Y a-t-il eu génocide des Vendéens en 1793-1794 ? Avant de répondre à cette question qui fait légitimement débat, il faut comprendre en amont de quoi on parle. Cet article pose les bases factuelles, historiques, sans lesquelles le débat ne peut avoir lieu.
Formellement, ce qu’il est convenu d’appeler les « guerres de Vendée » est un événement discontinu s’étant étalé de mars 1793 – en réaction à l’adoption du décret de la Convention nationale du 23 février 1793 dit de « levée en masse » (1) –, jusqu’au début du mois de juin 1832, quand la duchesse de Berry fut arrêtée, dans Nantes, où elle avait trouvé refuge après avoir tenté de soulever la population vendéenne contre le pouvoir de Louis-Philippe d’Orléans. Au total, on compte cinq « guerres » : la première sous la Convention girondine devenue montagnarde (du 3 mars 1793 au 5 mai 1795, date de la signature de la paix de Varades) ; la seconde sous la Convention thermidorienne et le Directoire (du 24 juin 1795 au 29 mars 1796, date de l’exécution de Charette) ; la troisième toujours sous le Directoire (du 15 octobre 1799, un mois avant le coup d’État du « 18 Brumaire », dont l’annonce mit fin aux hostilités, au 18 janvier 1800, date de la signature de la paix de Montfaucon-sur-Moine) ; la quatrième en réaction au retour de Napoléon durant les Cent-Jours et la perspective d’une nouvelle levée en masse (c’est la « petite chouannerie » du 15 mai au 26 juin 1815, date de la signature de la paix de Cholet) ; et la dernière à l’initiative de la duchesse de Berry (dans les faits, le conflit ne dura que quelques jours au début du mois de juin 1832).
Ces cinq « guerres » présentent un caractère très différent : parmi elles, la première se distingue nettement du fait de sa motivation, ainsi que de l’importance et de la nature des opérations de répression dont elle fut le cadre, alors que les autres se limitèrent à des escarmouches et à des affrontements de type classique. C’est pourquoi cette première guerre retiendra seule notre attention : dès l’époque, elle fut appelée « la guerre de Vendée », nom qui lui est resté attaché depuis.
Une curieuse dénomination
Trois choses frappent dans cette dénomination de « guerre de Vendée » qui témoigne de la façon dont notre mémoire nationale a longtemps voulu que l’on se rappelât de cet événement particulièrement douloureux. D’abord sa qualification : une « guerre » dit-on, alors que, de toute évidence, ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais d’un conflit que les anciens Romains qualifiaient d’« intestin » (ainsi Tite-Live à propos du conflit entre la plèbe et le patriciat aux Ve-IIIe siècles) et qu’aucun historien n’a jamais rangé dans la catégorie des guerres au sens usuel du mot utilisé de façon isolée. Ce type de conflit se caractérise habituellement par d’importants excès souvent marqués au sceau de l’horreur et génère une importante gêne (que l’on pense aux guerres de Religion en Europe), alors qu’une guerre est toujours présentée comme légitime par celui qui la déclenche et chantée par ses vainqueurs : parler des « guerres de Vendée » revient donc, d’une part, à minimiser cette double dimension d’horreur et de gêne, pourtant particulièrement voyante dans le cas d’espèce et, d’autre part, à conférer un caractère légitime à l’intervention de l’État révolutionnaire qui, réagissant à des « soulèvements » – implicitement regardés comme illégitimes –, allait porter le fer en Vendée.
Ensuite, au sens strict, si les guerres de Vendée ne sont pas des guerres, il est tout aussi délicat de les qualifier de « guerre civile » : en effet, une telle guerre oppose habituellement au moins deux factions issues d’une même population, dont l’État n’est habituellement que l’arbitre, quand même il s’implique dans un conflit qui ne le concerne pas ès-qualité et dont il n’est pas l’enjeu, l’usage français étant de parler de « révolution » quand il l’est (ainsi, symptomatiquement, l’English Civil War de 1642-1651 est appelée « Première révolution anglaise » en français). Or ici, l’État, qui n’est pas l’enjeu, est une des factions, même s’il prétend agir au nom du peuple et, plus largement encore, « par principe d’humanité » (2), comme si celle-ci était impliquée dans sa totalité : on est donc en présence d’un phénomène particulier et, pour tout dire, nouveau en son essence.
