L'abbaye Notre-Dame de Fontgombault ©Wikimedia

Chrétiens dans un monde qui ne l’est plus

L’abbaye Notre-Dame de Fontgombault, grande amie de La Nef, fêtait le 9 septembre 2023 les 75 ans de la restauration de l’Abbaye par les moines venus de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. À cette occasion, le Père abbé a demandé à Christophe et à Elisabeth Geffroy de donner une conférence sur le thème : « Chrétiens dans un monde qui ne l’est plus ». Vous pouvez aussi retrouver ici le texte en version PDF.
Ils commencent dans les premières parties par analyser la déchristianisation en cours, ses causes internes et externes, ce qu’elle est à l’échelle de l’histoire l’Église. Puis ils s’attachent à décrire ce que veut dire un monde qui n’est plus chrétien, avant de proposer des pistes d’actions – notamment, se mettre à l’école des moines.

PLAN

  • 1/ Un constat peu original : la déchristianisation de l’Occident, accélérée depuis quelques décennies et d’une radicalité effrayante
  • 2/ Comment comprendre cette déchristianisation ?
  • 3/ Le rôle du contexte socio-politique dans cette déchristianisation
  • 4/ Un monde qui n’est plus chrétien : qu’est-ce à dire ?
  • 5/ Dès lors, que faire ? Comment rendre l’homme à sa vocation originelle ?
    a) par l’action, pour que l’homme habite le monde
    b) par le martyre, à l’exemple des moines, pour triompher de Satan
    c) par le sacré, pour que l’homme ait soif de Dieu
  • Conclusion

1/ Un constat peu original : la déchristianisation de l’Occident, accélérée depuis quelques décennies et d’une radicalité effrayante

La déchristianisation est devenue une évidence : « quantitativement », par la baisse du nombre de catholiques baptisés ou se revendiquant tels, par le nombre de vrais pratiquants (environ 1,5 %) et en conséquence de vocations (moins de 100 ordinations par an, en proportion du nombre de pratiquants) ; « qualitativement », par la méconnaissance du christianisme des nouvelles générations, par le fait que la culture chrétienne ne lui dit plus rien, qu’elle en ignore tout.

Certes, le reste, les 1,5 % de pratiquants réguliers, sont sans doute des catholiques fervents ayant une foi solide pour résister dans un environnement aussi peu favorable, mais ce chiffre continue de baisser jusqu’à maintenant, on attend un début de redressement du fait des familles nombreuses importantes qui existent dans ces milieux.

Il convient de noter deux points importants :
– d’abord l’idée d’une déchristianisation régulière et inéluctable depuis un moment donné de l’histoire (la Renaissance, les Lumières, la Révolution…) est fausse ; il y a eu des périodes de renaissance importantes comme au XIXe siècle avec un essor incroyable des missions ou dans la première moitié du XXe siècle en France avec le renouveau du thomisme, la conversion d’intellectuels notables, notamment autour de Jacques Maritain, l’essor de l’Action catholique, avec une réelle influence politique et sociale des chrétiens, qui, particulièrement, n’a pas été étrangère au dynamisme de ce que l’on a appelé les Trente glorieuses…
– ensuite et surtout il convient de remarquer que cette déchristianisation coïncide avec un recul généralisé de toutes les autres associations ou institutions, non seulement Églises, mais aussi partis politiques, syndicats, tout ce qui exige des engagements collectifs ; bref, cette déchristianisation accélérée depuis quelques décennies est inséparable d’un mouvement plus global de désocialisation (Pierre Manent) : toute la société est ainsi touchée et cette tendance à la déliaison met en péril sa pérennité même. Si Dieu laisse indifférent une majorité de nos concitoyens, ces derniers ne s’engagent pas davantage dans la chose publique, dans le service du bien commun : le commun a été dévalorisé au profit de l’extension sans fin des droits individuels. La crise n’est donc pas que religieuse ou spirituelle, elle englobe toutes les dimensions publiques de la vie en société.

2/ Comment comprendre cette déchristianisation ?

On peut l’expliquer par des causes internes à l’Église et des causes qui lui sont externes.
Pour les causes internes, il n’y a pas de consensus, « progressistes » et « traditionalistes » défendant deux points de vue opposés pour prendre les deux extrêmes : les premiers, déçus par le concile Vatican II, estiment que l’Église n’épouse pas suffisamment l’esprit du monde (ils plaident pour la contraception, l’avortement, le mariage entre personnes de même sexe, l’abolition du célibat des prêtres et la désacralisation de l’état clérical, l’ordination des femmes, etc.) ; les seconds se plaignent au contraire que depuis Vatican II l’Église a tout lâché et abîmé sa liturgie, ce qui expliquerait la débandade post-conciliaire. Il est clair que l’explication des « progressistes » n’est pas la nôtre et que si l’on suivait leurs préconisations, on irait droit dans le mur. Vous connaissez tous ces débats sans fin, nous n’y revenons pas ici. Disons seulement que l’ouvrage de Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018), propose une analyse qui nous semble réaliste et ne cache pas le vent de folie qui a soufflé sur l’Église dans les années post-conciliaires, années où beaucoup cherchaient à faire du passé table rase.

Que ces causes internes à l’Église aient eu leur importance, c’est absolument certain, mais elles ne peuvent suffire à expliquer l’ampleur de la déchristianisation, car sinon comment comprendre qu’orthodoxes et protestants, qui n’ont connu ni concile Vatican II ni réforme liturgique, vivent la même crise, voire une crise plus grave encore, que celle de l’Église catholique ? C’est, à l’évidence, que les causes internes ne suffisent pas à épuiser le sujet et qu’il faut tenir compte d’un contexte extérieur qui a joué et continue de jouer un rôle central.

