Rémi Brague, que l’on ne présente plus, a publié en janvier 2023 un excellent essai, Sur l’islam, destiné à éclairer sur ce qu’est réellement l’islam. Entretien autour de cet ouvrage érudit et éclairant.
La Nef – Vous ouvrez votre essai sur « l’islamophobie » : cette accusation qui apparaît vite dès que l’on porte un regard critique sur l’islam ne bloque-t-elle pas le débat ?
Rémi Brague – Oui. L’usage de ce mot a pour résultat, et chez certains, pour but, d’empêcher de penser. Pour un philosophe, c’est rédhibitoire. J’ai donc tenu à le détruire pour commencer. Naguère, quand on critiquait l’URSS, un crétin vous accusait de ne pas aimer les Russes, premières victimes de ce régime criminel et menteur. Aujourd’hui, d’autres crétins vous reprochent de ne pas aimer les musulmans si vous dites n’avoir aucune raison de croire que Mahomet était prophète, ou au récit traditionnel sur la formation du Coran.
Distinguons : toute personne est digne de respect, et le racisme, une criminelle stupidité. En revanche, une religion est une chose. On ne peut pas plus la respecter qu’on ne peut voir un son ou entendre une couleur.
On appelle à tort « critique » ce qui n’est qu’un examen. Remarquer que certains versets du Coran ne peuvent pas dater d’avant la mort de Mahomet, est-ce une critique de l’islam ? Ou simplement de la recherche historique, comme on l’applique à tous les textes anciens, dont ceux de la Bible, depuis des siècles ?
La doxa dominante affirme que le « véritable islam » est une religion de paix et que les terroristes islamistes qui usent de violences trahissent leur religion : existe-t-il un « véritable islam » dont l’islamisme serait exclu ?
Cette doxa est rassurante, d’où son succès. Le véritable islam ? Tout le monde prétend en être le seul digne représentant. Y compris les terroristes, pour lesquels les autres sont des mous, des vendus. Qui croire ? Et qui suis-je pour décider où est le véritable islam ? Le mieux est de chercher ce que faisait Mahomet, le « bel exemple » (Coran, XXXIII, 21) pour les musulmans de toutes tendances.
Vous notez qu’il existe parfois une certaine condescendance occidentale envers les musulmans qui n’auraient pas encore évolué comme nous ; mais les notions de personne, avec la dignité qui l’accompagne, de liberté individuelle… se sont développées en Europe sur le terreau chrétien : de telles notions peuvent-elles s’exporter en islam ?
Le paternalisme n’est pas mort, mais il a muté. Selon lui, les musulmans sont incapables de supporter qu’on critique leur religion, car « c’est leur culture ».
« Retard » ? Cela suppose que chaque civilisation doit parcourir les mêmes étapes. On dit : « Ils sont encore au Moyen Âge ; vite, une Renaissance, une Réformation, des Lumières ! » C’est eurocentriste : ces catégories n’ont de sens que dans l’histoire européenne. Et en plus, cela veut dire : il leur faut passer par là pour être enfin aussi malins que nous.
Personne, dignité, liberté, on peut en trouver l’équivalent en islam. Bien des apologistes les trouvent dans le Coran, voire mieux qu’ailleurs : démocratie, droits de l’homme, féminisme, tout est islamique. On vous dit aussi qu’on trouve dans le Coran les atomes, la génétique, et, comme un cheikh le dit à Napoléon, l’art de fondre les canons. Dommage que les musulmans aient laissé d’autres découvrir tout cela.
Je ne suis pas sûr que les mêmes mots recouvrent les mêmes concepts. Celui de « personne » vient de la théologie trinitaire. Les mu’tazilites ont défendu la liberté métaphysique, qui permet d’imputer les actions au sujet agissant, que Dieu pourra donc récompenser ou punir justement. Mais ils mettaient leurs adversaires en prison. Et Averroès, tant chanté, a écrit : « il faut tuer les hérétiques » (Incohérence de l’Incohérence, XVII, 17).
Vous expliquez que l’islam est plus qu’une religion, si bien que les musulmans qui émigrent en Europe y importent avec eux leur civilisation et leurs règles de vie : dès lors, l’assimilation des musulmans dans une société non-musulmane est-elle possible ?
Religion et règles de vie sont en islam inséparables. Les sociétés islamiques sont des machines à assimiler ceux des non-musulmans qui y sont tolérés. Elles sont patientes, et ont réussi : les pays musulmans ont été jadis d’autres religions. Nous, nous avons remplacé l’assimilation par l’« intégration ».
