passage merveilleux que citeront à propos les jeunes résistants au nazisme de la Rose blanche : « L’anarchie bien comprise est l’élément constructif de la religion. Elle anéantit les données positives et se manifeste en nouveau fondement du monde… Si l’Europe ressuscitait, si un État des États, et une science politique certaine s’offraient à nous !… Est-ce que la hiérarchie… devrait être encore le principe d’un groupement d’États ? Le sang coulera en Europe, jusqu’à ce que les nations prennent conscience de leur effroyable démence et que les peuples, touchés, et comme adoucis par la sainteté de la musique, s’approchent des autels anciens, apprennent les travaux pacifiques et commencent, sur les champs de bataille fumants, à célébrer la paix. Seule la religion peut réveiller la conscience de l’Europe et assurer le droit des peuples ; installer sur terre, dans une splendeur nouvelle, la chrétienté, occupée seulement à préserver la paix. »
Novalis avait vu juste très tôt, décelant les germes de ce qui allait s’abattre sur les masses, la domination étatique et l’écrasement sous la révolution industrielle. En France, c’est Proudhon, l’inventeur politique du terme anarchiste, qui lui emboîte le pas, cet étrange personnage si bien analysé par le cardinal de Lubac, qui un jour affirme que « Dieu, c’est le mal », et le lendemain loue la figure du Christ et défend la célébration du dimanche. Ce sont les premiers socialistes, tous chrétiens, comme Leroux, Buchez, Louis Blanc dont la pensée vue d’ici s’apparenterait plus à l’anarchisme qu’à autre chose. La Révolution de 1848 est dans cet esprit-là formellement chrétienne et anarchisante : ce fut « le Christ des barricades », selon le titre du beau livre de Bowman. Baudelaire s’en souviendra.
Tuée pour longtemps en France, sous les coups du matérialisme historique et de la bourgeoisie, l’anarchie chrétienne trouvera d’autres cieux sous lesquels se développer : l’Angleterre d’abord où William Morris, John Ruskin, l’immortel auteur d’Unto this last, ce livre qui inspirera Gandhi, et les artistes d’Arts&Crafts la feront revivre comme une nostalgie de l’ordre médiéval. La Russie bien sûr où Kropotkine, le Prince noir, et Tolstoï, ne peuvent penser la liberté sans la figure du Christ, inspirant l’étonnant courant des « anarchistes mystiques » que la Révolution de 1917 décapitera.
Aux États-Unis aussi, de manière plus inattendue l’admirable Dorothy Day, anarchiste libertaire convertie au catholicisme après son deuxième avortement, fondera avec Peter Maurin, Français naturalisé, le Catholic Workers, gigantesque syndicat anarchiste qui, avant la guerre, comptera plusieurs centaines de milliers d’adhérents.
Les exemples sont légion, dans le monde entier, de cette aspiration à un idéal réaliste, qui conçoit les relations politiques comme fondées d’abord sur la famille et la petite communauté, qui cherche dans le Moyen Âge son exemple, qui surtout tente à la suite du Christ de pratiquer la pauvreté dans la liberté, et l’égalité dans la fraternité, que l’on peut nommer l’anarchisme chrétien.
Ce qu’Ellul résume ainsi : « Car si le dernier mot est amour, il consiste à ne jamais exprimer ni marquer une puissance quelconque envers l’autre en toutes circonstances. […] On ne peut pas créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut pas créer une société libre avec des moyens d’esclave. »

Jacques de Guillebon

Jacques de Guillebon est l’auteur, avec Falk van Gaver, de Anarchrist. Une histoire de l’anarchisme chrétien, Desclée de Brouwer, 2015, 408 pages, 23,90 €.

© LA NEF n°359 Juin 2023, mis en ligne le 18 septembre 2023