Parmi ces causes de déchristianisation externes à l’Église, citons principalement le long mouvement d’émancipation de l’homme de ses dépendances traditionnelles (Dieu, la nature, la culture), avec la révolution nominaliste et l’affirmation de la raison souveraine à partir de la Renaissance. Ainsi, sans que la foi ait été reniée dans un premier temps, Dieu a progressivement été mis à l’écart :
au niveau personnel d’une part, la montée de l’individualisme, au détriment du holisme, a occasionné une dissociation entre la vie spirituelle, relevant de la sphère privée, et la vie publique ;
au niveau politique d’autre part, une nette séparation entre les ordres temporel et spirituel s’est installée donnant une totale primauté au premier. Avec la Révolution française et la disparition de la « chrétienté », le mouvement s’accélère et prend parfois une forte tonalité antichrétienne, comme en France avec les lois laïques qui aboutissent à la séparation de 1905. À ce moment, la souveraineté de Dieu sur la cité est largement abattue ; mais il reste encore à détruire celles qu’exercent la loi morale naturelle et l’héritage de la culture pour que la volonté et le désir de l’homme, qui désormais priment tout, n’aient plus d’obstacle : nous y sommes aujourd’hui, la théorie du genre et le wokisme étant les ultimes étapes de la déconstruction de l’anthropologie classique façonnée par le christianisme.

J’ajoute un point important : la modernité, qui fait passer notre monde de l’Ancien Régime monarchique vers la démocratie parlementaire, met en avant la liberté, notion éminemment chrétienne. Même si la modernité en a une conception erronée, nous en bénéficions et y sommes tous attachés, et l’on ne peut nier que c’est là l’un apport réel de cette modernité si controversée. Un régime de liberté a cependant un « coût », qui est d’accepter que tous n’en usent pas comme il le faudrait. La contrepartie d’une société d’hommes libres est donc forcément le pluralisme, bien plus difficile à gérer qu’une société holiste où la pression sociale est assez forte pour imposer une certaine unité, religieuse notamment (comme en islam qui ignore la liberté religieuse). Bref, la liberté religieuse, en ouvrant inévitablement la voie au pluralisme a forcément conduit à un recul du christianisme.

Aujourd’hui, cependant, en France et en Europe, les chrétiens ne sont pas persécutés physiquement, comme sous le communisme ou l’islam par exemple, ils conservent la liberté d’évangéliser, nous ne risquons pas notre vie en tant que chrétiens, mais la morale chrétienne est systématiquement attaquée et peut conduire à des situations difficiles où la liberté de conscience est bel et bien menacée (c’est déjà le cas pour les pharmaciens, par ex.)… De plus, pour beaucoup, si l’on veut rester fidèle, la vie devient compliquée, notamment pour l’éducation des enfants, le choix des écoles…

Toutes ces explications de la déchristianisation laissent toutefois quelque peu insatisfait, on sent bien que ça n’explique pas un tel effondrement aussi rapide du christianisme. N’y a-t-il pas autre chose ?
Je propose une hypothèse ouverte au débat : à toute époque, les personnes qui vivent réellement, profondément et librement la foi chrétienne n’ont-elles pas toujours formé une petite minorité, même en régime de chrétienté ? Autrement dit, beaucoup ne suivent-ils pas les exigences extérieures de la religion dominante, sous la pression sociale et l’habitude, tout en pouvant avoir une foi sincère mais assez superficielle, un peu comme dans la parabole du grain tombé sur le bord de la route (cf. Mt 13, 1-23) ? Pierre Manent, dans son dernier essai sur Pascal, a un jugement encore plus sévère : « Pour qui regarde froidement les choses, le fait le plus significatif ne serait pas l’autorité acquise par le christianisme mais au contraire l’athéisme théorique ou pratique de l’immense majorité des êtres humains, chrétiens compris » (Grasset, 2022, p. 365). Personnellement, je tempérerais cette affirmation, car il me semble que l’athéisme au sens fort de ce terme est très peu répandu, l’homme étant un animal religieux plus facilement déiste qu’athée (cf. le succès actuel des « nouvelles religiosités », ésotérisme, etc.). Ce qui frappe néanmoins aujourd’hui, c’est l’indifférence de nos contemporains à la question de Dieu, comme s’il y avait une peur de réfléchir aux choses les plus essentielles, au sens de la vie et de la mort, comme si les grands médias avaient réussi à imposer leur vision superficielle et matérialiste, à confiner les humains dans une vie de plaisirs et de distractions, bref à lobotomiser les cerveaux en inculquant à tous les mêmes soucis terrestres au même moment.

Le « monde », au sens de saint Jean, n’a jamais reconnu Dieu (cf. Jn 1, 10-11), hier comme aujourd’hui, rien de nouveau. Fondamentalement, ce n’est pas en raison d’attaques extérieures ou de violentes agressions que le christianisme occidental recule, même si ces attaques existent bel et bien, et y contribuent bien évidemment. Il recule avant tout parce que les chrétiens perdent la foi et ne parviennent plus à la transmettre, comme si l’atmosphère relativiste et hédoniste qui est celle de nos démocraties libérales était un poison pour la foi bien plus efficace que la persécution ouverte qui produit des martyrs, dont on sait que leur sang est semence de chrétiens, selon le fameux mot de Tertullien. J’aime citer cette phrase si vraie de Bernanos : « Nous répétons sans cesse, avec des larmes d’impuissance, de paresse ou d’orgueil, que le monde se déchristianise. Mais le monde n’a pas reçu le Christ – non pro mundo rogo (je ne prie pas pour le monde) – c’est nous qui l’avons reçu pour lui, c’est de nos cœurs que Dieu se retire, c’est nous qui nous déchristianisons, misérables ! » (Nous autres, Français, dans Scandale de la vérité, Points/Seuil, 1984).

