En tant que théologien, puis en tant que pape, Benoît XVI a proposé de précieuses réflexions sur les fondements éthiques de la politique. Analyse proposée par Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre.
À première vue, Benoît XVI semble avoir été un pape moins politique que son prédécesseur et que son successeur. Après le moraliste polonais, inlassable chantre d’une « culture de vie » et héraut de la liberté (en particulier face au bloc communiste de l’Est), et avant le militant argentin, promoteur d’une « Église pour les pauvres » et défenseur intransigeant des migrants, le dogmaticien allemand paraît s’être concentré sur les questions liturgiques et doctrinales ainsi que sur les relations entre la raison et la foi.
Si l’on y regarde de plus près, le théologien qui déclara effectivement avoir voulu dédier tous ces travaux au « thème de l’Église de manière qu’à travers elle s’ouvre une vue sur Dieu » (1) s’est abondamment intéressé, avant comme après son élection au Siège de Pierre, à la question de la politique comme telle. Sans doute l’histoire allemande l’avait-elle éveillé très tôt au mensonge dévastateur d’une politique érigée en absolu et à l’exigence connexe d’un engagement cohérent des chrétiens dans la cité, afin de la préserver justement de la tentation, parfois subreptice, du totalitarisme. Ne pas penser la politique, c’est courir le risque de défigurer Dieu ; ne pas s’y impliquer, celui de défigurer l’homme.
Joseph Ratzinger n’avait pas une conception maximaliste de la politique : « la politique n’instaure pas le Royaume de Dieu, mais elle doit sûrement se préoccuper d’assurer un règne de l’homme qui soit juste » (2). Il met en garde contre l’intrusion indiscrète du religieux dans le champ politique : « un messianisme eschatologico-révolutionnaire enthousiaste est absolument étranger au Nouveau Testament » (3). Il souligne surtout que « la politique est le lieu de la raison » (4), une raison qui n’est pas seulement capacité technique mais aussi faculté éthique, d’autant plus ajustée qu’elle se laisse purifier et éclairer par la foi, en amont du champ de ses décisions.
On se rappelle que le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi publia en 2002 une « note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique » que beaucoup ont reçue comme particulièrement stimulante. Le futur pape y mentionnait des « exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer », et y soulignait la légitimité de l’implication des catholiques dans le débat et la responsabilité démocratiques : « La promotion en conscience du bien commun de la société politique n’a rien à voir avec le “confessionnalisme” ou l’intolérance religieuse. » Défendre des positions politiques que la foi a aidé la raison à discerner ne porte pas atteinte à une juste laïcité.
En janvier 2004, à peine plus d’un an avant son élection au Siège de Pierre, le « professeur » Ratzinger a mené un débat mémorable, devant l’Académie catholique de Bavière, avec le grand philosophe agnostique Jürgen Habermas. Celui-ci avait conclu son intervention par une forte déclaration que beaucoup pourraient méditer aujourd’hui : « La neutralité du pouvoir d’État quant aux conceptions du monde, qui garantit des libertés éthiques pour chaque citoyen, est incompatible avec l’universalisation politique d’une vision du monde sécularisée. Des citoyens sécularisés, quand ils assument leur rôle de citoyens, n’ont le droit ni de dénier à des images religieuses du monde un potentiel de vérité présent en elles ni de contester à leurs concitoyens croyants le droit d’apporter, dans un langage religieux, leur contribution aux débats publics » (5).
La réponse du préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi au maître de « l’éthique de la discussion » porte un titre programmatique de l’ensemble de ses contributions dans le champ politique : « Ce qui tient le monde ensemble. Les fondements moraux pré politiques d’une société libérale ». Il conclut son intervention, en défendant, d’accord avec Jürgen Habermas, « une forme nécessaire de corrélation entre raison et foi, raison et religion, appelées à une purification et une régénération mutuelles » (6). Si cette complémentarité est prise au sérieux, « pourra naître un processus où en fin de compte les valeurs et les normes, connues ou intuitionnés d’une manière ou d’une autre par tous les hommes, gagneront une nouvelle force de rayonnement ; ce qui maintient ensemble le monde retrouvera de la sorte une vigueur nouvelle » (7).
