Maritain ©DR

« Avec Maritain, j’avais trouvé mon maître » : entretien avec Michel Fourcade

Michel Fourcade, maître de conférences à l’Université de Montpellier et président du Cercle d’études Jacques et Raïssa Maritain, a publié l’an dernier sa thèse monumentale sur Maritain soutenue en 2000 et entièrement révisée pour l’occasion (1). Entretien.

La Nef – Comment vous êtes-vous intéressé à Maritain au point d’en faire le sujet d’une thèse monumentale ?
Michel Fourcade –
Je suis un pur produit, sans amertume, de l’école laïque et des années postconciliaires : c’est dire que ni Maritain ni le thomisme ne m’ont été transmis. Je l’ai donc découvert par le hasard des lectures de tout khâgneux studieux, alors que notre programme touchait à la Seconde Guerre mondiale en histoire et au problème du mal en philosophie. L’inspirateur de la Résistance en 1940 et le « poisson des grandes profondeurs métaphysiques » m’ont ainsi requis et ébloui en même temps, me saisissant dans l’état juvénile et très sécularisé de ma culture. Ben voilà, j’avais trouvé mon maître, posthume puisqu’il était mort depuis dix ans, et dans la liberté laissée par la distance de génération et de discipline.

Maritain est-il encore un auteur lu par un certain public ? Et quelle est sa place aujourd’hui dans l’université et dans les milieux catholiques ? Votre thèse est-elle un cas d’exception ?
On peut toujours rêver plus et mieux, mais la plainte n’est pas vraiment de mise. Des archives classées, sauvegardées aujourd’hui par la Bibliothèque universitaire de Strasbourg, des œuvres complètes en 17 volumes, l’édition scientifique de très nombreuses correspondances (tout récemment avec Mounier, Massignon, Mauriac, Claudel ou Bernanos), des rééditions, des colloques, des thèses, en histoire ou en philosophie, une exposition récente sur son impact chez les artistes : en France et ailleurs, l’actualité éditoriale de Maritain est sans purgatoire. Notre culture cloisonnée hésite cependant pour savoir sur quelle étagère le situer : philosophie ? théologie ? spiritualité ? Pour ne pas abandonner cette belle notion aux sous-produits du « nouvel âge » ou du « développement personnel », je dirais plutôt « sagesse ».

En quoi Maritain est-il un auteur qui reste digne d’intérêt aujourd’hui, que peut-il nous apporter alors que notre monde a beaucoup changé depuis la période de ses écrits (le concept de loi naturelle était encore audible quand il a écrit ses livres de philosophie politique) ?
Ses adversaires lui avaient déjà fait un procès d’illisibilité de son vivant, en récusant tout ce qui pouvait venir de la philosophie médiévale ou de la technique scolastique. C’est un philosophe : il n’y a pas à l’excuser d’être donc parfois difficile, mais un philosophe intuitif, tout donné à la quête de la vérité et doté d’un style souvent éblouissant. Son parrain Léon Bloy s’étonnait dès ses premiers articles de voir « sortir un bras si fort de la guenille philosophique, un bras d’athlète et une haute voix de lamentateur, comme une vague de poésie douloureuse ». Maritain prend ses lecteurs ainsi, et les conduit ensuite vers la pulpe du fruit.

Maritain a eu une grande influence spirituelle, accompagnant la conversion de nombre de ses contemporains : pourriez-vous nous en dire un mot et comment expliquez-vous ce rayonnement ?
À Meudon, puis après 1940 à New York, Rome ou Princeton, ce rayonnement s’est exercé partout où les Maritain ont vécu Jacques et Raïssa, car ce fut toujours la fécondité d’un couple extrêmement uni, dans leurs intelligences, leur prière, leur sociabilité, leurs témoignages. Chaque jour, et leurs agendas nous montrent que c’est sans exception, une très large partie de leur temps est donc donnée à la rencontre, à l’écoute, à la correspondance, le lien spirituel se pérennisant souvent en parrainages et le réseau s’organisant comme une vraie « Internationale » informelle. L’œuvre de Maritain n’est donc pas seulement dans la postérité de saint Thomas ; elle a sans cesse toute une épaisse surface de contact avec les besoins spirituels de son époque, et elle opère à la façon de saint Paul. Cette pulsion apostolique, si explicite dès ses premiers livres et qu’on lui reprocha parfois avec dédain, c’était sa musique intérieure et c’est ce qui fit son influence.