L’idée que, à toute époque, les personnes qui vivent réellement, profondément et librement la foi chrétienne ont toujours formé une minorité, n’est-elle pas dans l’Évangile ? N’est-ce pas le Christ qui affirme : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux » (Mt 9, 32-38 et Lc 10, 1-9) ? Certains théologiens ont vu dans l’épisode des dix lépreux guéris par le Christ dont un seul est revenu le remercier (cf. Lc 17, 11-19) l’image de la foi, celle-ci n’étant partagée que par un faible pourcentage des hommes (10 % ici en l’occurrence). Jésus se plaint que Corazine, Bethsaïde, Capharnaüm ne se soient pas converties malgré sa présence et sa prédication (cf. Mt 11, 20-24). Ailleurs encore, il reproche leur peu de foi aux scribes et aux pharisiens qui lui demandent un signe, quand les habitants de Ninive se sont convertis à l’appel de Jonas ou quand la reine de Saba est venue des extrémités de la terre écouter Salomon, alors qu’il y avait bien plus que Jonas et Salomon (cf. Mt 12, 38-42). Or, si la majorité des contemporains de Jésus qui l’ont vu, entendu, été témoins de ses miracles ne se sont pas convertis, comment s’étonner qu’il en soit de même après son départ ? Ne pouvait-on rêver meilleur missionnaire pour la conversion des âmes ? Cette plainte du Seigneur du peu de foi de ses contemporains, n’est-elle pas de toutes les époques et ne nous concerne-t-elle pas tout particulièrement aujourd’hui ? Cette citation de saint Paul ne décrit-elle pas notre monde aussi bien que le sien : « Je vous l’ai souvent dit, et maintenant je le redis en pleurant : beaucoup de gens se conduisent en ennemis de la croix du Christ. Ils vont à leur perte. Leur dieu, c’est leur ventre, et ils mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte ; ils ne pensent qu’aux choses de la terre » (Ph 3, 18-19). D’où cette interrogation du Christ évoquant son second avènement : « Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18, 8).

Si cette intuition est juste, cela ne signifie cependant pas que le christianisme soit réservé à une « élite » comme s’il s’agissait d’une gnose : au contraire, et l’histoire le prouve, il s’adresse, comme l’affirme l’Évangile, à ceux qui se reconnaissent « petits » et non à ceux qui se prétendent « sages » ou « intelligents » (cf. Mt 11, 25 et Lc 10, 21).

3/ Le rôle du contexte socio-politique dans cette déchristianisation

Au cours de l’histoire, une religion ne s’est imposée durablement à des peuples que moyennant un soutien politique exerçant une certaine pression sociale, dans le cadre de sociétés holistes où le groupe primait la personne. Globalement, le christianisme n’échappe pas à ce schéma. Sa vocation, ainsi que le Christ nous l’a montré, est de s’étendre, non par la force des armes, mais par la prédication, sans violer les consciences, et plus encore par le témoignage jusqu’au martyre. Cette façon « pauvre » d’opérer obtient des conversions libres et profondes mais historiquement toujours minoritaires. Même le passage du Dieu fait homme sur terre n’a pas occasionné d’adhésions massives on l’a vu. Lorsque Constantin promulgue l’édit de tolérance de Milan (313), les chrétiens représentent 5 % de la population de l’Empire ; un taux qui varie toutefois en fonction des territoires : Rome, la ville la plus christianisée d’Italie, compte environ 10 % de chrétiens ; ils sont autour de 20 % en Égypte, 10 à 20 % en Afrique et 30 % en Asie Mineure. Et chaque fois que l’évangélisation a été conduite dans cet esprit, comme en Asie à partir du XVIe siècle, c’est-à-dire sans aucun soutien politique, les fruits ont été magnifiques, révélant une foi admirable et un grand courage chez les convertis, mais ceux-ci n’ont toujours représenté qu’une faible part des populations.

Dans tous ces exemples, les chrétiens sont demeurés une minorité en raison de l’hostilité des instances politiques envers l’Église, qui ont souvent été jusqu’à mener de terribles persécutions pour tenter de l’éradiquer.

Bref, le christianisme ne commence à rassembler de larges pans des populations que lorsque le politique ne le menace pas, et plus encore quand il le soutient. Après l’édit de Milan, qui institue une sorte de liberté religieuse, le christianisme se répand, y compris dans les hautes sphères de l’État. Un pouvoir politique « neutre » en matière religieuse n’ayant jamais vraiment existé, l’Empire, sous Théodose, finit par faire de la religion devenue dominante la religion d’État (édit de Thessalonique en 380). Ainsi, le christianisme inaugure-t-il un nouveau statut, celui de l’État chrétien où pouvoir temporel et pouvoir spirituel sont à la fois liés et cependant distincts, dans un rapport de force qui ne cessera de varier au cours des siècles.

Ainsi s’est établie en Europe la « chrétienté », l’histoire forgeant deux systèmes différents en Orient et en Occident. Byzance, en Orient, héritière de l’Empire romain après la chute de Rome, perpétue un régime « césaro-papiste » caractérisé par une Église largement soumise à l’Empereur. En Occident, les invasions barbares détruisent l’Empire et, avec lui, le pouvoir politique central, ouvrant la voie à la féodalité : dans le chaos qui s’installe, l’Église est le seul rempart, la seule entité sauvegardant le savoir et capable de le transmettre. À la différence de l’Orient, en Occident, le spirituel fait plus ou moins jeu égal avec le temporel : cela dessine un régime où chacun des deux pouvoirs conserve son indépendance, l’Église devant longtemps résister à la tentative de mainmise du politique, d’où les querelles sans fin qui parcourent la chrétienté occidentale. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, la foi chrétienne est bon an mal an défendue par des princes eux-mêmes chrétiens : dans ces sociétés holistes, l’unité de religion est un facteur essentiel du bien commun temporel, c’est pourquoi l’atteinte à cette unité est alors un délit de droit commun que l’autorité politique peut sanctionner, au même titre que les infractions comme le vol – il faut s’en souvenir quand on évoque une institution comme l’Inquisition pour éviter tout anachronisme.

En « chrétienté », le christianisme est religion d’État – ce qui ne signifie pas qu’il s’agit de « théocratie » –, et l’immense majorité du peuple ne peut être que chrétienne, la pression sociale allant dans ce sens et les non-chrétiens ayant un statut inférieur qui ne leur permet pas d’exercer des responsabilités politiques au sein de la cité. Jusqu’à une époque assez récente, toutes les civilisations fonctionnaient plus ou moins ainsi, d’une façon assez coercitive, en ignorant la liberté individuelle et la dignité de la personne. C’est le cas notamment de l’islam qui, contrairement au christianisme, n’a guère progressé sur ces aspects.

