Qu’est-ce que Henri IV enseigne à la France du XXIe siècle ? Sa politique pacificatrice nous montre la nécessité de la souveraineté, laquelle ne s’exerce que moyennant la légitimité. Explications.
Comment enseigner l’histoire ? Il y a toujours un risque d’instrumentaliser l’histoire afin de répondre à des problèmes contemporains. Inversement, l’histoire n’a pas à se réduire à un enseignement sur ce qui s’est passé autrefois sans en tirer le moindre enseignement pour aujourd’hui. Autrement dit, entre l’histoire idéologique et l’histoire antiquaire, il y a place pour une véritable fonction politique de l’histoire qui consiste à faire mémoire des grands moments de la vie d’un peuple, de ce qui l’a façonné et l’aide à se comprendre encore maintenant. À mon sens, c’est la seule manière de concevoir l’histoire pour permettre à un peuple d’avoir l’intelligence de lui-même. Le moment Henri IV est de ceux-là ! Et il est l’occasion pour moi, non pas tant de restituer des faits historiques dans les moindres détails, il y a d’excellents livres pour cela publiés par d’excellents historiens, mais d’attirer l’attention sur ce que le Béarnais enseigne à la France du XXIe siècle. La France divisée par les guerres de Religion de la deuxième moitié du XVIe siècle n’est certes pas confrontée à la radicalité des questions qui se posent à elle depuis ces dernières décennies : le multiculturalisme qui devrait être érigé en norme du vivre-ensemble, les conséquences de l’affaire George Floyd et la racialisation de notre histoire coloniale… Les débats identitaires sont devenus l’une des grandes questions de l’heure avec l’écologie. L’un et l’autre domineront selon toute vraisemblance la prochaine campagne présidentielle. Pourtant, l’on peut établir un parallèle.
Le moment Henri IV : comment la France a résolu la crise de son unité
À la fin du XVIe siècle, Henri IV, confronté à la division politico-religieuse de la France, a dû prendre la tête d’une armée pour conquérir le royaume et le réunifier contre les Espagnols et la Ligue Ultra-catholique. Il lui a donc fallu faire la guerre pour rétablir la paix, celle-ci nécessitant d’accorder un statut à ceux qui étaient devenus ses anciens coreligionnaires protestants. C’est le célèbre Édit de Nantes de 1598. Parallèlement il lui fallait faire reconnaître sa légitimité auprès de tous les Français. Ce qui fut fait par le sacre du 27 février 1594 à Chartres, mais la légitimité d’Henri IV aura été l’objet de nombreuses discussions juridiques opposant les tenants de la Ligue et les gallicans.
C’est sur ces deux questions que je voudrais porter la réflexion car ce sont elles qui demeurent d’actualité…
Commençons par l’Édit de Nantes qui impose un bref rappel historique. C’est suite à la défaite du chef ligueur, le duc de Mercœur, à la fin mars 1598, qu’est consommée la défaite définitive de la Ligue des Ultras-catholiques. Elle mettait fin à trente-six années de guerres de Religion et permettait donc le retour à la paix par la réunification du royaume et le retour à la souveraineté du roi sur la France. Retour à la paix extérieure et intérieure, réunification du royaume, souveraineté effective du roi, tout se tient ! Mais il fallait résoudre le problème de la minorité protestante. Sans statut officiel au sein du royaume, la paix serait restée fragile. Entrant victorieux dans Nantes le 13 avril, Henri IV saisit l’occasion pour signer le célèbre Édit qui comporte deux brevets. La signature a eu lieu entre les 23 et 30 avril 1598. Mais tout n’est pas encore joué car il faut faire reconnaître l’Édit par les cours souveraines dont le parlement de Paris qui le signe sous la contrainte du roi : « Vous devez m’obéir […]. Si l’obéissance était due à mes prédécesseurs, il m’est [dû] autant ou plus de dévotion, parce que j’ai rétabli l’État », « Je suis catholique plus que vous : je suis le fils aîné de l’Église, nul de vous ne l’est ni ne peut l’être. » Cette affirmation extrêmement ferme d’Henri IV manifeste bien que l’Édit de Nantes est un acte de souveraineté qui souligne magistralement la relance de l’absolutisme monarchique après plusieurs décennies d’affaiblissement. Et parce qu’un acte souverain est redevenu possible, l’Édit de Nantes est aussi un acte de pacification qui met durablement un terme aux conflits de religion. Il est significatif qu’il soit « déclaré perpétuel et irrévocable ».
