La Nouvelle droite et la question religieuse : bilan d’une polémique aujourd’hui méconnue

Par José Javier Esparza (traduit de l’espagnol par Arnaud Imatz)

Historien, écrivain et journaliste, José Javier Esparza est l’un des intellectuels espagnols les plus brillants de sa génération. Directeur de la revue Hesperides, il a longtemps été la principale figure de la Nouvelle droite (ND) espagnole. Journaliste, il a travaillé successivement pour l’ABC, Ya et Intereconomia Television. Il est l’auteur d’une trentaine d’essais politiques et de livres d’histoire. L’article, ci-dessous, inédit en France, constitue à la fois un témoignage exceptionnel et une remarquable analyse critique des idées de la Nouvelle droite sur le christianisme. – A.I. 

« Dans la nature, le cosmos, il y a une dimension divine, sacrée. En ce sens, le « néo-paganisme » moderne est une conclusion hâtive, ou du moins une phase de transition » (Ernst Jünger, Les Titans qui viennent).

Lorsque l’on évoque les idées de la « nouvelle droite », le courant intellectuel qui a émergé en France dans les années 1970, une question revient de manière récurrente : sa position sur la question religieuse, et en particulier son choix du « paganisme ». Que signifie exactement ce paganisme ? D’où vient-il ? Les idées de la nouvelle droite sont-elles incompatibles avec une confession chrétienne ? Où a mené, intellectuellement, le paganisme de la ND ? Voici les réponses de quelqu’un dont la formation intellectuelle s’inscrit dans la nouvelle droite tout en étant catholique. Un texte à débattre.    

La « nouvelle droite » était connue – et l’est de moins en moins – comme le courant de pensée d’Alain de Benoist, né en France dans les années 1970 et qui, depuis lors, décrit une trajectoire semblable à celle des météores : sur une trajectoire inconnue, illuminant le ciel nocturne, attirant l’attention, suscitant aussi des craintes – voire des présages de catastrophe – et, en cours de route, laissant échapper des fragments aux comportements disparates selon les conditions atmosphériques. L’auteur de ces lignes est l’un de ces « fragments » : je suis en effet entré dans l’orbite intellectuelle de la « nouvelle droite » (ci-après, ND) vers 1982, j’ai lu absolument tout ce que la ND publiait (ce qui était et est encore beaucoup), j’ai assisté à ses colloques internationaux et à ses universités d’été et, pendant un certain temps, j’ai essayé de faire émerger en Espagne, quelque chose de similaire à ce qui émergeait en France. Je le dis pour souligner que ces lignes, qui se veulent une analyse dépassionnée, contiennent néanmoins une part importante de confession personnelle. 

La Nouvelle Droite et ses circonstances 

La ND a été appelée ainsi parce qu’elle représentait une pensée différente de celle qui était en alors en vigueur (dans les années 1970 -1980), à savoir le monopole idéologique de la gauche. Il faut le répéter : il s’agissait d’une pensée, et d’une attitude intellectuelle, et non pas d’une attitude politique. Comme elle n’était pas de gauche, on l’a appelée « de droite ». Et parce qu’elle n’entrait pas non plus dans les moules habituels de la droite connue – parce qu’elle n’était ni traditionaliste ni libérale – on l’a qualifiée de « nouvelle ». Compte tenu de l’atmosphère oppressante que l’intelligentsia marxiste avait imposée à la pensée et aux médias européens depuis les années 1960, l’attitude intelligente et décomplexée de la ND était une véritable bouffée d’air frais pour de nombreux tempéraments, en particulier pour ceux dont les convictions étaient à droite et qui avaient besoin de penser les choses d’une manière nouvelle et plus profonde. 

Ce que la ND a apporté alors, c’est une critique très large et très intense de la civilisation contemporaine, et ce avec une base philosophique très large – il n’y a pas un auteur dont les idées ne lui ont pas servi, depuis l’école de Francfort, les grands réactionnaires français et les mystiques de l’Allemagne médiévale jusqu’aux sociologues post-modernes – et cela avec une projection proprement multidisciplinaire, c’est-à-dire qu’elle s’appliquait aussi bien à l’économie qu’à la psychologie, la biologie et la politique. Il faudra un jour faire le bilan de cette œuvre considérable, ignominieusement réduite par des critiques hostiles à une simple émanation de la « droite radicale », et l’on constatera qu’il s’agit d’un véritable réservoir d’idées. Comme dans tous les gisements, il y a des veines inépuisables et d’autres vite éteintes, des galeries infinies et d’autres qui mènent à des impasses, des matériaux inestimables et d’autres qui s’évanouissent au contact de l’air. En tout cas, le gisement est là : dans l’immense collection de textes regroupés dans les volumes des revues Nouvelle ÉcoleÉléments ou Études & Recherches, sans compter les nombreuses publications parues à la périphérie de la ND, ainsi que dans les livres pléthoriques d’Alain de Benoist et dans la très longue liste de textes qui ont vu le jour autour de cette initiative. Il est regrettable – et cela en dit long sur notre époque – que la plupart de ceux qui critiquent la ND le fassent sans avoir lu une seule page de cette œuvre proprement encyclopédique. 