Il y a en effet une différence essentielle entre christianisme et islam qui explique en partie l’évolution des sociétés chrétiennes et l’immobilisme des sociétés musulmanes : le christianisme est une religion de la foi quand l’islam est une religion de la loi. Autrement dit, l’adhésion au christianisme se manifeste par un acte de foi personnel censé être libre et éclairé, c’est-à-dire par un mouvement qui engage profondément toute la personne jusqu’à sa conscience, alors qu’il suffit d’observer la loi de l’islam dans sa lettre pour être musulman. Ainsi, la morale en islam se définit par ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ; on reproche souvent à l’Église la même rigueur, à savoir que sa morale, sexuelle particulièrement, serait trop contraignante et serait un catalogue d’« interdits » ; mais il n’en est rien, c’est une conception viciée de la morale chrétienne qui est une morale du bonheur qui appelle à la vertu, non pour nous contraindre, mais précisément parce que c’est la vertu qui rend l’homme heureux (cf. les Béatitudes), même si la suivre représente un effort réel qui peut paraître inaccessible mais qui ne l’est jamais du fait de la grâce de Dieu. Ainsi la foi chrétienne exige-t-elle un engagement bien plus fort que l’obéissance à une loi extérieure – même si celle-ci peut être par ailleurs exigeante, comme lors du ramadan chez les musulmans. Et cela explique deux choses essentielles : pourquoi le concept de liberté individuelle avec la notion de dignité de la personne qui l’accompagne n’a pu émerger qu’en terre chrétienne ; et pourquoi aussi dès que la pression sociale et politique imposant la religion d’État s’est relâchée, la pratique religieuse du christianisme a fortement baissé.

Autrement dit, l’aspiration à la liberté, non seulement légitime en elle-même, mais aussi fruit indubitable du christianisme authentique, a fait exploser les sociétés holistes de l’Ancien Régime qui maintenaient l’unité religieuse par une certaine pression sociale incompatible avec les nouvelles libertés. Le pluralisme religieux est devenu dès lors inéluctable. Ces transformations politiques, qui doivent beaucoup au christianisme et dont le principe de départ était juste, se sont produites dans un contexte de gouvernements souvent antichrétiens qui avaient une fausse conception de la liberté. Si le désir de liberté est un élan spontané et légitime, celui-ci doit être encadré, tout particulièrement par la loi morale naturelle, et être au service du bien commun temporel ; de plus la liberté n’est pas au commencement mais à la fin : elle exige éducation et ascèse pour ne pas se corrompre. Quand ce désir n’est plus canalisé et la volonté humaine laissée à elle-même, les dérives sont inévitables, on ne le voit que trop aujourd’hui.

4/ Un monde qui n’est plus chrétien : qu’est-ce à dire ?

Tel est donc le monde dont nous héritons : un monde qui à bien des égards n’est plus chrétien. Mais comment décrire ce monde ? Certes, c’est un monde dans lequel la pratique religieuse chute, dans lequel la prière se fait plus ténue, dans lequel l’homme se permet de tuer les plus petits des siens. Mais plus fondamentalement encore, c’est un monde où l’homme s’est détourné du projet de Dieu. C’est un monde qui cesse de répondre à son appel, qui se laisse aller à l’affaissement de sa chute originelle. Ce n’est pas seulement un monde devenu plus « neutre », où nous regrettons que le bien n’abonde pas assez, non, c’est un monde où Satan étend son empire et prend toute la place laissée vide.

Pour comprendre cela, regardons ce qu’est la mission originelle de l’homme dans le monde, avec les mots que Louis Bouyer, théologien du XXe siècle, nous donne dans Le sens de la vie monastique.

Je vais ici m’attarder un peu pour essayer de vous retranscrire la création telle que Louis Bouyer la raconte dans ce livre. « Raconter » c’est vraiment le bon terme : dans des passages qui sont très poétiques, très visuels, il nous fait un grand cadeau, car il nous donne à voir véritablement la création des anges, la création du monde, la création de l’homme. Par ailleurs, il est je pense important pour nous de réapprendre à décrire notre monde avec les mots que nous prête la théologie, et qu’il n’y ait pas entre la théologie et notre rapport ordinaire au monde une sorte de cloisonnement artificiel et dommageable. 

Comment Bouyer le raconte-t-il ? Notre monde matériel est pris dans une création plus vaste, dans tout un univers spirituel. L’Esprit de vie s’est posé sur certaines Idées jusque-là rassemblées dans le divin Logos. Elles ont alors été comme animées d’une vie propre, et sont devenues les esprits créés, des anges. Or ces anges, qui sont à l’image de leur créateur, pensent, et à ces pensées aussi Dieu dit oui et donne vie, les projetant en dehors des esprits créés : ainsi est apparu le monde visible, issu des multiples pensées angéliques.

Sur ces bases, l’univers établi reposait dans la joie, dans la première aurore qu’évoque le livre de Job : « quand les étoiles du matin chantaient en chœur et que tous les fils de Dieu l’acclamaient ». C’est à l’aide de cette image du chœur que l’antiquité chrétienne se représentait le monde primordial spirituel : un chœur immense résonnant de la gloire divine. Tout était chant. Cette liturgie cosmique glorifiait d’une seule voix le Créateur. La société trinitaire s’est ainsi propagée dans une chaîne continue de création, telle une vague qui avance par flux et reflux : flux de l’amour créateur et reflux d’action de grâce de la création qui revient au créateur dans un chœur immense.

Mais une dissonance s’est introduite dans l’harmonie universelle. Un obstacle a surgi, qui voudrait arrêter le flot débordant de la création. « Parmi les créatures spirituelles, tout un secteur s’est détaché et comme effondré (…). À sa pointe se trouve une des plus hautes puissances créées : Lucifer, le Prince de ce monde sensible où venait déferler la dernière vague de lumière, résonner le dernier écho » de la grande liturgie céleste. Ce qui est arrivé ? L’orgueil tout simplement. Lucifer et ceux qui l’ont suivi ont voulu être le centre. Ils ont détourné leur regard du modèle divin, pour le plonger dans les choses, choses qui leur renvoyaient leur propre image, ils ont voulu se contempler eux-mêmes. « Or du même coup, ils ont fait écran au mouvement spontané de réponse qui remontait des couches les plus lointaines de la création vers le créateur, avides qu’ils étaient de l’arrêter à eux-mêmes. » Et quand Lucifer a réussi à tenter le premier homme, c’est tout notre monde qui a été entraîné dans sa chute.