Une telle déclaration n’est pas sans faire penser à Jean Bodin dans Les Six livres de la République. Avec Henri IV, la France apprend enfin à vivre l’unité politique autour de son souverain dans la pluralité tolérée des fois. La tolérance religieuse est en fait moins la cause que la conséquence de la pacification politique. Rappelons d’ailleurs que c’est dans le même contexte que la France est le seul État catholique d’Europe à n’avoir jamais intégré le concile de Trente comme loi de l’État. Si la France est loin d’être devenue un État laïque, l’État confessionnel ne se confond plus tout à fait avec le principe de l’unité de religion. Ce début de différenciation entre l’appartenance religieuse et l’obéissance politique est précisément le corollaire de l’essor de la souveraineté politique moderne.
Souveraineté et légitimité
Je peux maintenant en venir à la deuxième question qui est celle du fondement légitime de la souveraineté. Pour être souverain, il faut être légitime. Mais une fois cette affirmation faite que personne ne contestera, reste à s’entendre sur les critères de la légitimité. Pour les ligueurs, en plus des critères traditionnels, comme le principe de primogéniture et celui de la masculinité du souverain (la loi salique), les ligueurs plaidaient pour le principe de catholicité afin de contrer la légitimité du protestant Henri IV. Ce principe sera d’ailleurs introduit à la faveur de ces conflits sur la légitimité de la succession. Mais il est deux autres critères de légitimité, ceux défendus par les juristes gallicans. Ces deux critères sont ceux du droit divin direct des rois transmis par voie héréditaire.
Le premier critère, biblique (est souvent invoquée l’instauration de la royauté biblique de Saül en 1 Samuel, 8-9-20), est donc conforté par celui, biologique, de l’hérédité. C’est exactement la situation dans laquelle se trouvait Henri de Navarre, futur Henri IV. Certes, protestant huguenot, il n’en était pas moins le lointain descendant de Robert de Clermont, frère de Louis IX. C’est ce critère de légitimité qui l’a emporté par la voie militaire tout en faisant un compromis, décisif, pour la suite de l’histoire de France (au moins jusqu’à la Révolution) avec ce qui deviendra « le principe de catholicité ». Henri IV a dû se convertir à la foi catholique tant était inimaginable qu’un roi de France soit protestant : « Paris vaut bien une messe ! » La question du rapport entre légitimité et souveraineté a inévitablement une conséquence concrète dont l’Édit de Nantes apporte une preuve incontestable… C’est ainsi que la France a retrouvé le chemin de la paix et de l’unité, mais c’est au prix, une fois encore, d’un début de différenciation entre les sphères religieuse et politique. La paix et l’unité exigeaient la légitimité de source divine et héréditaire du souverain (indépendamment du sacre), au-dessus des confessions. Ce qui ne sera pas sans conflits avec la papauté au cours du XVIIe siècle. Mais ce n’est pas notre question. L’important, en l’occurrence, est de se demander ce qu’enseigne Henri IV à la France du XXIe siècle.
À deux situations historiques différentes, même défi
Comme je l’ai déjà fait valoir, la grave crise politico-religieuse des guerres de Religion en France n’a pourtant pas la même ampleur que celle que la France traverse depuis l’événement fondateur de l’affaire des foulards de Creil en 1989. Il n’en demeure pas moins que c’est au XVIe siècle que tout a commencé. Et c’est vrai pour toute l’Europe de cette époque. Non pas qu’il faille regretter l’idéal de chrétienté médiéval qui était déjà en réalité potentiellement explosif et par conséquent annonciateur des conflits futurs. Mais l’histoire nous permet d’avoir une longue-vue pour nous éclairer sur les défis du présent. Contrairement à un préjugé « moderniste », le passé n’est pas du bois mort mais constitue les ressources de l’expérience de l’histoire dont les contemporains de l’air du temps ont besoin ! Nous avons pourtant peine à imaginer un nouvel Henri IV issu d’on ne sait où. C’est déjà vrai, pourtant beaucoup plus proche de nous, d’un Charles de Gaulle reprenant le fil de l’histoire de France au nom de la légitimité et de la souveraineté…
Il n’empêche qu’il faut cesser de méconnaître les deux questions politiques centrales de nos démocraties libérales : ce sont bien celles de la légitimité et de la souveraineté. Sans l’une et l’autre aucun chef d’État républicain ne pourra résoudre la nouvelle guerre de religion qui affaiblit la France du XXIe siècle. Comme au temps d’Henri IV, il ne s’agit pas de dresser les religions les unes contre les autres, mais de les placer sous l’égide du destin commun d’une même nation qui ne saurait exister sans un État souverain dont les représentants soient légitimes, c’est-à-dire assumant l’histoire de la France. Il y va du sursaut dont a besoin notre pays !
Père Bernard Bourdin, op
© La Nef n°341 Novembre 2021, mis en ligne le 17 octobre 2023