Une fois devenu pape, Benoît XVI a poursuivi sa réflexion d’enseignant et de chercheur au gré des circonstances et des auditoires. À Westminster, le père de tous les parlements, il s’est interrogé sur les « fondements éthiques du discours civil » : « Si les principes moraux qui sont sous-jacents au processus démocratique ne sont eux-mêmes déterminés par rien de plus solide qu’un consensus social, alors la fragilité du processus ne devient que trop évidente – là est le véritable défi pour la démocratie. » Au Reichstag à Berlin, lieu emblématique du triomphe de la démocratie sur les totalitarismes nazi et communiste, le pape a repris ce questionnement avec gravité : « Là où la domination exclusive de la raison positiviste est en vigueur, les sources classiques de connaissance de l’ethos et du droit sont mises hors-jeu. C’est une situation dramatique qui nous intéresse tous et sur laquelle une discussion publique est nécessaire. »
Dans son œuvre proprement magistérielle, le successeur de Jean-Paul II est revenu à plusieurs reprises sur la question politique. Vers la fin de son exhortation apostolique post-synodale Sacramentum caritatis, il insiste sur le thème de la « cohérence eucharistique » : « Le culte agréable à Dieu n’est jamais un acte purement privé, sans conséquence sur nos relations sociales […]. Évidemment, cela vaut pour tous les baptisés, mais s’impose avec une exigence particulière pour ceux qui […] doivent prendre des décisions concernant les valeurs fondamentales, comme le respect et la défense de la vie humaine, de sa conception à sa fin naturelle, comme la famille fondée sur le mariage entre homme et femme, la liberté d’éducation des enfants et la promotion du bien commun sous toutes ses formes. Ces valeurs ne sont pas négociables » (Sacramentum Caritatis 83).
On a beaucoup glosé sur ces valeurs « non négociables », soit pour les déclarer illégitimes dans le champ de la pure négociation que constituerait l’espace politique, soit en les isolant du « bien commun sous toutes ses formes » mentionné par Benoît XVI après le respect de la vie, de la famille et de la liberté éducative. On en a parfois fait l’alpha et l’oméga de son Magistère social, en négligeant, par exemple, les insistances caritatives de l’encyclique Dieu est amour ou écologiques de L’amour dans la vérité. La juste dialectique de la raison et de la foi devrait pourtant dissuader de transformer un thème particulier, même décisif, en idéologie, tout en conduisant à expliciter les fondements nécessaires de la vie en société, d’autant mieux honorés qu’ils sont situés rationnellement dans l’ensemble des questions confiées au discernement politique.
Que reste-t-il de l’enseignement politique de Benoît XVI ? Quelle fécondité peut-il encore trouver, alors que « ce qui tient le monde ensemble » semble se défaire inexorablement ? Il constitue une invitation à mener « à temps et à contretemps » (2 Tm 4, 2) des dialogues aussi sérieux que celui de Ratzinger avec Habermas. Des intellectuels contemporains, peut-être pas assez connus et lus par le grand nombre des catholiques, y sont disposés. Il s’agit ensuite non pas de sacrifier l’engagement politique proprement dit à l’investissement intellectuel pré-politique mais à ne pas les disjoindre. Il est décisif également, à l’instar de Jürgen Habermas, de ne pas s’enfermer ou se laisser enfermer dans une compréhension outrée de la laïcité qui interdirait toute référence religieuse dans un champ politique qui, sans autre référence que lui-même, menacerait en fait la liberté. Il nous faut enfin cultiver la raison tout en nous rappelant qu’elle a un besoin salutaire des lumières et des purifications de la foi chrétienne, dans toute sa précision et toute sa richesse, pour servir authentiquement « l’amour dans la vérité ».
Mgr Matthieu Rougé
Évêque de Nanterre
(1) Joseph Ratzinger, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du IIIème millénaire. Entretiens avec Peter Seewald, Flammarion/Cerf, 1997, p. 65.
(2) Joseph Ratzinger, L’Europe, ses fondements aujourd’hui et demain, Éditions Saint-Augustin, 2005, p. 68.
(3) Ibid.
(4) Ibid., p. 70.
(5) Jürgen Habermas, Joseph Ratzinger, Raison et religion. La dialectique de la sécularisation, Salvator, p. 59-60.
(6) Ibid., p. 83-84.
(7) Ibid., p. 84-85.
© LA NEF n°355 Février 2023, mis en ligne le 18 septembre 2023