Mais Dieu veut sauver ce monde déchu et le réintégrer à la grande fête du Ciel. Et il le fait en s’appuyant sur l’homme, sur celui qui porte son image, et que son Verbe est venu visiter de l’intérieur en prenant sa chair. Telle est donc la mission de l’homme pris dans la grande création : il doit prendre sa place dans le chœur de l’universelle eucharistie. Il doit réentonner le chant d’allégresse au créateur et faire que la terre résonne à nouveau de réponses à l’appel divin. Grâce à la victoire du Christ sur Satan, l’homme peut à nouveau se hisser à la hauteur de ce rôle si glorieux qui consiste à faire entendre sa voix dans le chœur céleste, à ne pas laisser sans réponse l’appel du Créateur, à toujours tendre l’oreille en quête de cet appel, à le chercher aussi éperdument que le cerf cherche l’eau vive et que la fiancée guette son bien-aimé dans le Cantique des Cantiques. Et si, pour que l’humanité ne faillisse pas, tout repose sur le Christ, il faut très certainement des disciples du Christ pour suivre le chemin indiqué par lui, il faut des chrétiens !

Maintenant que grâce au Père Bouyer nous avons en tête toutes ces images de la création, que nous visualisons mieux le projet de Dieu pour nous, redemandons-nous ce qu’est un monde qui n’est plus chrétien. C’est un monde qui se détourne de Dieu, c’est un monde qui cesse de tendre l’oreille, qui manque l’appel, qui ne renvoie donc pas l’écho, qui garde la bouche fermée, qui fait barrage au reflux, c’est un monde dont le bruit incessant se perd dans le silence du néant. Un monde non chrétien c’est un monde où plus personne ne crie vers Dieu pour lui répondre. Un monde où plus personne n’a soif. Saint-Exupéry disait : « je hais son époque de toutes mes forces, l’homme y meurt de foi » : en réalité, le mal est si profond que l’homme ne sait même plus qu’il meurt de soif.

Se demander comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, c’est poser la question : comment redonner à l’homme le courage de sa vocation originelle qui est de prendre part à l’action de grâce céleste ? Plusieurs réponses s’offrent à nous. Nous en choisirons trois :
– par l’action, pour que l’homme habite le monde ;
– par le martyr, à l’exemple des moines, pour triompher de Satan ;
– par le sacré, pour que l’homme ait soif de Dieu.

Et ce sont les 3 points que nous développons à présent.

5/ Dès lors, que faire ? Comment rendre l’homme à sa vocation originelle ?

a) Par l’action, pour que l’homme habite le monde

Lucifer a compris que l’homme représentait une menace sur cette terre dont il entend faire son empire. Et, sous la plume de Bouyer, la lutte se fait presque spatiale, territoriale : « en tout lieu du monde où l’humanité est présente et subsiste, non encore résorbée par la mort, le pouvoir de Satan est menacé, son règne est mis en échec, sa présence elle-même recule. Inversement, là où l’homme n’est pas apparu, le diable reste le seul maître du terrain. Dans le désert, par conséquent, et là seulement, il est chez lui. » Là où est l’homme, Satan recule.
Dès lors, si la simple existence et présence de l’homme fait déjà barrière à Satan, il nous faut habiter le monde, occuper le terrain ! Et pour cela, il faut miser sur l’homme, non pas sur les seuls chrétiens, mais sur tous les hommes de notre temps. Eux qui ont tous en eux l’image de Dieu, eux qui ont tous été sauvés par le Christ.

Parier sur l’homme, concrètement, cela veut dire non pas se retrancher dans quelques dernières réserves ou poches de résistance, ne pas agir uniquement comme une minorité attaquée organisant sa survie, mais se tenir de pleins pieds dans le monde des hommes, prendre en charge la chose publique et de là travailler à ce que le plus grand nombre possible d’hommes réponde à sa vocation originelle et lutte contre l’extension du domaine de Satan.
Prendre en charge la chose publique, disons-nous. Le problème, c’est que nous avons oublié que politique et morale, que législation et bonne conduite, que bien commun et bien personnel avaient partie liée, nous avons laissé la pensée libérale pénétrer notre vision politique. Pierre Manent écrit : « Si nous sommes si sévères pour les époques de confusion ou de mélange des pouvoirs, c’est peut-être que nous avons acquis un sens plus vif ou délicat de la liberté de conscience, mais c’est peut-être aussi que nous avons perdu le sens de l’importance de la loi dans l’orientation de la vie humaine en direction de son bien. »

Nous avons perdu le sens de l’importance de la loi quand nous sommes devenus les fils de l’individualisme libéral. Pour ce dernier en effet, et je cite ici MacIntyre, « une communauté n’est qu’une arène où les individus poursuivent leur propre conception de la bonne vie et où les institutions politiques existent pour fournir le degré d’ordre qui rend possible cette activité autodéterminée. Le gouvernement et la loi sont, ou devraient être, neutres face aux conceptions rivales de la bonne vie pour l’homme. Ainsi, selon les libéraux, si la tâche du gouvernement est de faire respecter la loi, il ne lui appartient pas d’imposer un point de vue moral. Au contraire, dans la vision antique et médiévale, non seulement la communauté politique exige l’exercice des vertus pour son propre maintien, mais il revient à l’autorité parentale de faire des enfants des adultes vertueux. » Et plus loin : « L’état moderne est totalement inapte à la fonction d’éducateur moral d’une communauté. » (MacIntyre, Après la vertu)

Ainsi, dans le logiciel libéral, le bien se joue au niveau individuel – charge à chaque individu de faire le bien à son échelle s’il l’entend, charge à chacun de fixer sa morale individuelle, qu’elle soit chrétienne, juive, nietzschéenne. Je fais le bien, que les lois soient bonnes ou mauvaises ; je respecte mon code moral, quoi qu’il se passe à côté dans la société qui m’entoure. Mais l’histoire et la théologie chrétiennes nous enseignent le contraire : nous avons besoin d’être porté, par nos familles, par nos amis, par les lois de notre pays. Et on ne peut se satisfaire d’une situation où nous faisons (ou essayons de faire) le bien et où notre frère, notre père, notre ami, notre compatriote fait le mal. C’est une leçon apprise de l’Ancien Testament : Dieu menace de détruire Ninive parce qu’elle fait le mal en tant que cité. Idem quand Dieu provoque le déluge qui recouvre et ravage la terre (c’est l’humanité comme ensemble qui est visé). Au désert, c’est aussi son Peuple dans son ensemble qu’il éduque, éprouve, réconforte. → Il se joue aussi quelque chose du bien, quelque chose du salut, au niveau collectif. On ne peut donc se passer de chrétiens qui se préoccupent en acte du destin collectif. Et notamment des lois. 