Quels étaient les principaux axes de la critique de la ND ? Synthétisées à l’extrême – et donc simplifiées à l’extrême – elles peuvent être décrites en trois vecteurs. Le point de départ a été une triple réfutation. D’abord, la réprobation de la culture sociale imposée depuis les années 60 – depuis avant, en fait – par l’intelligentsia de gauche, culture sociale qui s’est traduite par un mélange singulier d’égalitarisme forcé, de matérialisme idéologique, d’abdication morale généralisée et de haine infinie de l’identité européenne. Deuxièmement, un profond anticonformisme à l’égard de la civilisation économique imposée par l’ordre capitaliste en Occident, cette civilisation où aucune autre forme de vie individuelle ou collective n’est comprise que l’égoïsme du « meilleur intérêt » et de la « rentabilité ». Troisièmement, une question très caractéristique des dernières années de la guerre froide : la lassitude d’une Europe soumise au despotisme d’un monde bipolaire et la recherche anxieuse d’une voie européenne propre pour régénérer l’esprit du vieux continent dans le monde nouveau et menaçant des grandes superpuissances. 

À partir de ces trois points d’origine, la réflexion de la ND s’est déroulée selon des vecteurs qui ont naturellement conduit à identifier d’abord les causes profondes du mal critiqué, puis à tenter de concevoir une alternative à la situation. 

La critique du modèle culturel de la gauche a conduit à une dissection de l’égalitarisme, c’est-à-dire du dogme de l’égalité essentielle des êtres humains. Cette dissection s’éloigne de la critique libérale habituelle de l’égalitarisme (l’égalitarisme nuit à l’efficacité parce qu’elle inhibe l’ambition) et s’attache davantage à souligner les fondements anthropologiques de la différence, entre les personnes et entre les peuples ; différence qui, dans le discours de la ND, ne vise pas tant à créer une nouvelle légitimité pour telle ou telle hiérarchie qu’à proposer des manières de penser la diversité : des fonctions sociales au sein d’une communauté, des identités culturelles, des formes de développement, etc. 

Le second point, la critique de la civilisation économique – et de son corollaire, la civilisation technique – a conduit à identifier l’individualisme comme origine du processus : l’individualisme, c’est-à-dire la conviction que l’horizon ultime de toute réflexion et de toute action est l’individu, son autonomie identifiée comme son « intérêt supérieur », sa recherche du bonheur interprétée en termes de réussite matérielle, selon un modèle de comportement qui s’étend de la vie économique à tous les autres domaines, de la politique aux relations familiales. La nécessité de proposer une alternative critique à l’individualisme – sans tomber, par ailleurs, dans l’annulation de l’individu typique des systèmes égalitaires – a conduit à la recherche d’une socialité alternative, tâche dans laquelle ont été réunis des matériaux aussi divers que la sociologie « tribale » des postmodernistes, le personnalisme chrétien ou les thèses des communautariens anglo-saxons : des systèmes de vie en commun où la personne et le groupe ne sont pas des éléments antithétiques, mais des réalités complémentaires. 

Quant au troisième vecteur, résultant de la dissidence par rapport à l’ordre mondial issu de la guerre froide, il a pris la forme d’une critique de l’universalisme – bien qu’il eût été plus juste de parler de « globalisme » – qui a conduit au rejet de l’idée d’une convergence planétaire autour du modèle américain et à la proposition d’une Europe souveraine sur les plans militaire, diplomatique et économique, à la défense des identités culturelles de tous les peuples et à l’alliance de cette Europe souveraine avec le Tiers-Monde. 

Tels sont, grosso modo, les éléments sur la base desquels s’est développée la réflexion de la ND. Il serait trop long de détailler les dérivations de chaque ligne, par exemple la critique du concept d' »humanisme », la méfiance à l’égard de la civilisation technique, la récupération d’éléments du discours écologiste traditionnel, la proposition d’une conception alternative de la démocratie et de l’État, la critique du nationalisme en tant que « métaphysique de la subjectivité », etc. Il serait également excessif d’énumérer les matériaux théoriques qui ont contribué à étayer ce travail : ils se trouvent tous dans les publications de la ND et nous y renvoyons. 

La critique du christianisme 

A l’intérieur de ce travail, il y a eu une ligne de réflexion spécifique que certains considèrent comme fondamentale et d’autres comme secondaire, mais qui, dans tous les cas, a eu la vertu (ou plutôt le défaut) d’absorber l’attention au point d’occulter le reste de l’ensemble théorique de la ND : la question religieuse, résolue dans une critique acerbe du christianisme et une défense d’un paganisme de type nouveau. 

Avant d’expliquer ce point, il faut préciser qu’en réalité, les sources de l’attitude de la ND à l’égard de la religion sont très plurielles, très diverses, et aussi contradictoires : parmi les noms qui ont donné naissance à Nouvelle École – la première grande revue théorique du mouvement – on trouve, par exemple, pas mal de chrétiens. Ces sources n’ont d’ailleurs pas conduit à une position homogène, mais à des attitudes différentes, qui ont elles-mêmes évolué dans le temps. Un exemple parfait de cette hétérogénéité est l’enquête Avec ou sans Dieu, organisée par la revue Éléments, où différents auteurs liés à la galaxie hétéroclite de la ND (dont moi-même) ont exposé leur position sur le sujet. Plus de cinquante ans après que la ND a entamé son travail de réflexion, le bilan sur ce sujet est très abondant en termes de points de vue et potentiellement riche en ouvertures vers d’autres courants, mais plutôt décevant si l’on cherche une position intellectuelle solide et bien définie. La  » dérive païenne  » est un trait important de la pensée d’Alain de Benoist et, en ce sens, elle peut être considérée comme  » canonique  » par rapport à l’ensemble de la ND, puisqu’il en est sans doute le principal théoricien, mais même chez cet auteur, on ne peut pas parler d’une position continue dans le temps, mais plutôt d’une évolution qui n’est pas toujours prévisible. Pour le reste, les différentes lignes qui ont construit le cadre de la pensée de la ND sur les questions religieuses ont abouti à des impasses ou à un blocage plutôt inconfortable. C’est ce qu’il convient d’examiner ici. 

