Jacques Julliard © Wikimedia CC BY 3.0

À Dieu, Jacques Julliard

« Les marginaux véritables sont ceux qui refusent radicalement les valeurs sur lesquelles repose en dernière instance une société. » Si Jacques Julliard n’avait pas poussé plus loin son aphorisme, nous n’aurions pas songé à lui dire « à Dieu ». Il ajoutait toutefois : « Les révolutionnaires sont de ceux-là, mais aussi les réactionnaires ou les hommes habités par le surnaturel. » Rare lucidité d’un homme de gauche, loin des aveuglements matérialistes et progressistes de son camp. Julliard ne lisait pas Bernanos, Péguy et Claudel à moitié. Il avait trouvé chez eux « une mobilisation de toutes les forces de l’esprit ». À l’aune de ces écrivains de verbe et de chair, les personnages de Gide ou les poèmes de Valéry lui semblaient fades et artificiels, et la littérature actuelle sèche et cérébrale, « jusque dans ses débordements érotiques ». Les écrivains dont il parlait si bien liaient surnaturel et charnel. Ils regardaient aussi la France comme une personne, dotée d’une couleur, d’une odeur et d’une voix. Un des mérites de De Gaulle, pour Julliard ? Avoir fait chanter le Magnificat à Notre-Dame de Paris à la Libération, ce qui donnait ainsi tacitement à cette France le visage de la Vierge.
Péguy, Bernanos, Claudel. Avant même le trio auquel il consacra L’argent, Dieu et le diable, c’est en lisant Pascal qu’il eut son premier choc. Il découvrait un auteur qui, tout en séparant lumineusement les ordres des corps, de l’esprit et de la charité, faisait de la religion « non pas une case séparée de la vie de l’esprit, comme l’art ou la science, mais un prisme dans lequel se reflétaient toutes choses ». Bien seul parmi ses compagnons de lutte syndicale, il percevait la vanité d’une politique sans soubassement théologique. Aussi admirait-il l’acuité de la formule d’André Frossard : « Le malheur, c’est que le gauche ne croit pas au péché originel et que la droite ne croit pas beaucoup à la rédemption. » Pascal lui avait révélé d’emblée que le cœur de l’homme est à la fois plein d’ordure et capable, avec l’aide de la grâce, de surmonter sa déchéance.
Aux yeux de Julliard, la plus grande urgence pour la gauche était de se réconcilier avec l’auteur des Pensées. Les meilleurs hommes de gauche donnent à leur camp des conseils tout aussi précieux pour la droite… et pour l’Église.

Henri Quantin

© LA NEF n° 362 Octobre 2023