Enfin, la délimitation : en parlant de « guerre de Vendée » – ou de « Vendée militaire » ce qui est déjà plus juste et suggestif –, on circonscrit l’événement à un espace restreint ayant à peine débordé d’un des 83 départements créés le 26 février 1790 par l’Assemblée nationale, comme si ses habitants avaient été les seuls à contester l’autorité de l’État révolutionnaire, alors que, dans les faits, c’est la quasi-totalité du pays qui était entrée en rébellion contre la Convention nationale, dont on oublie qu’elle était encore aux mains des Girondins quand éclata ladite « guerre de Vendée ». Le qualificatif tardif de « Girondin » – on disait alors plutôt « Brissotin » – a ancré dans la mémoire nationale l’idée que ce courant aurait été mû par une approche résolument régionaliste – on disait alors « fédéraliste » –, et leur destin dramatique a laissé d’eux l’image de modérés qui auraient tenté de s’opposer, au péril de leur vie, à la dérive extrémiste et centralisatrice incarnée par leurs adversaires Montagnards : les Girondins ne furent à vrai dire ni vraiment régionalistes ni vraiment modérés, ou du moins, ne le devinrent que fort tardivement quand ils commencèrent à prendre conscience qu’ils avaient créé un monstre menaçant de les dévorer à leur tour. Tant que celui-ci ne s’attaquait qu’aux autres, dont les « Vendéens » furent une des figures majeures, les Girondins n’avaient pas été les derniers à vouloir mener la Révolution à son terme, sans trop savoir quel était ce terme : pour eux, ce fut le 2 juin 1793, quand leurs députés furent expulsés de la Convention, prémices d’une véritable chasse aux Girondins menée à travers le pays, alors que la guerre de Vendée battait son plein.
Un aveu indirect
Ce qui frappe aussi dans l’usage de l’expression « guerre de Vendée » par les contemporains et, en particulier, par les acteurs de cette « guerre », c’est le lien qu’ils firent naturellement entre cet événement et la répression qui la suivit, quand ils ne les assimilèrent tout simplement pas, ce qui achève de prouver que ce ne fut ni une guerre ni une guerre civile, mais bien un fait sans précédent.
Ainsi dans son Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier, publié en 1794, François Noël Babeuf, dit Gracchus Babeuf, se réfère à de nombreuses reprises à la « guerre de Vendée » : la première fois il la met symptomatiquement en lien avec l’institution par la Convention de ce qu’il appelle la « vice-royauté ou le proconsulat » (3), entendons les « représentants en mission » chargés d’un département, c’est-à-dire des commissaires politiques et non des militaires. Juste après, il parle, toujours en lien avec la création de ces représentants en mission dans les départements, de la « malheureuse guerre de Vendée » (4) et de l’« infâme guerre de Vendée » (5), ce qui ne peut être tenu pour un propos pro-vendéen de la part d’un fervent défenseur de la Révolution française qui aurait voulu que celle-ci fût aimée pour son œuvre et non crainte pour sa violence. Si cette guerre fut jugée « malheureuse » et « infâme » par Gracchus Babeuf, c’est parce qu’elle fut le théâtre d’actes odieux, pour reprendre ses mots : « Grand amoncelage de crimes […], égorgerie de nos frères […], colosse du crime […], grand hachis […], tuerie générale […], exécrations nationicides […], massacrerie […], boucherie horrible […], système de destruction […], système pratique d’égorgement […], extrême barbarie » (6). On voit bien qu’ici Gracchus Babeuf assimile presque la guerre de Vendée (3 mars 1793-5 mai 1795) à sa seule phase répressive, que l’on peut faire remonter à l’intervention des Mayençais avec Kléber à leur tête (8 septembre 1793), intervention à laquelle le décret de la Convention du 1er octobre 1793 et la proclamation qui l’accompagnait devaient donner une portée très particulière.