Quand la question controversée du christianisme – ou plutôt de l’antichristianisme – entre-t-elle dans le discours général de la ND ? Elle entre au moment de la recherche des généalogies, lorsqu’il s’agit de trouver l’origine intellectuelle de l’égalitarisme, de l’individualisme et de l’universalisme. Le christianisme comporte en effet une importante composante égalitaire, puisqu’il dote tous les hommes également d’une âme de valeur identique pour tous, quelle que soit leur place dans le monde des vivants, et que selon lui tous les hommes également seront soumis au jugement divin ; de plus, le message évangélique  – qui abonde en formules telles que « celui qui s’abaisse sera élevé et celui qui s’élève sera abaissé », ou encore « les derniers seront les premiers »-, semble conçu pour nourrir la subversion. Le christianisme a par ailleurs une composante individualiste, car le salut est entièrement individuel, il ne concerne que – et exclusivement – l’âme de chaque individu et place la relation de l’homme avec Dieu à un niveau éminemment personnel. Le christianisme, enfin, est une religion universelle, où, comme le prêche saint Paul, après la Révélation, il n’y a plus ni Grecs ni Juifs, ni barbares ni Scythes. En d’autres termes, nous sommes tous un dans le Christ, de sorte que l’appartenance à une communauté est expressément dévalorisée et qu’à sa place émerge une conscience proprement universelle : en fait nous sommes ainsi tous un.  

Dans cette conception critique consistant à désigner le christianisme comme l’origine des valeurs essentielles du monde moderne, il est facile de retrouver l’influence de Nietzsche, tant dans la Généalogie de la morale que dans Ainsi parlait Zarathoustra. Mais, dans le cas spécifique de la ND, l’influence du philosophe positiviste Louis Rougier, qui avait repris l’argument du vieux romain Celse contre les chrétiens, est peut-être encore plus importante. C’est ainsi que, vers la fin des années 1970, le christianisme a été qualifié, dans le discours de la ND, de « bolchevisme de l’Antiquité ». Dans un environnement tel que celui de la culture européenne des années 1970, où une Église perturbée par le Concile Vatican II jouait ouvertement la carte du « progressisme », cette critique semblait correspondre assez bien à la réalité. 

Mais évoquons un peu plus la figure de Louis Rougier, dont rôle dans cette histoire est important. Avec Rougier (1889-1982), l’empirisme logique du cercle de Vienne entre au début des années 1970 dans le champ de la ND. Cette source cherchait à apporter et adopter, dès le départ, une attitude scientiste vis-à-vis de la réalité : la vérité empirique – lire expérimentale – devenait une alternative efficace aux vérités « idéologiques » dominantes de l’époque, généralement dérivées du paradigme marxiste-léniniste. Rappelons qu’il s’agissait d’une époque où la biologie semblait dominée par le modèle environnementaliste du Lyssenko soviétique et où la psychologie était dominée par la psychanalyse freudienne, deux écoles qui, dans leur traduction en philosophie sociale, coïncidaient pour proposer des doctrines égalitaires. Contre ces doctrines, la ND revendiquait, en psychologie, les travaux expérimentaux d’Eysenck, Jensen ou Debray-Ritzen, et en biologie, les apports de l’éthologie (Lorenz, Eibl-Eibesfeldt, etc.) et des premiers sociobiologistes (Wilson, Dawkins), qui coïncidaient pour proposer des modèles différentialistes, c’est-à-dire non égalitaires. D’ailleurs, une vieille erreur des critiques – intéressés – de la ND date aussi de cette période : l’assimilation entre leurs positions et celles des sociobiologistes. Mais la ND a très vite pris ses distances avec la sociobiologie, considérant que son approche n’était rien d’autre qu’un réductionnisme à la génétique. Elle a adopté alors la vision de Konrad Lorenz, basée sur une anthropologie philosophique beaucoup plus élaborée et non réductionniste, qui intègre parfaitement la dimension biologique de l’homme et sa dimension culturelle : l’anthropologie d’Arnold Gehlen. 

D’un point de vue scientifique, il est aujourd’hui évident que la ND avait raison : la génétique s’est révélée être une discipline clé, tandis que les délires environnementalistes de Lyssenko ne sont plus d’actualité. Mais cette position avait un inconvénient d’un point de vue philosophique : elle faisait graviter le discours de la ND autour d’un matérialisme scientiste qui s’opposait à une approche objective du sacré. Et ce malgré le fait que certains des inspirateurs de cette position scientifique étaient ouvertement chrétiens, comme dans le cas de Konrad Lorenz. 

Louis Rougier a été également important dans la formation du discours de la ND pour une autre contribution, celle dans le domaine de l’histoire de la culture politique. Son livre Du paradis à l’utopie, qui explique (très remarquablement d’ailleurs) comment le messianisme égalitaire de la gauche dérive directement d’une sécularisation de l’eschatologie chrétienne, d’une « terrestrialisation » du message du salut. La thèse de Du paradis à l’utopie est, en gros, inattaquable : la plupart des concepts rédemptoristes de la gauche en général et du marxisme en particulier trouvent leurs antécédents dans des concepts équivalents de l’héritage chrétien. Ainsi, la Providence se transforme en Nécessité de l’histoire et le Paradis supraterrestre se transmue, par le biais de l’utopie, en paradis sur terre. Le fait que ce prétendu paradis terrestre ait conduit au Goulag ne fait que démontrer l’absurdité de la transposition et la sagesse de la critique de Rougier. La thèse de Rougier reproche désormais au christianisme de porter en germe la subversion, et en ce sens il retrouvera plus tard les mises en garde du romain Celse contre la menace que les chrétiens représentaient pour l’empire. Si le christianisme a pu être sécularisé en un idéal révolutionnaire, ce serait parce que le message évangélique portait en lui cette virtualité. C’est la caractérisation déjà évoquée du christianisme comme « le bolchevisme de l’Antiquité ». 