Certains affirment qu’il y a deux Maritain, l’anti-moderne proche de l’Action française, puis, après la condamnation de l’AF en 1926, le démocrate : que pensez-vous de cette approche ? Peut-on dire que Maritain ne s’est vraiment intéressé à la chose politique qu’après la rupture avec l’AF ?
Des moments distincts dans le parcours et l’œuvre, pour ma part, j’en ai distingué cinq. Le premier Maritain avait été quelque chose comme socialiste-révolutionnaire, tout à fait ardemment, mais la déception politique était entrée dans son itinéraire de conversion en 1906. Le Maritain antimoderne et ultramoderne, compagnon de route à la fois de l’Action française… et de Cocteau, ce fut donc le deuxième, au lendemain de la Première Guerre mondiale, faisant jouer d’indéniables convergences de vues et toutes ses accointances pour faire « redescendre saint Thomas dans la rue ». Il se reprochera par la suite, peut-être avec trop d’acuité, d’avoir alors abandonné à d’autres la « physique de la cité », refoulant les puissants affects politiques de sa jeunesse en les considérant comme des restes du « vieil homme » qu’il fallait convertir. Quant au Maritain directement engagé dans la refonte de la démocratie et des droits de l’homme, ce fut le quatrième, qui inspire les résistances et sera ambassadeur de la France libérée au Vatican, celui aussi qui s’ouvre aux expériences américaines, entre la publication du Crépuscule de la civilisation (1939) et celle de L’Homme et l’État (1951) : sa pensée politique n’est pas une pensée de « ralliement » – le moment aurait été singulièrement mal choisi – bien plutôt de refondation quand il s’agit pour la démocratie de se réinventer.
Entre les deux, le troisième Maritain – et quant à sa pensée politique le plus complexe sans doute – fut donc celui de Primauté du spirituel, puis celui qui explique à la demande de Pie XI Pourquoi Rome a parlé dans la crise maurrassienne (1927). C’est d’abord pour les besoins de cette controverse qu’il entre plus profondément dans la théologie politique de Thomas d’Aquin : comme le titre même l’indique, Du Régime temporel et de la liberté (1933), qui est son premier véritable ouvrage en la matière, c’est son prolongement au traité De Regimine Principum. Avec Religion et Culture (1930) et Humanisme intégral (1936), ce troisième Maritain est aussi celui qui déploie toute une philosophie de la culture, opposant à toutes les idéologies totalitaires du moment « l’idéal historique concret » d’une « nouvelle chrétienté ». Cette philosophie politique, qui s’appuie sur toute une philosophie morale plus vaste, a des ambitions doctrinales, tout en s’engageant avec force dans les débats idéologiques du moment, lorsque des « religions séculières » agressives vont puiser aussi dans le Moyen Âge la mystique du Reich, la notion de « guerre sainte » ou la rouelle antisémite, pour achever de les paganiser.

On retient souvent de Maritain son œuvre de philosophie politique qui est sans doute la plus accessible, mais il a été cependant surtout un philosophe soucieux de promouvoir le thomisme : qu’était le thomisme de Maritain, a-t-il des héritiers aujourd’hui ?
Les évolutions de Maritain se lisent aussi dans son thomisme : il ne se présente d’abord que comme un « scolastique », rejeton de la tradition d’interprétation dominicaine, héritier des « grands commentateurs » modernes de l’École, le Portugais Jean de Saint-Thomas (1589-1644) notamment. C’est à la fin des années 30 que se spécifie un peu plus le « maritainisme », dans la fidélité à ses premiers ancrages mais non sans controverses divisant les thomistes, qui s’emploient parfois à rejeter la greffe. À l’heure de Vatican II, et tandis que le thomisme lui-même est contesté de l’intérieur comme de l’extérieur, Maritain lui redonne des élans programmatiques en le présentant comme une « œuvre ouverte », « à toute réalité où qu’elle soit et à toute vérité d’où qu’elle vienne », une œuvre en mouvement, mobilisant sans cesse de nouveaux ouvriers et toujours progressive. Comme celui d’Étienne Gilson, son héritage est donc incontournable et la place de Maritain reste bien marquée dans les évolutions récentes de l’École, comme les sommaires de la revue Nova et Vetera ou de la Revue thomiste l’attestent.

Outre sa promotion du thomisme, comment résumer les principaux aspects de son travail de philosophe ?
Dès son premier ouvrage en 1913 sur La Philosophie bergsonienne, Maritain confronte à la « philosophia perennis » cette « philosophie nouvelle » de Bergson alors si à la mode, pour en détacher les « vérités captives » en les intégrant à la synthèse thomiste. Il procède de la même façon ensuite en ressaisissant tous les héritages de la philosophie moderne depuis Descartes, puisque c’est celle-ci qu’il est chargé d’enseigner à partir de 1914 à l’Institut catholique de Paris. Sa réflexion ouvre également très tôt deux veines importantes dans son œuvre, en dégageant chez saint Thomas les principes d’une esthétique dans son célèbre ouvrage Art et Scolastique (1920), en phase avec les derniers renouvellements de l’art. Et ses réflexions sur l’expérience mystique l’ouvrent également à l’épistémologie et à la façon d’articuler Les degrés du savoir : « distinguer pour unir » (1932). C’est au même moment que s’engage un débat général sur la « philosophie chrétienne », auquel Maritain participe et qu’il prolonge surtout vers la philosophie morale. Sa réflexion sur la liberté, le mal, « l’esprit dans sa condition charnelle », nourrie par les intuitions de Raïssa sur l’histoire de la conscience morale, impriment alors à son œuvre un vrai tournant « existentiel ».