Aristote nous avait appris le rôle éducateur de la loi. L’agir moral – et le bonheur avec lui – se joue dans les vertus. Qu’est-ce que la vertu ? La vertu morale est la meilleure disposition possible de notre caractère, de nos puissances émotives et affectives, ce sont les dispositions qui font que nos émotions, nos désirs sont guidés par notre raison pratique et lui obéissent. C’est donc un habitus, une certaine inclination de notre être. Or on n’acquiert un habitus que par la répétition d’actes, par l’habitude. Et qu’est-ce qui forge une habitude ? Les règles. Les règles que chacun se donne. Mais aussi celles qui régissent la communauté humaine qui est la nôtre, et notamment les lois. Ainsi, les lois règlent les conduites, façonnent les mœurs, instillent des habitudes. Dès lors, si les chrétiens ont une vision morale à proposer, un attachement à la loi naturelle resté intact, un certain sens du bien et du mal, ils ne peuvent se lasser de vouloir influencer la législation du pays qui ensuite façonnera l’agir des hommes. Ils ne peuvent se lasser de défendre notamment la loi naturelle. Mais pour cela, il faut investir l’arène politique dans son sens large.

Pierre Manent nous met ainsi en garde contre la pente de la sécession. Dans le présent contexte de dissolution du tissu social, faire sécession, ce serait simplement prendre acte de la décomposition sociale et vouloir sauver sa peau – ou se retirer, comme le « petit reste », dans un entre-soi communautariste. Manent, lui nous invite, à l’inverse, à une participation zélée à la recomposition de l’association humaine bien mise à mal par l’individualisme. Il voit même une obligation à agir en politique, dans l’espace public. Sous la double pression de l’islam et de lois qui semblent destinées à effacer les mœurs traditionnelles formées notamment par le christianisme, la tentation est forte de se mettre en défense et de se retirer de la chose publique. Mais « si les chrétiens cédaient à cette tentation ils priveraient le pays de la seule référence spirituelle capable de dialoguer avec toutes les autres traditions, anciennes ou nouvellement installées ». C’est aussi parce que l’Église sait endosser ce rôle de modérateur qu’elle doit s’exprimer et jouer son rôle, et les chrétiens avec elle.

À cet égard, c’est notamment parce que le christianisme a cette grande tradition d’articulation de la foi et de la raison, parce qu’il est persuadé que la foi a besoin du large espace de la raison, qu’il est un maillon essentiel de la discussion publique, du dialogue entre toutes les composantes de nos sociétés, qui ont de plus en plus de mal à se parler. Alain Finkielkraut conclut ainsi La défaite de la pensée : « la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie ». Le fanatique est celui qui embrasse une foi en la ratatinant sur elle-même, en la coupant de l’intelligence. Le zombie, lui, est celui qui, sous les assauts du divertissement, a renoncé à penser. On pourrait leur adjoindre la figure du blasé, du rationaliste désabusé qui voulait s’en tenir à son seul entendement et ne sait guère plus comment donner son sens à l’existence. Dans le théâtre de nos sociétés où ces trois figures jouent sur scène, indifférentes ou hostiles les unes aux autres, il est urgent que se lèvent des chrétiens qui cassent ces seules dynamiques, qui vivent de leur foi et sachent en rendre compte sur le terrain de la rationalité.

b) Par le martyr, à l’exemple des moines, pour triompher de Satan

Nous nous demandons toujours : comment redonner à l’homme le courage de sa vocation originelle ? Par l’action, l’action politique notamment, pour qu’il habite le monde et menace ainsi Satan, pour que ce monde reprenne sa place dans le chant de la création qui loue Dieu, nous venons de le voir.

Une autre partie de la réponse, et c’est notre second point, est dans un christianisme qui se met à l’école des moines, qui redécouvre une forme de martyre, et qui lutte contre Satan.

En 2017, Rod Dreher faisait paraître aux États-Unis Le pari bénédictin, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, ouvrage qui a fait couler beaucoup d’encre, et qui a notamment soulevé la question de ce qui serait – je le dis au conditionnel – une forme de communautarisme chrétien. Sa démarche proposait aux chrétiens de s’inspirer de la Règle de saint Benoît pour ne pas se faire avaler par la postmodernité et prenait la forme d’un manuel pratique. Voici certains des conseils qu’il soumettait à notre jugement :
– recréer des communautés de vie et d’entraide catholique au milieu de nos cités, développer ce sens communautaire au-delà du seul rassemblement à la messe dominicale ;
– fonder des écoles véritablement catholiques, qui transmettent la culture occidentale et la foi ;
– renouer avec la pratique de l’ascèse et de la pénitence, et notamment du jeûne, pour nous fortifier dans notre rapport à notre corps, puisque le monde moderne livre un véritable siège à notre corps et veut nous faire chuter par lui ;
– redécouvrir la liturgie et son rôle formateur (elle nous éduque à reconnaître la transcendance divine) ;
– redécouvrir certains métiers si d’autres métiers deviennent trop incompatibles avec la voie chrétienne, etc.

Or ce livre pourrait être vu comme la transcription appliquée d’une intuition théologique très forte chez Louis Bouyer.
Pour lui, la vocation du moine ce n’est que la vocation du baptisé, mais la vocation du baptisé parvenue à son degré d’extrême urgence. Nous l’avons vu, Dieu nous appelle et veut qu’on le cherche : le moine est celui pour qui cet appel s’est fait si insistant qu’il ne peut s’agir d’y répondre demain. Il ne peut attendre que ce monde passe pour voir Dieu. Il va donc au-devant de son créateur, abandonnant tout de ce monde pour le chercher et le rencontrer dès à présent. « Le moine est de ces violents qui ne se contentent pas de se préparer à accueillir le règne de Dieu quand il viendra, mais qui prétendent s’en emparer eux-mêmes tout de suite ». Il veut anticiper la vie céleste et être tout tendu vers elle. Ad superna semper intenti (c’est la devise de Dom Antoine Forgeot, qui a été Père abbé de Fontgombault de 1977 à 2011.), sans cesse tendus vers les réalités d’en-haut, entendions-nous ce matin. Il n’y a donc pas discontinuité entre le ‘chrétien non-moine’ et le moine, mais un continuum. Le moine prend de l’avance. Il est le chrétien dont le christianisme devient le tout. Dès lors, dans des temps de crise, le chrétien ordinaire peut tourner son regard vers le chrétien intégral qu’est le moine pour s’en inspirer et s’orienter dans un monde qui n’est plus chrétien.