C’est ainsi que le courant de pensée anti ou postchrétien issu du 19ème siècle s’est rattaché à une philosophie générale de matrice scientifique, très marquée par le 20ème siècle. La « rébellion païenne » que l’on retrouve dans certains courants du romantisme allemand et français, dans la philosophie de Nietzsche et même dans des œuvres comme celles de Wagner (avant son Parsifal), est allée de pair avec la critique logique du modèle mental chrétien et a fini par donner naissance, dans la ND, à une position de rupture simultanée avec le christianisme et avec les idéologies modernes, qui ne seraient que des prolongements sécularisés du message évangélique. 

La faiblesse de la critique philosophique du christianisme 

Focaliser la critique de la modernité sur le christianisme était cependant une opération intellectuellement risquée. D’abord, parce que le christianisme, s’il n’est pas seulement une doctrine de l’au-delà, est avant tout une doctrine du salut spirituel, de sorte que ses concepts ne peuvent pas toujours être compris comme des principes d’ordre intellectuel-idéologique, prêts à être appliqués matériellement au domaine social ou politique. Il est vrai que prêcher une âme égale pour tous les hommes peut être compris comme une forme d’égalitarisme, mais il est vrai aussi que, selon la doctrine chrétienne, certains de ces hommes sont sauvés et d’autres non, et il y a peu de choses moins égalitaires que cette différence. D’autre part, au thème de l’homme créé unanimement à l’image et à la ressemblance de Dieu s’oppose la parabole des talents, qui est une métaphysique de l’inégalité. 

Il en va de même pour les autres « idéologèmes » modernes que la critique de la ND impose au christianisme. Par exemple, dans le discours chrétien, le thème de l’individualisme – l’âme est un attribut individuel et le salut est aussi une affaire individuelle – est opposé au thème de la négation de l’individualité, exprimé en des termes qui conduisent à la proposition d’un renoncement radical à toutes les choses du monde. La même contradiction se retrouve dans le thème de l’universalisme : si dans la proclamation « nous sommes tous un » il y a une affirmation évidente de l’unité des croyants au-dessus des puissances terrestres, il n’en est pas moins vrai que cette unité exclut les non-croyants et que, d’autre part, la doctrine elle-même établit une séparation claire entre les domaines terrestre et spirituel selon la formule « à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César ». En d’autres termes, on peut reprocher au christianisme une chose et son contraire. Focaliser le discours sur une seule facette, c’est délibérément occulter l’autre et, en ce sens, fausser l’ensemble. Pour le dire de manière imagée, c’est comme si la ND, dans sa critique du christianisme, décrivait un objet autre que celui qu’elle entend critiquer. 

Insistons sur la question de l’égalitarisme, qui est cruciale. D’une manière générale, l’identification entre christianisme et égalitarisme souffre d’une erreur fondamentale, à savoir : de l’égalité métaphysique ne découle pas nécessairement l’égalitarisme physique. Il est vrai que l’Église, en d’autres temps – et précisément dans les années 70 – n’a pas manqué de tomber dans cette erreur, permettant ou encourageant (selon les secteurs) que la doctrine de l’égalité métaphysique (tous les hommes sont frères parce qu’ils ont tous une âme qui est également fille de Dieu) soit « récupérée » par le discours égalitaire dominant (tous les hommes sont égaux). Mais ce qu’a fait la ND est méthodologiquement discutable : elle ne combat pas l’erreur de ces secteurs ecclésiastiques, c’est-à-dire qu’elle n’examine pas le postulat de départ, mais le prend pour acquis – c’est-à-dire qu’elle accepte l’identification entre l’égalité métaphysique et l’égalitarisme politique – et en déduit une critique générale du judéo-christianisme comme matrice de toute pensée égalitaire. Tout le discours ultérieur est affecté par cette erreur méthodologique de départ. Les résultats sont intellectuellement très fragiles : l’égalité des âmes devant Dieu ne peut être identifiée à l’égalité des hommes dans l’Etat, ne serait-ce que parce que, dans le premier cas, certains sont sauvés et d’autres non ; le christianisme ne peut pas non plus être identifié à la pensée égalitaire, ne serait-ce que parce que, historiquement, toute pensée égalitaire a eu tendance à brûler les églises et à déchristianiser les sociétés où elle a triomphé. 

En définitive, la ND critique un faux christianisme, un christianisme fantôme, une idée erronée du christianisme. Naturellement, on peut objecter que ce que la ND critique n’est pas le christianisme en tant que religion, mais le christianisme en tant que vision du monde. Mais l’objection elle-même trahit l’erreur : le christianisme est avant tout une religion, et il n’est pas logique de critiquer un objet en tant qu’il n’est pas ce qu’il est. Il en va tout autrement lorsque des forces au sein de l’Église elle-même ont désacralisé le christianisme, par exemple en le transformant en une théologie de la libération très matérialiste. Mais ici, l’erreur se situe au niveau du bourreau, c’est-à-dire de ceux qui ont procédé à la désacralisation, et non au niveau de la victime, c’est-à-dire du christianisme désacralisé. 