La chose est plus claire encore quand Gracchus Babeuf dit que « ce fut une chose nécessaire qu’une guerre de Vendée, pour laquelle ce fut une chose nécessaire que des Carriers […]. On voit donc que beaucoup de choses s’enchaînent ici : d’abord le système général du gouvernement de Maximilien de Robespierre, ensuite la guerre de Vendée, accessoire essentiel de ce système, ensuite les divers instruments employés à cette guerre, et le genre de mouvement commun imprimé à tous » (7). Comme c’est le soulèvement de Cholet le 3 mars 1793 qui a déclenché les guerres de Vendée – soulèvement qui s’est étendu à toute la Vendée militaire une semaine après, et s’est poursuivi par une série d’assauts menés par les insurgés –, il est clair que ce que Gracchus Babeuf appelle ici « guerre de Vendée » n’est pas la même chose, mais bien la seule phase de répression du soulèvement qu’il attacha au « gouvernement de Maximilien de Robespierre », ce qui fait référence à son entrée au Comité de Salut public (27 juillet 1793) et à son élection comme président de la Convention (21 août 1793), bientôt suivie de la mise de la Terreur à l’ordre du jour de la Convention le 5 septembre 1793.
Une motivation criminelle
On relèvera que les députés de la Convention, qui votèrent à l’unanimité le décret du 1er octobre 1793, choisirent une expression que Gracchus Babeuf n’aurait pas reniée, mais qu’ils utilisèrent dans un sens exactement contraire : « Exécrable guerre de Vendée » (décret du 1er octobre). L’idée des députés était de terminer ladite guerre « d’ici au 20 octobre » (id.), soit en moins d’un mois, ce qui supposait que l’on employât des moyens extrêmement brutaux et même définitifs, les mêmes députés ayant pris la précaution d’ajouter, au cas où la chose n’aurait pas paru assez claire : « Il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du mois d’octobre » (proclamation du 1er octobre), « brigands » désignant en fait la totalité des habitants, ce que nombre de déclarations, sans parler des actes perpétrés par les autorités républicaines en Vendée, démontrent amplement. Ce qui faisait de cette guerre quelque chose d’exécrable, c’est donc qu’elle visait une population exécrée, au point qu’un nouveau décret de la population renomma « Département Vengé » la Vendée (article 1er du décret du 8 novembre 1793).
À la technique du dégât mise en œuvre par Kléber – technique à laquelle il est à la rigueur possible de trouver une motivation tactique –, s’ajouta une collection interminable de crimes de guerre dont le caractère débridé, systématique et planifié frappe, ainsi que la portée, puisque ni l’âge, ni le sexe, ni la condition ne furent pris en considération, bien au contraire : massacres de prisonniers et de civils à la suite des batailles du Mans (12 décembre 1793) et de Savenay (23 décembre 1793), mise en place de commissions militaires révolutionnaires condamnant à mort par charretées entières, soumission de la ville de Nantes à un régime d’épouvante sous la direction de Jean-Baptiste Carrier, répression barbare en Anjou et, pour couronner le tout, les sinistres colonnes infernales menées par Louis-Marie Turreau durant les mois de janvier à mai 1794.
Un « système général »
Chacun sait la différence que la justice fait entre un meurtre et un assassinat, qui est un meurtre commis avec préméditation, ce qui lui confère un caractère aggravant et le fait regarder comme le plus grave des crimes. C’est pour cela que Gracchus Babeuf parle de « système général » dont les guerres de Vendée ne furent qu’un « accessoire ». Cela montre que les contemporains étaient parfaitement conscients de la motivation idéologique des crimes perpétrés sous la Révolution, au nom de ses idéaux, quoiqu’aient écrit là-dessus ceux qui ont déshonoré le beau titre d’historien en tentant de disculper la Révolution de ses crimes, comme s’ils lui avaient échappé par mégarde ou qu’il suffisait de les contextualiser pour leur faire perdre leur caractère innommable.
