Patrice Gueniffey © Bruno Klein

Les Lumières et la Révolution

Si l’héritage philosophique des Lumières se retrouve dans certains aspects de la Révolution, celle-ci n’en a pas moins réalisé une sorte de « hold up » sur les Lumières. Explications avec Patrice Gueniffey.

La Nef – Quelles sont les principales idées des Lumières ?
Patrice Gueniffey
– Ce serait dresser une sorte d’inventaire à la Prévert que de vouloir les énumérer, car l’activité des Lumières s’est étendue à tous les domaines de la vie morale, politique et sociale. De la tolérance à la liberté d’expression, de la question de l’éducation à celle des inégalités, du problème de la propriété aux formes politiques, des questions religieuses à la réforme du système pénal et à l’abolition de l’esclavage, rien ne leur a échappé.

En quoi les Lumières ne sont-elles pas un mouvement homogène et qu’est-ce qui les réunit finalement ?
L’éventail des questions traitées est si large qu’il n’existe aucune homogénéité doctrinale qui permettrait d’envisager les Lumières comme une sorte de parti intellectuel porteur d’une doctrine. Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau et, pour finir, Condorcet, ne sont pas les différents noms d’un même penseur. Leurs divergences, et souvent leurs oppositions, dans tous les domaines, témoignent de l’infinie diversité de ce qu’on est convenu d’appeler les « Lumières ».
Toutefois, une chose leur est commune, que Kant devait très exactement définir dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) : « l’usage public de la raison en toute chose. » Formule proprement révolutionnaire puisque désormais les autorités les mieux établies, les institutions les plus vénérables devenaient justiciables d’un examen libre qui en interrogerait les fondements et la légitimité. Les Lumières séparent vérité et autorité.
Elles n’inventent rien. Elles s’inscrivent dans le prolongement de la révolution scientifique qui, depuis la fin du XVe siècle, se développant au XVIe et triomphant au XVIIe, a renversé la science médiévale qui trouvait dans la Révélation les moyens de comprendre et d’expliquer les phénomènes naturels. L’observation rationnelle s’est substituée depuis Galilée au moins aux « lumières » de la science chrétienne. Ce qu’astronomes, physiciens, chimistes et botanistes ont accompli depuis les débuts de l’époque moderne dans l’étude de l’univers physique ou du règne animal, les philosophes vont l’étendre au domaine de la vie sociale et de la vie morale. La « science sociale » est née, même si c’est seulement des décennies plus tard que l’abbé Sieyès lui donnera ce nom, marquant ainsi sa dépendance envers les sciences naturelles, adoptant les méthodes de celles-ci, fondées sur l’observation puis la réduction du réel aux lois qui l’agissent, et leur ajoutant cette idée qu’après avoir découvert les lois « agissant » l’homme en société, il serait possible de réaménager le monde sur des bases plus justes.
Bien sûr, ce chemin, tous les philosophes associés aux Lumières ne le parcourent pas en entier. Montesquieu ne saurait être tenu pour un partisan de la « régénération complète » de la société, et si Rousseau y pense, il s’arrête devant les conséquences d’une telle entreprise. Il faudra Condorcet pour envisager la régénération complète de ce qui existe, mais Condorcet appartient à la Révolution française. Le dernier représentant des Lumières n’est pas le plus représentatif d’un courant qui a plus souvent placé ses espoirs tantôt dans le despotisme éclairé tantôt dans une monarchie parlementaire à l’anglaise que dans la démocratie ou le républicanisme.