Dans tout cela, soulignons que la thèse selon laquelle la modernité est une sécularisation des concepts religieux reste valable : le discours moderne est vraiment incompréhensible si nous ne le comprenons pas comme une sécularisation. Nous nous rapprochons ici de la formule schmittienne de « théologie politique » : la modernité transfère sur le terrain politique de nombreux concepts qui faisaient autrefois partie du terrain théologique. C’est dire que le schéma général de Du paradis à l’utopie est objectivement juste, comme l’est une bonne partie de l’analyse de Louis Rougier (pensons auGénie de l’Occident). Mais ce que l’on peut déduire de ce schéma d’analyse n’est pas tant le triomphe sécularisé du christianisme que sa corruption : le surnaturel a été traduit en naturel et son essence a donc été déformée. 

Le problème du paganisme 

Face à ce christianisme sécularisé par la modernité et prétendument démasqué comme « bolchevisme de l’Antiquité », la ND n’a pas opté pour l’athéisme ou l’agnosticisme, car cela aurait conduit à un matérialisme proche de celui des libéraux et des marxistes, mais a puisé dans la botte romantique et ressuscité le terme de « paganisme ». Un paganisme reconstruit un peu au goût du jour, tressé avec des fils de vitalisme héroïque, de sens sacré de la nature, de dimension religieuse de la communauté politique, d’érotisme esthétisant, une image « trifonctionnelle » de la vie sociale selon le modèle découvert par Dumezil dans les panthéons indo-européens, des éléments de la « pensée traditionnelle » (Evola, Guénon) et de la « philosophia perennis » (Huxley), des modèles d’interprétation du sacré tirés de Rudolf Otto et de Mircea Eliade… 

Le mélange est très hétérogène mais très suggestif. À une époque où le matérialisme plat ou les sectes néo-spiritualistes se répandaient partout, le paganisme de la ND offrait un panorama beau et attrayant. Il offrait surtout une manière de comprendre le sacré à une époque où les églises tournaient à vide. Exposé par De Benoist dans Comment peut-on être païen, ce paganisme a ensuite connu des reformulations successives. La plus brillante est sans doute le dialogue entre De Benoist et le penseur catholique Thomas Molnar (autre soutien catholique de De Benoist dans les années de fondation de la ND) dans le volume L’éclipse du sacré, qui est une exploration fascinante de l’univers de l’esprit. Bien sûr, l’option païenne de la ND permettait de façonner une spiritualité alternative à partir de positions qui n’étaient pas égalitaires, mais différentialistes ; pas individualistes, mais communautaires ; pas universalistes, mais identitaires. 

Le problème c’est qu’en réalité, ce paganisme n’a pas de corrélation réelle avec l’antiquité européenne, et qu’il est une construction intellectuelle à vingt siècles de distance. On pourrait plutôt parler d’un « néo-paganisme ». Il s’agissait d’une tentative de réactualisation de modes préchrétiens de penser le spirituel en relation avec le social. La ND ne « ressuscite » pas les anciens dieux : cette « résurrection » est un argument très répandu parmi les critiques de la ND, mais elle ne correspond pas à la réalité des textes. La ND récupère la structure mentale préchrétienne, interprétée comme une structure essentiellement pluraliste et diversifiante, et l’oppose à la structure mentale chrétienne, supposée moniste et homogénéisante. Le contexte de cette récupération n’est pas proprement religieux (remplacer certains dieux par d’autres), mais identitaire : il s’agit de retrouver une pensée spécifiquement européenne. Dans ce contexte, la réhabilitation esthétique des formes païennes – de la colonne grecque à l’entrelacs celtique – n’a pas une fonction théologique, mais symbolique : il s’agit de manifester la validité d’un monde culturel profondément enraciné et spécifiquement européen. 

Et dans ce néo-paganisme réhabilité, où était donc le sacré, la religion à proprement parler ? Il était en fait hors-jeu, et c’est là la grande question. D’une manière générale, la « ligne de Benoist » du paganisme s’est enfermée dans une interprétation « sociologique ». Or, on peut parler des dieux, mais si l’on ne croit pas à leur existence réelle, n’est-on pas dans un discours vide ? Interpréter la pluralité des dieux comme une représentation poétique de la pluralité des forces sociales, naturelles et humaines est une option valable, mais, en fin de compte, elle n’est pas plus scientifique que de représenter toutes ces choses non par des dieux, mais par des saints ou des constellations. Pourquoi recourir au panthéon païen ? Par fidélité à la tradition européenne ? Certes, mais pourquoi le panthéon païen serait-il plus « traditionnel » que le panthéon chrétien, ? Parce qu’il est autochtone, non contaminé par des éléments extra-européens ? Mais Saint-Georges, Saint-Benoît ou Saint-Bernard, les processions de la Vierge ou l’esprit de croisade, ou encore les mystiques allemands et espagnols ne sont-ils pas exclusivement européens ? 

Une atmosphère contradictoire similaire apparaît dans l’un des traits « esthétisants » dont la ND a enveloppé sa ligne païenne, à savoir celui de la « libération des mœurs ». Dans le contexte des années 1970 et 1980, le thème de la « libération païenne » jouissait d’une certaine présentabilité sociale : face à la caricature d’un christianisme dessiné à grands traits par la répression sexuelle, l’étroitesse intellectuelle et l’égalitarisme social, l’imaginaire païen représentait un paradis perdu de liberté des mœurs, de joie vitale, de pluralisme intellectuel et de santé politique. La seconde image est sans doute beaucoup plus sympathique que la première. Le problème est que ce portrait est arbitraire. 