Ce système est celui qu’avait conçu le parti philosophique, modestement auto-qualifié de « Lumières », jusqu’à imaginer une nouvelle anthropologie chargée de construire de toutes pièces un homme régénéré dont la Révolution se chargerait d’hâter l’avènement. Le mot doit être compris ici au sens transhumaniste de re-généré, c’est-à-dire d’un changement de genre, même si, dans l’expression, nombre de tenants de ce projet prométhéen, comme nos transhumanistes actuels, eurent l’habileté de présenter la chose comme une simple amélioration. Tel Pierre Jean Georges Cabanis, fervent soutien de Bonaparte et couvert d’honneurs par lui, qui synthétisa la chose en 1802, une fois la tourmente révolutionnaire passée, dans ses Rapports du physique et du moral de l’homme où il écrit : « Après nous être occupés si curieusement de rendre belles et meilleures les races des animaux ou des plantes utiles et agréables […] il est temps, à cet égard comme à beaucoup d’autres, de suivre un système de vues digne d’une époque de régénération : il est temps d’oser faire sur nous-mêmes ce que nous avons fait si heureusement sur plusieurs de nos compagnons d’existence. »
Malheureusement, la thématique envahissante de la régénération qui traversa la production du parti philosophique durant tout le second XVIIIe siècle, n’avait pas attendu Cabanis pour s’exprimer, d’abord dans le champ des idées, puis dans les actes : cette thématique se transporta en effet des ouvrages « philosophiques » dans les discours les plus véhéments de la Révolution, avant d’inspirer une série de réalisations démentes, le politique se voyant comme un médecin chargé de soigner non pas un individu mais la société dans son ensemble, laquelle était supposée souffrir d’un mal profond qu’il fallait éradiquer. Tout le monde usait alors de la rhétorique médicale : ainsi un agent de Carrier, connu pour sa politique de répression à la tête de la commune de Nantes, déclara vouloir « régénérer l’espèce humaine en épuisant le vieux sang » (8). Il était en cela un fidèle disciple de son maître qui déclarait à ses juges : « Nous ferons un cimetière de la France plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière, et de manquer le but que nous nous sommes proposé » (9). On a un autre signe que les droits de la conscience avaient largement laissé place au sensationnalisme chez les Révolutionnaires, avec l’incroyable débat à propos de la guillotine qui anima les députés de la Constituante à la charnière des mois de mai et juin 1791, pour savoir s’il s’agissait ou non d’un moyen de mise à mort humain… sans que personne ne se préoccupât de savoir si ce moyen pouvait être légitimement utilisé ! Les Vendéens frappés par la Convention auraient préféré, il est vrai, être exécutés par ce moyen, plutôt que d’être livrés à l’inventivité des troupes républicaines qui, en ce domaine, repoussèrent les bornes de l’horreur aussi loin que cela était possible. D’autres s’en souviendraient, pour le malheur de l’humanité, laquelle fut si souvent invoquée de façon rhétorique par les révolutionnaires français, et niée dans les faits.
Michel Fauquier
(1) 300 000 hommes de 18 à 25 ans.
(2) Jean-Baptiste Carrier, Lettre à la Convention, 20 décembre 1793.
(3) Gracchus Babeuf, La guerre de Vendée et le système de dépopulation, Reynald Secher et alii, Cerf, 2008, p. 107.
(4) Ibid.
(5) Ibid., p. 112.
(6) Ibid., passim.
(7) Ibid., p. 124.
(8) Cité in Xavier Martin, Nature humaine et Révolution française : Du Siècle des Lumières au Code Napoléon, DMM, 2002, p. 171.
(9) François Lamarie, Témoignage au tribunal criminel révolutionnaire, 11 décembre 1794 (21 frimaire an III : Moniteur, 97, p. 401, col. 3).
Michel Fauquier a publié notamment Rome et Carthage 509-29 av. JC, Armand Collin, 2020, 256 pages, 20,90 €.
© LA NEF n°330 Novembre 2020, mis en ligne le 18 septembre 2023