La présence de musulmans en terre infidèle était mal vue des légistes. Si un roi infidèle prenait un territoire islamique, ils demandaient aux musulmans de se réfugier en terre d’islam.
Pour les questions d’aujourd’hui, il faudrait comparer avec les Polonais, Italiens, etc., qui ont fini par s’assimiler, non sans heurts. Ils étaient proches, par la religion ou la langue. Il faudrait étudier les Chinois, venus d’une civilisation plus lointaine.
L’islam est une « religion de la Loi », la Loi de Dieu étant la seule légitime : que cela implique-t-il ? Et comment l’islam reçoit-il le Décalogue de la Bible qui est pour nous la base de la « loi naturelle », concept inconnu en islam ?
Cela délégitimise toute instance politique humaine, qui ne fait pas le poids devant Dieu. Les « valeurs de la République » ? Les musulmans convaincus s’en moquent. Des sondages le montrent.
Le Décalogue a des parallèles coraniques (VI, 151 ; XVII, 23-35). Ces règles sont élémentaires et acceptables. Il y a des différences, comme l’absence d’un jour de repos. Certaines tiennent à la situation du Moyen-Orient au VIIe siècle, comme l’interdiction de l’infanticide. À moins que ce ne soit la richesse venue aux Arabes par la conquête – vécue comme un don de Dieu – qui l’ait rendu inutile.
Comment se pose la question de la morale en islam, quand Mahomet est le « bel exemple » que Dieu recommande de suivre, alors qu’il a tué, conquis par l’épée, menti, multiplié les épouses jusqu’à consommer son mariage avec Aïcha qui n’avait que 9 ans ?
Ici, l’Occident, chrétien ou postchrétien, a du mal à comprendre la logique islamique. Nous partons de la morale commune, philosophique ou biblique (le contenu est le même) et nous demandons : peut-on croire qu’un homme qui s’est ainsi comporté était un prophète ? L’islam, lui, suppose que Mahomet était un prophète, voire le dernier, le plus grand, et donc, « le bel exemple » (XXXIII, 21). Ce qu’il a fait ne saurait donc être mauvais. Un musulman n’est nullement obligé de l’imiter. Ainsi, épouser autant de femmes qu’il le voulait était le privilège du seul Prophète (XXXIII, 50). En revanche, aucune loi humaine ne peut interdire ce que Mahomet a pratiqué.
Vous évoquez ce que vous appelez l’« ankylose » de l’islam, à savoir l’arrêt de son développement culturel il y a quelque cinq siècles et sa domination depuis par l’Europe : quelles sont les causes de cette « ankylose » ?
Ne confondons pas l’arrêt du développement culturel et la situation politique et militaire. La baisse de la créativité a commencé dès le XIe siècle. Mais l’islam a continué à se répandre par divers moyens : l’esclavage en Afrique, le commerce et la conversion des rois locaux en Indonésie.
Aujourd’hui l’islam semble figé, notamment du fait que les portes de l’Itjihad (interprétation du Coran) ont été fermées au XIe siècle : un changement en la matière vous semble-t-il possible prochainement, que faudrait-il pour cela ?
Ce qui s’est mis en place peu à peu est l’idée que la quasi-totalité des problèmes de comportement des musulmans avait été réglée par les juristes. Il suffit donc de puiser dans ce qui a déjà été décidé, sans imaginer des solutions nouvelles.
Les problèmes mentionnés ont un ancrage dans le Coran, comme le voile, la demi-part d’héritage réservée aux femmes (IV, 11), etc. Le Coran ayant été dicté par Allah, tout cela est difficile à contourner. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui demandent ladite réouverture. Elle se fait attendre.
Comment analysez-vous le regard que la hiérarchie catholique, aussi bien à Rome qu’en Europe, porte sur la présence croissante de l’islam en Europe ?
Le problème de la hiérarchie, et de tous les chrétiens, c’est qu’ils voient l’islam dans une optique chrétienne. Ils choisissent dans l’islam ce qui les intéresse eux-mêmes, le plus souvent le mysticisme, et se désintéressent du droit. Ils donnent aux mots de l’islam le sens qu’ils ont dans le christianisme, d’où des contresens, même sur les noms propres : l’Ibrahim coranique n’est pas l’Abraham de la Genèse, le ‘Issâ coranique n’est pas le Jésus des Évangiles. Et je dirais même que le Allah du Coran n’est pas le YHWH biblique ou le Dieu des chrétiens.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
- Rémi Brague, Sur l’islam, Gallimard, 2023, 390 pages, 24 €.
© LA NEF n°358 Mai 2023, mis en ligne le 18 septembre 2023