Dans l’histoire de l’Europe préchrétienne, on trouve autant d’exemples de pluralisme intellectuel que de fermeture d’esprit fanatique, autant d’exemples de santé politique que de corruption généralisée, de joie de vivre que de sombre terreur superstitieuse, de liberté des mœurs que d’austérité morale. À l’inverse, l’histoire de l’Europe chrétienne ne manque pas (au contraire, elle en regorge) d’exemples de coutumes sociales décontractées, de jovialité existentielle, de pensée audacieuse et d’institutions politiques saines, surtout si l’on établit des différences normatives entre l’univers méditerranéen catholique coloré et le monde protestant anglo-saxon morose. Tout cela sans entrer dans d’autres considérations comme, par exemple, la conjonction habituelle de la décadence politique et de la splendeur intellectuelle, si fréquente dans l’histoire, ou, pour s’en tenir aux questions religieuses, le grand écart dans l’Europe païenne entre la pensée « religieuse » (quand elle peut être qualifiée de « religieuse ») et la religiosité populaire. La distinction radicale entre le monde païen lumineux et le monde chrétien sombre est donc singulièrement arbitraire. En réalité, cette distinction relève d’une opération intellectuelle inversée : on choisit deux séries de valeurs – l’une positive, l’autre négative – et on les projette a posteriori sur des référents très imaginaires, fantastiques, construits mentalement. L’image qui en résulte est séduisante, comme c’est souvent le cas avec les créations imaginaires ; mais elle ne peut sérieusement servir de base à une interprétation philosophique de l’Histoire des Religions. 

D’autre part, et en ce qui concerne le point spécifique de la liberté des mœurs, le discours de la ND soulève une contradiction non négligeable : même en admettant que le monde moral païen est un monde « libéré » (ce qui en soi est discutable), comment combiner la défense de la liberté des mœurs avec la critique de l’hédonisme narcissique de la civilisation occidentale moderne ? En effet, l’une des caractéristiques essentielles de la civilisation occidentale moderne est l’hédonisme, l’existence des masses pour le plaisir des masses, et la ND, à juste titre, réprouve cet hédonisme en approuvant, par exemple, la critique de Christopher Lasch sur « le complexe de Narcisse ». L’hédonisme d’aujourd’hui est une conséquence directe de l’individualisme, de ce mode de vie typiquement moderne dans lequel l’individu tend à rompre tout lien avec son entourage pour privilégier l’intérêt étroit de son propre « moi », ce que la ND critique à juste titre. Qu’est-ce que cette « liberté des moeurs » a à voir avec cette autre religiosité élémentaire du sexe telle qu’on la trouve dans les sociétés primitives ? Strictement rien : l’une et l’autre correspondent à des univers mentaux différents. Cela devrait nous mettre en garde contre le choix de certaines valeurs contemporaines et leur projection sur des mondes passés ; il s’agit inévitablement d’un exercice de décontextualisation, c’est-à-dire d’une construction laxiste. 

Il n’est pas possible de magnifier la liberté des mœurs et de reprocher en même temps l’hédonisme narcissique de la civilisation occidentale. De même qu’il n’est pas possible de défendre l’importance de sa propre tradition culturelle, la validité du sacré et l’identité historique européenne, et en même temps de proscrire le christianisme qui, sous sa forme catholique – et non protestante – est la forme sous laquelle le sacré s’est traditionnellement manifesté dans la sphère de l’identité européenne. 

Mais peut-être que le point à partir duquel l’insuffisance de la critique du christianisme par la ND est le plus clairement perçue est précisément celui des charges de l’accusation, c’est-à-dire tous ces thèmes dans lesquels le discours antichrétien de la ND a cru voir l’origine du mal moderne. Car il se trouve que ces thèmes – individualisme, égalitarisme, universalisme – ne sont pas exclusivement chrétiens. L’idée de l’âme immortelle insufflée à tous les hommes apparaît, en Europe, au moins avec Pythagore, c’est-à-dire au VIe siècle avant notre ère. De même, l’idée qu’il existe une qualité inhérente à l’individu, quelque chose qui le distingue et le rend unique, apparaît dans la sphère gréco-latine et trouve une expression concrète dans le concept de « personne » développé par les juristes romains. Enfin, le concept de l’universel apparaît, en philosophie, avec la théorie des idées de Platon, et en politique, avec la praxis de l’Empire romain. Ainsi, ces trois « idéologèmes » de la modernité – égalitarisme, individualisme, universalisme – qui, dans la doctrine chrétienne, apparaissaient ambigus et contradictoires, se manifestent beaucoup plus clairement dans la tradition culturelle… païenne. Nietzsche lui-même, dans La naissance de la tragédie, n’a pas tant pointé du doigt le Nazaréen que Socrate, inventeur de « l’esprit en soi ».  

Plus encore : dans l’arsenal prétendument païen que la ND récupère, il y a des éléments essentiels qui, pourtant, appartiennent tout autant à l’ordre chrétien. C’est le cas, par exemple, du schéma trifonctionnel que Dumezil a interprété – brillamment – dans les panthéons indo-européens et qui structurait le monde des dieux et le monde des hommes autour de trois fonctions à la fois : la première, celle de la sagesse, identifiée au sacerdoce, à la royauté et au droit ; la deuxième, celle de la force vitale, identifiée à la guerre, à la noblesse d’armes ; la troisième, celle de la production et de la subsistance, identifiée à l’agriculture, au travail, à l’artisanat… Il est vrai que les dieux païens des peuples indo-européens peuvent être structurés en ces trois familles, et il est vrai que le schéma se reproduit aussi dans l’ordre social de l’Europe ancienne. C’est d’ailleurs le modèle que Platon raconte que Socrate a imaginé : une société de type humain avec une tête (première fonction, gouvernante), une poitrine (deuxième fonction, guerrière) et un ventre (troisième fonction, productrice). Or, c’est exactement le même modèle que l’Europe catholique maintiendra pendant un millénaire et demi – avec les dégénérescences que l’on sait – de la chute de l’Empire romain à la Révolution française, sur la base des trois ordres médiévaux : oratores, bellatores, laboratores… Où est la subversion chrétienne ? 

