Louis Veuillot (1813-1883), à la tête de L’Univers, exerça une forte influence sur le catholicisme français du XIXe siècle. C’était aussi tout simplement une personnalité hors du commun. Portrait d’un « ultramontain » social.
Rome, 1838. Louis Veuillot, 25 ans, pourvu d’une mission en Orient, fait escale dans la capitale italienne. Alors journaliste pour la presse gouvernementale, le jeune homme est dépité, n’ayant que mépris pour le nihilisme de son temps, qu’il ait pour visage la bourgeoisie voltairienne ou l’anarchisme révolutionnaire. Cette âme-là, amie de la chose religieuse, aspire à l’absolu, et c’est dans la Ville éternelle qu’elle est frappée de lumière. « J’étais à Rome. Au détour d’un chemin, je rencontrai Dieu. Il me fit signe, j’hésitais à le suivre. Il me prit la main, j’étais sauvé. » Cette « véritable première communion », qu’il raconte dans Rome et Lorette, est une conversion au sens le plus radical du terme. Lui, le fils autodidacte d’un tonnelier analphabète installé à Bercy, déjà boulimique de lectures et bientôt insatiable écrivain, venait de trouver sa voie.
Un journaliste de feu
« Dès qu’il fut chrétien, il se sentit apôtre », dira son neveu François. Louis revient effectivement en France animé d’un zèle religieux qui ne le quittera jamais, et choisit de dédier sa vie à témoigner de ce feu, à faire résonner partout la vérité catholique, à pourfendre aussi, avec l’ardeur du converti, les libres penseurs en tout genre (dont le bourgeois louis-philippard « précédé de son ventre et suivi de son derrière ») : « Ils ont ces messieurs une grande vertu qu’ils nous prêchent sans cesse : la tolérance. Ils tolèrent tout, hormis cependant qu’on ne tolère pas tout ce qu’ils tolèrent. Et de là nos querelles. » Et c’est le journalisme qui sera l’instrument de son apostolat : il débarque en 1840 à L’Univers, une feuille catholique modérée au faible lectorat (1500 abonnés) et sans moyens gérée par Charles de Montalembert. Très vite, il en devient le rédacteur principal – avec son frère Eugène, écrivain sans génie de plume mais doté d’un bon sens des affaires –, et en fait, quarante années durant, l’organe principal du catholicisme français. Le succès est phénoménal : avant 1860, le quotidien devient le cinquième journal français avec 13 000 abonnés (et un auditoire que Mgr Gerbet estime à 60-80 000).
La recette d’un tel succès est à chercher du côté de son assise populaire. Si les évêques l’ont toujours regardé d’un œil distant, voire accusateur, le petit clergé se fit un champion de ce plébéien sorti des mêmes entrailles nationales. Dans les séminaires, dans les petites paroisses, chez les notables provinciaux, on adule le flamboyant journaliste – dont Thibaudet dira qu’il fut le plus grand de son siècle. Loin des mondanités, il est surtout le héraut d’une foi pleine de sollicitude sociale, en témoigne le passage sur la mort de son père : « Sur le bord de sa fosse, je songeai aux tourments de sa vie, je les évoquai, je les vis tous ; et je comptai aussi les joies qu’aurait pu goûter, malgré sa condition servile, ce cœur vraiment fait pour Dieu. Joies pures, joies profondes ! Le crime d’une société que rien ne peut absoudre l’en avait privé ! Une lueur de vérité funèbre me fit maudire non le travail, non la pauvreté, non la peine, mais la grande iniquité sociale, l’impiété, par laquelle est ravie aux petits de ce monde la compensation que Dieu voulut attacher à l’infériorité de leur sort. Et je sentis l’anathème éclater dans la véhémence de ma douleur… »
Veuillot, c’est encore un journalisme de combat, parfois virulent, animé d’un souci brûlant de la vérité qui ne s’embarrasse ni des convenances ni des reconnaissances (il refusera les décorations de l’Académie française et l’Académie des sciences morales). « Le journaliste force les traînards à marcher, engage, compromet les timides, retient les téméraires ; il panse les blessés, réconforte les vaincus, fait comprendre aux maladroits leurs fausses manœuvres et les répare… » Maniée pour blesser le mal, sa plume est aussi géniale qu’impitoyable, aussi pleine d’ethos que de pathos. D’où les polémiques et scandales qui jalonnèrent sa vie.
L’Église d’abord
Quoique monarchiste convaincu, rédacteur même d’un projet de constitution, Louis Veuillot ne fut jamais un politique – et refuse deux fois de se présenter à la députation. Son mantra : « L’Église catholique d’abord et ensuite ce qui existe ; l’Église catholique pour améliorer, corriger, transformer toutes choses. » Ses choix politiques sont subordonnés aux intérêts religieux – position qui annonce le Ralliement. La question est alors : comment agir dans une époque positiviste qui a rompu avec le christianisme ? Contre la modernité centrifuge, par crainte des dilutions, Veuillot fait le choix des forces centripètes : l’empire, le pape, l’Église.