Quelle a été l’influence des Lumières sur la Révolution ? Peut-on dire que la Révolution est fille des Lumières ?
Il est certain que l’héritage philosophique des Lumières se retrouve dans la Révolution : il inspire la mise en place d’un gouvernement représentatif ; il est à l’origine directe de la réforme de la procédure judiciaire ; c’est encore lui qui conduit à l’abolition de l’esclavage comme à l’émancipation des Juifs, ou qui inspire tous ceux qui se préoccupent d’élargir l’accès à l’éducation. On retrouvera encore cet héritage dans le Code civil dont la rédaction, commencée en 1793, aboutira en 1804.
Là où l’influence des Lumières est la plus marquante, c’est dans une politique de réforme de la société et de l’État à laquelle la Révolution donnera, entre deux secousses politiques, une puissante impulsion, mais qu’elle n’inaugure pas. Car la monarchie, en tout cas depuis le règne de Louis XV, n’est pas étrangère à l’esprit de réforme. Les ministres imprégnés par les idées des Lumières ne manquent pas dans l’entourage royal, et si les réformes n’aboutissent pas toujours c’est que la faiblesse du pouvoir en empêche la réalisation, de la même façon que les soubresauts à répétition de la période révolutionnaire paralyseront bien des projets. À la veille de 1789, bien des réformes avaient été engagées ou projetées.
La Révolution a fait une sorte de « hold-up » sur les Lumières. Elle les a confisquées alors même que ses derniers représentants encore vivants ne voyaient pas sans répugnance se poursuivre une entreprise politique dont la violence leur avait toujours été très étrangère : l’abbé Raynal condamna la Révolution dès 1791, Fontanes préféra rejoindre le camp de la contre-révolution et Condorcet, après Chamfort, se suicida lorsqu’il comprit que la Révolution dont il avait salué l’avènement s’était finalement retournée contre les idéaux des Lumières.
En 1789, la légitimité demeurait du côté de l’Ancien Régime. Sans doute sa justification religieuse était-elle devenue un titre fragile, mais l’ordre établi restait fort de son enracinement dans le temps : l’histoire et la tradition étaient de son côté. Les révolutionnaires ne pouvaient pas opposer une autre histoire à cette histoire à laquelle la monarchie millénaire était adossée. À l’histoire ils opposèrent la philosophie, à la tradition des principes indépendants de toute circonstance et supérieurs à toutes les traditions. Les droits de l’homme – identifiés à l’héritage des Lumières – contre la tradition dont se réclamait l’Ancien Régime. Le combat était inégal, mais pas comme le pensaient les défenseurs de l’ordre établi. Le pot de fer n’était pas celui qu’on croyait, et l’Ancien Régime s’écroula.
Du même coup, les Lumières ont changé de physionomie. Elles sont devenues une sorte de préface à la Révolution, et elles se sont réduites aux courants les plus radicaux, et spécifiquement français, qui avaient existé en leur sein. Car il existe une singularité française à cet égard. Nulle part ailleurs les Lumières – phénomène européen avant d’être national – n’ont été aussi violemment antireligieuses qu’en France. Du moins, nulle part ailleurs qu’en France autant de philosophes n’ont été, dans le sillage de Voltaire, aussi hostiles à l’Église et même au christianisme en tant que tel. Ni en Allemagne, ni en Italie, ni, a fortiori, en Angleterre, on n’a cru que pour mettre fin à l’injustice il était nécessaire de faire table rase du passé, de détruire les institutions, les coutumes et les usages, et même de donner naissance à un homme nouveau, bref, de recommencer l’histoire à partir d’une page blanche. Cette ambition-là appartient moins aux Lumières qu’elle ne trouve son explication dans l’histoire française. Faut-il accuser le gallicanisme qui, en aboutissant à l’inféodation de l’Église à l’État, finit par compromettre la religion ? Faut-il accuser l’absolutisme qui, en voulant se réserver le monopole du débat public, permit aux écrivains, aux philosophes de débattre de tout sans jamais avoir à se soucier des conséquences de leurs théories, et moins encore de leur praticabilité ? Sans doute.

La Révolution, en suivant son cours vers la Terreur, a-t-elle trahi les Lumières, ou cet aspect de la Révolution était-il lui-même inscrit dans les « gènes » des Lumières ?
La Terreur, la faute à Rousseau ou celle des circonstances ? Le débat est ancien, et sans fin. Il est certain que « l’artificialisme » philosophique des Lumières a pu contribuer à imaginer la société, et sa population, comme un champ d’expérimentation. Il existe, dans le discours politique, ou plutôt dans les spéculations politiques du XVIIIe siècle, une absence de tout sens du réel qui pouvait se révéler très dangereuse dès lors qu’on passerait de la théorie à la pratique. Ceci dit, on ne saurait nier le rôle des circonstances, celui de l’effondrement brutal et soudain de toute autorité capable d’imposer des compromis, voire de réprimer ; ni le rôle, trop souvent méconnu, de passions qui n’avaient rien de philosophique ; ni, enfin, celui de l’héritage de l’absolutisme qui, par-delà la grande coupure de 1789, se retrouvera dans la France postrévolutionnaire : le culte de l’unité, voire de l’unanimité, l’assimilation entre opposition et dissidence, la centralité de l’État et la religion de l’administration, le refus de toute autonomie locale et de toute indépendance de la société par rapport à ceux qui la gouvernent, bref, de vieux tropismes français, devenus plus marqués après les guerres de Religion. Cet héritage-là ne vient pas des Lumières. À bien des égards, celles-ci en étaient même l’antithèse.

Propos recueillis par Christophe et Élisabeth Geffroy

©LA NEF n°360 Juillet-Août 2023, mis en ligne le 18 septembre 2023