Maritain a été un philosophe très engagé aussi bien dans le combat théorique (démocratie, droits de l’homme, loi naturelle…) que dans les prises de position partisanes (AF, guerre d’Espagne, Vichy, etc.) : ces engagements n’ont-ils pas gêné son œuvre philosophique et qu’en retenir aujourd’hui ?
La Lettre sur l’indépendance qu’il publie en 1935, où il formule ses vues sur L’Engagement chrétien (ces textes ont été réédités en 2019 chez Salvator) vient expliquer son positionnement, qui n’est justement pas « partisan ». Et à y regarder de près, il résista à toutes les invites lorsque sa vocation philosophique lui semblait véritablement menacée. Il ne rejoint pas Londres en 1943 malgré l’appel très pressant du général de Gaulle, il restera ambassadeur le moins de temps possible, il passera le relais du témoignage à d’autres dans la Guerre froide ou la décolonisation, comme le montre sa correspondance avec Massignon éditée l’an dernier. Il reste qu’en se saisissant des « questions disputées » les plus brûlantes de l’époque, Maritain a changé plusieurs fois d’entourages, ces différents « maritainismes » que mon livre décrit : un bon nombre de ses disciples eurent des difficultés à le suivre toujours, établissant avec son œuvre un rapport qui est resté complexe, fait d’adhésion et de distance. Parcours souvent douloureux et semé de controverses, mais enfin il faut bien que la philosophie serve aussi à quelque chose : « Plotin nous plaît davantage, entouré des orphelins dont il s’était fait le tuteur, que Descartes et Spinoza retranchés dans leur prudence et leur apparent détachement des choses humaines », écrit-il dès 1930 : « C’est trahir en pragmatiste, en politicien, qu’ordonner la spéculation à n’importe quel résultat temporel ; et c’est trahir aussi, en pharisien de l’intelligence, de n’ordonner la spéculation qu’à elle seule : elle-même alors sèche sur tige ; et qui se croyait prêtre de la métaphysique, devant un tabernacle vide n’encense en réalité que soi-même. » Il y avait de la vertu à ainsi tout risquer plusieurs fois, y compris ses engagements professionnels et ses moyens immédiats de subsistance, y compris sa maison de Meudon que des amis lui rachètent en 1938… Et c’est en tout cas ce qui fit la fécondité du parcours et la force de son témoignage.

Maritain a cultivé de « grandes amitiés », on pense notamment à la monumentale correspondance avec Journet : quelles sont les personnalités qui vous semblent avoir été les plus proches et les plus influentes ?
Question difficile car les Maritain ont rencontré au sens le plus profond du terme des centaines de personnes, de nombreux milieux, de tous les continents et les états de vie, en les influençant souvent à des moments décisifs, accompagnant conversions et vocations. Et à travers toutes les ruptures de sociabilité signalées, leur foyer n’a jamais désempli, les uns rentrant par la porte quand d’autres sortaient par la fenêtre. Quant à leurs amis les plus proches cependant, quelques témoignages ont complété les Grandes Amitiés et sont à prendre en compte pour mesurer toutes les ramifications de leur famille spirituelle, où les convertis, venus notamment du judaïsme, étaient majoritaires : je pense à Dieu et les hommes (Desclée de Brouwer, 1957) de leur ami éditeur Pierre Van der Meer, à l’Histoire de Dieu dans ma vie (rééd. Cerf, 2002) laissée par Stanislas Fumet ou au récit de l’intellectuelle russe Hélène Iswolsky, Au temps de la lumière, qui vient tout juste de paraître chez Salvator. Les correspondances avec Massignon ou Mauriac récemment publiées chez Desclée de Brouwer et au Cerf, celle ample et magnifique avec Yves Simon (CLD Éditions) qui fut son principal disciple en philosophie politique, celle avec Berdiaev qui va paraître, montrent aussi de vraies fraternités d’armes. Il faudrait mentionner également de très nombreux religieux, chez qui Maritain a toujours trouvé des relais, Bénédictins, Chartreux, Carmes, Pères basiliens de Toronto, Petits frères de Jésus et bien entendu Dominicains, des provinces de Paris ou de Toulouse, associés de près à ses apostolats et son œuvre doctrinale, de Garrigou-Lagrange à Marie-Alain Couturier, de la Vie spirituelle du P. Bernadot à la Revue thomiste du P. Labourdette.