Avec les moines, nous pouvons redécouvrir ce que veut dire suivre la voie ouverte par le Christ et traverser avec lui l’épreuve de la Croix, mourir à nous-mêmes. Pour accéder à la vie angélique, c’est-à-dire à la vie céleste de celui qui voit Dieu, il faut préalablement mourir et ressusciter. « Nul ne peut voir Dieu sans mourir ». Le Christ lui-même est allé à la mort. En effet il est entré dans le monde pour reconduire l’homme au Paradis, d’où il pourra s’élever à la vision de Dieu. Or ce qui fait obstacle à cette élévation, ce sont les chaînes que son péché lui a forgées et qui le lient à Satan. Et la mort est le test suprême de ce pouvoir acquis par le Malin sur l’humanité, elle est son chef d’œuvre monstrueux, sa créature par voie de conséquence. Pour vaincre le diable et reconduire l’homme au paradis, il faut donc affronter la mort, rencontrer le diable dans sa place forte par excellence. C’est dans la mort, qui n’a pas eu le dernier mot sur lui, que le Ressuscité a triomphé de Satan. Ainsi, mettant ses pas dans ceux du Christ, donnant tout, le moine va à son tour au-devant de la mort car il croit que le Christ vit en lui.

Or cette mort du « mourir au monde et mourir à soi-même », le chrétien non-moine essaie de la traduire dans un détachement du monde qui est surtout une réalité intérieure. Mais chez le moine, elle a des prolongements immédiats dans la réalité objective, et lui consomme ce détachement affectif du monde : il lui faut avoir tout quitté du monde présent (le règne de Satan), pour vivre tout au monde qui vient (le règne de Dieu). C’est là une mort qui n’est pas purement spirituelle, elle est réelle, physique. Et s’incarne dans les renoncements essentiels liés à la profession monastique : « renoncement aux choses de ce monde par la pauvreté, renoncement à notre propre corps par la chasteté, renoncement à notre volonté (c’est-à-dire à son libre usage dans des actions concrètes) par l’obéissance ». En un sens, ce réalisme des exigences des moines nous oblige, nous laïcs, nous chrétiens dans un monde qui ne l’est plus : leur exigence peut être pour nous une incitation à opérer plus de renoncements de fait.

De plus, cet affrontement délibéré de la mort par le moine nous ramène à l’aspect fondamental de l’ascèse monastique dans la tradition des pères, c’est-à-dire, d’après Bouyer, à « son aspect agonistique, son aspect de lutte, et plus précisément de lutte contre les démons. » D’où le fait que les moines se retirent au désert : « Le désert est l’habitat du diable ». Plus que la solitude et la tranquillité propices à la poursuite de la vie intérieure, c’est cette raison qui pousse le moine à s’enfoncer au désert, à la suite du Christ lui-même qui s’y est rendu pour être mis à l’épreuve par le diable et essayer ses forces contre lui.
Au fond, cette mort des moines rejoint la mort des martyrs : les deux sont attestations de leur foi dans le Christ vainqueur de la mort, et les deux sont un engagement de tout l’être et un témoignage rendu. Martyre en grec signifie « témoignage ». Là réside la justification fondamentale de l’apparition du monachisme, dans un moment de l’histoire de l’Église où disparaissait le martyre. Le monachisme est « une forme nouvelle du martyre, demandée par des circonstances modifiées », écrit Louis Bouyer. Et peut-être nous faut-il nous préparer à retrouver dans notre temps une forme intermédiaire de martyre qui se rapproche de celle des moines, peut-être est-ce là l’héroïsme qui nous est demandé dans ce monde qui n’est plus chrétien.

En outre, les moines se sont trouvés être des missionnaires qui ont exercé une influence déterminante dans l’essor du christianisme : l’histoire le raconte mieux que tous nos mots. À mille lieues de l’épouvantail du prosélytisme, la méthode monastique pour la mission est un apostolat qui plonge dans la réalité profonde, qui procède plus de l’être que de l’agir : en la matière, tous les chrétiens ont beaucoup à apprendre des moines, et ces derniers n’ont pas fini de rendre à l’Église et au monde de grands services. Les moines du haut Moyen Âge, comme les premiers chrétiens,« ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu (…) qui s’était fait connaître au cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et, qu’au plus profond d’eux-mêmes, tous attendent. » (Bouyer)

C’est un point qui mérite qu’on s’y arrête : car il tue à la racine le préjugé qui voudrait que les moines soient renfermés sur leur communauté. De même, il n’est pas du tout certain que s’engager en faveur d’un pari bénédictin soit un geste suspect de communautarisme. Car, et c’est là la perspective dans laquelle est pris tout notre propos, l’Église n’est pas là pour elle-même. Ratzinger disait : « l’Église ne peut ressembler à une association qui veut dans les situations difficiles se tenir à flot, elle a une mission pour le monde, pour l’humanité : et c’est seulement pour cette raison qu’elle doit survivre. Sa disparition entraîneraient l’humanité dans un tourbillon, le tourbillon des ténèbres, le tourbillon de l’obscurité, le tourbillon même de la destruction de ce qui fait l’homme. Nous ne nous battons pas en pensant à notre conservation, nous nous savons chargés d’une mission qui nous impose une responsabilité face à tous. » (Conférence de Carême du 8 avril 2001, à Paris). Nous ne sommes donc pas dans une attitude d’abord défensive face au monde qui n’est plus chrétien ; ce monde est d’abord celui à qui nous devons annoncer la Parole, celui qui devrait être un espace pour la présence de Dieu.