Or, au nom des mêmes intérêts catholiques, les « catholiques libéraux » font le pari inverse – et c’est le début d’une guerre fratricide avec l’« intransigeant » Veuillot, qui introduit au même moment en France les écrits du contre-révolutionnaire Donoso Cortés. Né avec le combat pour la liberté d’enseignement, le « parti catholique » se fracture sur la loi Falloux (que Veuillot réprouve) puis se déchire à partir de 1852. Alors que L’Univers prend le parti de Napoléon III, les « libéraux » défendent les vertus du parlementarisme, et considèrent que le régime moderne de la liberté (de conscience, d’expression, de la presse, d’association, etc.) permet et permettra de faire triompher les intérêts catholiques. L’Église libre dans l’État libre : « Le triomphe de l’Église au XIXe siècle sera précisément de vaincre ses ennemis par la liberté, comme elle les a vaincus autrefois par l’épée de la féodalité et le sceptre des rois », professe le sensible et introverti Montalembert (Les intérêts catholiques au XIXe siècle).
Trois décennies durant, les adjectifs infamants pleuvent de tous côtés, on s’accuse et se répond par livre interposé. Ozanam, Mgr Dupanloup, de Broglie accusent Veuillot de fanatisme. Soutenu par Mgr Pie, évêque de Poitiers, renforcé par les encycliques de Pie IX, le massif plébéien dénonce dans L’illusion libérale une « erreur de riche qui ne pouvait venir à l’esprit d’un homme qui aurait vécu parmi le peuple et qui verrait les difficultés sans nombre que la vérité, surtout aujourd’hui, éprouve à descendre et à se maintenir dans ces profondeurs où elle a besoin de toutes les protections, mais particulièrement de l’exemple d’en haut. » C’est finalement l’historien Émile Poulat qui résume le mieux cette malheureuse querelle : « Les catholiques dits libéraux sont l’expression récurrente d’un problème non résolu dans l’Église – sa place et sa relation au sein de notre société sortie de Dieu – tandis que Veuillot reste le témoin d’une exigence imprescriptible au sein d’une situation anachronique. »
« Légat laïc du pape infaillible »
Ironie du sort, L’Univers est interdit de publication par l’empereur entre 1860 et 1867 pour avoir publié l’encyclique Nullis certe verbis dans laquelle le pape blâme la politique française en Italie. Une mort temporaire qui a valeur d’apothéose. C’est qu’en lecteur de Joseph de Maistre, Veuillot voue un culte à la papauté – il est très attaché à Pie IX – et prend fait et cause, avec Dom Guéranger, pour l’infaillibilité pontificale, dogme proclamé lors de Vatican I (voir son Rome pendant le Concile). Ces débats sont encore l’occasion pour lui de ferrailler contre « l’esprit provincial » des « gallicans » qu’il accuse de menacer l’unité de l’Église – alimentant par-là des tendances manifestes à la centralisation. Avec le nonce apostolique Fornari, Veuillot fut la cheville ouvrière de l’ultramontanisme français, le « légat laïc du pape infaillible », dira le Journal des débats. En face, les « libéraux », soutenus par une bonne partie de l’épiscopat français, craignent que l’infaillibilité ne soit le cache-sexe d’un autoritarisme politique, et dénoncent avec Montalembert l’« idole du Vatican ». La vérité se trouvait sûrement quelque part entre ces deux postures, ainsi que l’a ramassée le cardinal Newman dans sa célèbre formule : « La conscience a des droits parce qu’elle a des devoirs. » Et de fait – seconde ironie du sort –, Pie IX blâme Veuillot en 1872 pour sa véhémence contre Dupanloup sur la question italienne, renvoyant dos à dos « le parti qui redoute trop le pape » et le « parti opposé, qui oublie totalement les lois de la charité ». Un blâme tempéré par une bénédiction dont Veuillot dira qu’elle « entre en cassant les vitres ! »
Génie de la polémique jusqu’à l’excès, Louis ne fut pas un mauvais bougre pourtant. Homme tendre et délicat, père au grand cœur de six filles, il vécut et mourut en brandissant ferme le drapeau de la foi. « Dans toute ma vie, je n’ai été parfaitement heureux et fier que d’une seule chose : c’est d’avoir eu l’honneur et au moins la volonté d’être catholique, c’est-à-dire obéissant aux lois de l’Église. » Tout est pardonné.
Rémi Carlu
© LA NEF n°361 Septembre 2023, mis en ligne le 17 octobre 2023