Au moment où la gauche domine la vie intellectuelle d’après-guerre, Maritain était à l’étranger, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège puis professeur aux États-Unis : ce faisant n’a-t-il pas laissé le champ libre à Sartre et à l’existentialisme ?
Cette absence lui a été cruelle : il la subit amèrement ; il reste qu’au lendemain de son ambassade en 1948 et malgré tous les services rendus, ni l’enseignement catholique officiel ni le Collège de France ne lui ont ouvert de chaire – « traversée du désert » que le philosophe vivra en filleul de Léon Bloy, « Juif errant de la philosophie chrétienne », mais à laquelle il trouvera aussi un sens providentiel dans la translation de son thomisme en Amérique du Nord à l’heure où celle-ci accédait à la maturité historique et à la domination mondiale. C’est aussi dans ces années d’après-guerre que sa pensée travaille profondément toutes les militances du catholicisme mondial, tandis que d’aucuns espèrent en vain obtenir une condamnation romaine de ses livres jusqu’à la veille du concile. Enfin, quand on prend plus de recul, ce fut aussi le moment des intuitions les plus profondes de son œuvre, le Court traité de l’existence et de l’existant (1947), Dieu et la permission du mal (1963), et des dernières grandes synthèses d’autant plus perdurables que dégagées des sollicitations immédiates de l’actualité historique : L’Homme et l’État, La Philosophie morale, L’Intuition créatrice dans l’art et la poésie…

Maritain a jugé le concile Vatican II très positif et cependant il a porté sur l’évolution de l’Église après le concile un jugement très sévère dans Le paysan de la Garonne : comment expliquer ce qui peut apparaître comme un retournement ?
Mes trois volumes qui s’arrêtent à la Guerre ne vont pas jusque-là. Mais on se souvient bien sûr du rôle que joua le philosophe, désormais veuf et retiré à Toulouse chez les Petits frères de Jésus, lors de la dernière session du concile, à la demande de Paul VI en 1965. C’est donc aussi son Paysan de la Garonne qui ouvre en novembre 1966 la grande controverse herméneutique autour du sens de Vatican II. Je renverrai ici à la réédition que j’avais faite de l’ouvrage en 2007 aux éditions Ad Solem (Le Feu nouveau), avec une postface de 150 pages qui explorait son positionnement et reconstituait ce débat. Du reste, depuis 2007 et à l’invite de Benoît XVI, ce débat herméneutique s’est renouvelé, et le propos de Maritain est je crois beaucoup mieux compris.

Comment décririez-vous la personnalité de Maritain, sa spiritualité, et quel rôle ont joué sa femme Raïssa et sa sœur Véra ? Pourraient-ils être béatifiés un jour ?
On a cent portraits de Maritain qui disent tous la même chose et j’aime ces mots de l’éditrice argentine Victoria Ocampo : « J’en suis toujours à me demander si c’est vous qui transformez le catholicisme ou si c’est le catholicisme qui a fait de vous ce que vous êtes actuellement. Quand je parle avec vous, quand je vous entends, je ne souffre plus, je suis délestée d’angoisses et il me semble que cette sensation d’étouffante injustice où je me débats depuis tant d’années cesse. C’est – sur un autre plan – ce qui arrive quand on entre dans la mer et dans la musique : une perte de pesanteur… » Et on connaîtra mieux bientôt aussi le Maritain « intime », à travers ses carnets et sa correspondance avec Raïssa, dont le Cercle Maritain prépare l’édition, à la taille de leur « amour fou ».
Quant à une béatification, les procédures sont lourdes, difficilement accessibles quand il n’y a pas un Ordre religieux qui pousse derrière, et je ne sais pas si je verrai cela de mon vivant, mais oui, sans empêcher naturellement les débats autour de son œuvre qui restent et resteront toujours légitimes, la sainteté de Maritain tient de plus en plus de l’évidence, des démarches sont en cours et l’heure viendra un jour certainement.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes ; vol. 1 : Antimodernes, ultramodernes (1906-1926) ; vol. 2 : Quand prime le spirituel (1925-1939) ; vol. 3 : Ceux qui voulaient sauver leur temps (1933-1939), Éditions Arbre bleu, 2021, 1458 pages, 90 € le coffret des 3 volumes.

© LA NEF n° 343 Janvier 2022, mis en ligne le 2 octobre 2023