Ellipses théoriques 

Ces choses sont tellement évidentes qu’elles ne pouvaient évidemment pas échapper à la vision des acteurs de terrain. Que l’on s’en tienne à une vision strictement religieuse, c’est-à-dire à la croyance en des réalités surnaturelles, ou que l’on définisse le sacré en termes philosophico-sociologiques, c’est-à-dire comme une manière de représenter une vision du monde, l’option païenne n’est pas moins problématique que l’option chrétienne. À partir de là, le discours de la ND a commencé à décrire des ellipses théoriques qui ne manquaient pas de susciter des réflexions intéressantes, mais qui revenaient inévitablement – par définition – au point de départ. Nous pouvons en citer quelques-unes à titre d’illustration complémentaire. 

Une première ellipse est scientifique : les réflexions issues de la physique subatomique – Heisenberg, Lupasco, Nicolescu, etc. – ont conduit à l’identification d’une sorte d’ordre sous-jacent dans le domaine de la matière et donc à la perception d’une trace sacrée dans le monde. Anne Jobert l’a expliqué dans son étude Le retour d’Hermès : de la science au sacré. La question était d’un grand intérêt et touchait à l’un des grands débats contemporains. Elle aurait pu signifier une manière de penser le sacré en relation intime avec l’interprétation scientifique du monde. Cependant, personne au sein de la ND – à l’exception peut-être d’Anne Jobert – ne l’a vraiment approfondie. Au contraire, à partir des années 1990, la ND a plutôt basculé vers une sorte de matérialisme strict, l’inspiration de la « physique spiritualiste » disparaissant au profit d’un pur néo-darwinisme, position représentée notamment par Charles Champetier. Là où la ligne de la « spiritualité scientifique » a été suivie, pour ainsi dire, ce n’est plus dans la ND française, mais en Italie, en particulier avec les travaux de Roberto Fondi sur l’organicisme. 

Autre exemple d’ellipse théorique, l’ouverture de la ND – notamment à travers la revue Krisis – vers le personnalisme chrétien, avec un intéressant débat entre Alain de Benoist et Jean-Marie Domenach, exécuteur intellectuel de Mounier : la ND ayant marqué une position contre l’individualisme moderne et la société de masse, rien de plus naturel que de converger vers un courant de pensée qui était parvenu à la même position à partir d’un point de départ différent. Mais le personnalisme chrétien est, par définition, chrétien, et sa conception de la personne est construite sur la conviction que tous les individus possèdent une valeur transcendante qui s’identifie à l’âme. La ND aurait peut-être pu s’inspirer de cette convergence avec le personnalisme chrétien pour retrouver le concept romain de « personne », mais cette convergence n’a pas eu lieu. D’autre part, à la même époque, Nouvelle École publiait un long essai d’Alain de Benoist sur (contre) Jésus de Nazareth, qui n’est en réalité qu’une reprise de l’ancienne littérature juive hostile au « faux Messie ». Encore une voie fermée. 

D’autres ellipses ? L’ellipse philosophique, par exemple. La ND est sortie de l’impasse nietzschéenne en intégrant Heidegger dans son stock théorique. La critique de la métaphysique occidentale par Heidegger – une critique à laquelle le concept de « volonté de puissance » n’échappe pas – pourrait être interprétée comme un diagnostic définitif de la maladie moderne. Et l’impératif de Heidegger de « penser ce que les Grecs pensaient, mais d’une manière encore plus grecque » pourrait bien être interprété comme une demande de retour aux origines païennes. Cependant, l’interprétation de Heidegger lui-même, avec sa dénonciation de « l’oubli de l’Être », porte une aspiration implicite non seulement au sacré comme « enchantement du monde » (Weber), mais aussi au divin comme présence active dans le domaine de la matière. C’est ce qui explique cette fameuse déclaration à Der Spiegel : « Seul un Dieu peut nous sauver ». Personnellement – et que l’on m’excuse d’écarter sommairement une question aussi litigieuse – je crois que Heidegger a essayé toute sa vie de parler de Dieu en s’abstenant obstinément de prononcer le mot Dieu et en le personnifiant dans le concept d’Être, et son dernier souffle est précisément pour dire que seul un Dieu peut nous sauver. C’est un parcours similaire à celui d’un autre penseur clé de la ND, Ernst Jünger, à ceci près que ce dernier a découvert l’empreinte divine avec moins de maquillage, qu’il l’a invoquée fréquemment et qu’il a fini, comme on le sait, par se convertir au catholicisme, alors qu’il était d’origine protestante. Le discours de la ND, en ce sens, revient une fois de plus à son propre point de départ : il ne poursuit pas le raisonnement, il s’arrête au saut logique nécessaire – penser le sacré comme présence divine – et revient à l’endroit même où la première question avait été posée.  