Deuxième aparté suscité par le constat des fruits missionnaires de l’apostolat des moines : l’œuvre apostolique des moines des premiers temps s’est doublée, on le sait, d’une formidable œuvre civilisatrice. Benoît XVI l’a admirablement rappelé dans son discours au monde de la culture en 2008 : « les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. (…) Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. » Si nous sommes aujourd’hui travaillés par cette condition de chrétiens dans un monde qui ne l’est plus, nous le sommes aussi par notre condition d’Occidentaux qui voient leur civilisation, leur monde culturel, se défaire sous leurs yeux. Dans cette angoisse civilisationnelle, il peut donc être bon de garder à l’esprit l’exemple des moines et le rappel de Benoît XVI : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable ». Nous connaissons le point de départ de tous nos efforts à venir en ce sens.

Mais revenons plus directement à notre sujet. La question qui nous tient est : comment redonner à l’homme le courage de sa vocation originelle ? Après avoir fait porter notre réflexion sur l’urgence d’un investissement de la chose publique, après nous être mis à l’école des moines et de leur « martyre ordinaire » pour réapprendre à lutter contre Satan, il nous reste à examiner dans notre troisième point le rôle que tient le sens du sacré pour que l’homme retrouve sa soif de Dieu et pour que les voix d’allégresse retentissent à nouveau depuis notre terre

c) Par le sacré pour qu’il ait soif de Dieu

Dieu est pour la créature le Tout Autre, l’inaccessible. Chose bonne à se rappeler pour prendre l’impossible mesure de son amour pour nous. Cette idée du Dieu Tout Autre est une grande idée de la révélation juive. Or, pour l’avoir un peu perdue, nous avons mis en danger notre sens de Dieu et avec lui notre sens du sacré, qui sont intimement liés. Le sacré est ce qui est mis à distance, à part, détaché des choses profanes, c’est le Saint qui inspire crainte et respect. Méconnaître le sacré, c’est s’exposer à méconnaître Dieu et sa grandeur, son caractère de Tout Autre.

Il est donc urgent de retrouver le sens du sacré, et de la liturgie ! Et là, encore, les moines nous devancent et nous éduquent. Saint-Exupéry lui-même, qui ne fréquentait guère les églises, quand il s’inquiétait que dans notre époque l’homme meurt de soif et qu’il en cherchait le remède, se tournait vers les moines, eux qui ont inventé une musique digne de Dieu : « il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. » Toute la liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges. Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (138, 1). Benoît XVI le commentait ainsi : « Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères». Le monastère est, déjà sur cette terre, un chœur d’adoration, une société liturgique : l’image de la cité céleste. Comment dès lors ne pas prendre exemple sur ces monastères, quand nous nous préoccupons de savoir comment rendre à l’homme sa vocation originelle ?

*   *   *

Conclusion

Je voudrais pour conclure insister sur un point essentiel sans lequel rien n’est possible : la prière et la vie intérieure ! L’exemple de la vie des saints, même des saints « politiques » comme Saint Louis ou saint Thomas More, montre qu’aucune grande œuvre qui concerne forcément l’ordre de la grâce ne se fait sans une intense vie de prière. Sans la prière, sans doute ce monde s’effondrerait complètement et plongerait dans le chaos. Le monde a un besoin impératif de saints comme réceptacles de la grâce divine qui maintient ce monde dans l’être. C’est pourquoi les ordres religieux contemplatifs sont si importants, c’est pourquoi ils contribuent si fondamentalement au bon équilibre du monde, c’est pourquoi la prière de chacun l’est aussi. Et cela répond à l’objection fréquente de ceux qui se lamentent car tout part à la dérive et que l’on ne pourrait plus rien faire ! Chacun, à son niveau, si modeste soit-il, a un pouvoir pour influer le cours des choses : être un saint là où l’on est concourt au bien commun et contribue à l’édification d’une société meilleure.

Et c’est là où les abbayes comme Fontgombault sont si essentielles : pas seulement par le rayonnement de la prière des moines, mais aussi parce qu’elles sont des « oasis » de ressourcement pour tous, des points de départ pour la « nouvelle évangélisation » de notre vieux continent. Le pape Benoît XVI avait évoqué la nécessité de ces « oasis » : « Étant donné qu’il existe une culture hédoniste qui veut nous empêcher de vivre selon le dessein du Créateur, nous devons avoir le courage de créer des îlots, des oasis, puis de grands terrains de culture catholique, dans lesquels vivre le dessein du Créateur » (Benoît XVI, rencontre avec les jeunes du diocèse de Rome, le 6 avril 2006). Déjà, avant d’être pape, le cardinal Ratzinger écrivait : « L’Église prendra d’autres formes. Elle ressemblera moins aux grandes sociétés ; elle sera davantage l’Église des minorités ; elle se perpétuera dans de petits cercles vivants, où des gens convaincus et croyants agiront selon leur foi. Mais c’est précisément ainsi qu’elle redeviendra, comme le dit la Bible, le sel de la terre » (Cardinal Ratzinger, Le sel de la terre, Flammarion, 1997, p. 214). C’est bien ce qu’il nous faut être.

Enfin, pour terminer, et puisque nous fêtons le bel anniversaire des 75 ans du retour à la vie monastique bénédictine à Fontgombault, qu’il me soit permis un bref témoignage personnel. J’ai créé La Nef fin 1990 dans la dynamique du motu proprio Ecclesia Dei du pape Jean-Paul II (1988). Durant ces quelque 33 années, notre Église a traversé des épisodes difficiles, notamment autour des questions liturgiques : pour moi, Fontgombault a toujours été un exemple, l’abbaye a représenté la ligne de crête à suivre entre la légitime résistance et la nécessaire obéissance au pape et à la Hiérarchie de l’Église. Encore aujourd’hui, aujourd’hui peut-être plus que jamais, cette ligne de crête est difficile à tenir, il est cependant indispensable de s’y maintenir. Merci à Fontgombault pour ce magnifique exemple d’esprit ecclésial et romain. Et merci à ses Pères Abbés, Dom Antoine Forgeot maintenant au Ciel et Dom Jean Pateau, pour leur confiance, leur soutien et leurs conseils tout au long de ces belles années. Merci de tout cœur !

Christophe et Elisabeth Geffroy

© Christophe Geffroy et Elisabeth Geffroy, mis en ligne le 18 septembre 2023