Il n’est pas difficile de soupçonner que ces développements elliptiques sont le résultat d’une objection de principe, d’une réserve mentale, d’un préjugé de départ : la ligne de pensée développée par Alain de Benoist, si féconde dans d’autres domaines, si disposée à s’aventurer sur des territoires différents – si capable, par exemple, d’atteindre des convergences avec une certaine gauche intellectuelle sur la critique du marché ou sur l’éloge de l’idée de communauté – souffre malgré tout d’un tabou évident sur les questions religieuses, d’une sorte d’inhibition insurmontable. Ce tabou, cette inhibition, n’est pas un mystère, c’est un élément substantiel de la pensée moderne. Il s’agit simplement de l’impossibilité de penser Dieu – ou, plus génériquement, la divinité – comme quelqu’un doté d’une existence réelle. La ND partage ce préjugé moderne qui consiste à rejeter l’hypothèse de Dieu. Il est intéressant de noter que la ND, qui a tant critiqué – à juste titre – le modèle de pensée occidental, tant scolastique que cartésien, parce qu’il désacralise le monde, parce qu’il retire le sacré de la nature, reste néanmoins soumise à ce même modèle en écartant implicitement l’hypothèse de Dieu. 

Ce n’est pas un phénomène nouveau dans l’histoire des idées. Rappelons la scène : Université de Tübingen, 1791 ; trois jeunes étudiants, Hegel, Hölderlin et Schelling, tentent de donner naissance à une philosophie si spirituelle qu’elle satisfait les hommes de tempérament religieux et, en même temps, à une religion si exacte et systématisée qu’elle satisfait les hommes d’esprit philosophique. Le résultat était philosophiquement estimable, mais, du point de vue religieux, il s’agissait d’une construction entièrement artificielle. Car la religion exige nécessairement la participation du mystère, et créer du mystère n’est pas à la portée des hommes. 

Mais arrêtons-nous là, car cela nous mènerait trop loin. Nous pouvons nous limiter ici à énoncer la conclusion finale de ce survol de la problématique religieuse de la ND, à savoir : nous sommes face à une impasse ; il est donc légitime de penser que l’itinéraire a été mal tracé dès le départ. 

En fin de compte, le travail dans le domaine de l’histoire des idées court toujours le risque que les idées s’émancipent de l’histoire, de sorte que l’on se retrouve avec des constructions formellement estimables, mais sans fondement réel. En deux mots : si le christianisme était vraiment le germe du monde moderne – matérialiste, égalitariste, etc. -, il faudrait expliquer comment le christianisme a pu régner en Occident pendant un millénaire et demi sans que l’ordre moderne n’émerge, et plus encore, il faudrait expliquer pourquoi la première providence de l’ordre moderne, là où il a surgi, a toujours et infailliblement été de proclamer la mort du christianisme. Comme il est impossible d’expliquer ces deux choses en conservant une cohérence logique, on ne peut que penser que l’analyse de la ND sur ce point est erronée. 

Cela n’empêche pas de penser que le christianisme est confronté à un défi majeur, et cela concerne plus particulièrement le catholicisme, car il est le dernier grand réservoir de sacralité en Occident. Ce défi ne concerne pas le discours théologique, inexpugnable par nature, mais le discours philosophique par lequel l’Église se présente dans le monde de la sécularisation, c’est-à-dire dans ce monde où le sacré a été confiné dans un coin et où la religiosité est un choix individuel comme un autre. Avant l’explosion de la modernité, la religion, la métaphysique occidentale et l’ordre politique tendaient à se confondre ; en revanche, après les révolutions, les Lumières – avec leurs gloires et leurs ruines -, le triomphe de la civilisation technique et les grandes guerres du XXe siècle, l’ordre mondial va d’un côté, la culture d’un autre, et la religion se cherche une place au soleil. Si autrefois la métaphysique occidentale était inséparable des chaires ecclésiastiques, il est évident que ce n’est plus le cas depuis longtemps ; si autrefois l’ordre du monde était inséparable de l’autorité de la papauté, il est tout aussi évident qu’aujourd’hui il n’en est rien ; si autrefois la culture et le sentiment du sacré pouvaient entretenir un rapport d’étroite intimité, il est tout aussi évident qu’aujourd’hui ce lien a été rompu. 

À cet égard, Rome a parcouru un long chemin depuis le XIXe siècle, et la pensée chrétienne (ou, si l’on préfère, la pensée des chrétiens qui se sont consacrés à la réflexion) n’a pas manqué d’apporter des éclairages très intéressants. Mais les grandes forces qui guident la culture de notre temps – la critique, le soupçon, le doute, l’incertitude, la fragmentation, bref, le nihilisme – ont ébranlé l’Église comme tout le reste, credo et certitudes, idéologies ou philosophies. S’il était difficile de faire survivre la foi dans le monde du positivisme scientifique, comme ce fut le cas au 19ème siècle, la tâche semble encore plus difficile dans le monde du nihilisme technique, qui est celui dans lequel nous vivons. Ainsi, la pensée chrétienne semble fondamentalement problématique dans des questions telles que le rapport de l’homme à la nature, la présence de la religion dans l’ordre politique et social, ou la validité de la tradition dans une culture en mutation permanente, pour ne donner que trois exemples de débats quotidiens.  

Dans la présente atmosphère de fins dernières, où tout semble avoir été poussé à l’extrême, comme tiré par les cheveux par une force démoniaque, c’est précisément là que les questions fondamentales reviennent sur le devant de la scène. Personne ne se demande ce qu’il y a de l’autre côté de la rivière tant que ses pieds n’ont pas touché la rive ; or, aujourd’hui, nous sommes déjà trempés jusqu’à la taille. Cette question mériterait bien sûr de faire l’objet d’une autre réflexion. Le seul regret, pour revenir à notre thème, c’est que la ND, en raison de ses propres inhibitions, ne soit plus en mesure de participer à ce rendez-vous.

José Javier Esparza

© LA NEF mis en ligne le 18 septembre 2023, exclusivité internet