Marche des fiertés à Rennes ©Flickr Missbutterflies

Tous dissidents !

On a parfois le sentiment que si EELV, l’Unicef, la FIFA, l’ONU, l’UE, la Banque Centrale et Greta Thunberg parvenaient un jour à se mettre d’accord sur le contenu d’une tribune, celle-ci s’intitulerait « Lutter contre le Système ». Tout le monde nie posséder du pouvoir afin de mieux s’en emparer. Se peindre sous les traits du dissident, telle semble être l’unique façon aujourd’hui de se garantir « pur » et serviteur d’une juste cause, voire de prouver qu’on dit la vérité. Une bien étrange dérive, qu’analyse Pierre Valentin. 

Le Roi et le personnage de son Fou sont deux archétypes bien distincts. Le Roi incarne l’ordre (qui peut être soit bon, soit tyrannique) et son Fou celui qui titille, voire remet en question cet ordre (ce qui peut être une bonne ou une mauvaise chose). Le Fou a pour fonction vitale d’empêcher César de se prendre (et d’être pris) pour Dieu, tandis que le Roi a pour rôle de gouverner et de mettre en place un ordre juste. Or, aujourd’hui, une fascination pour la subversion et la dissidence menace d’écrouler cet équilibre si délicat et paradoxal.

Il y a plusieurs décennies Michel Clouscard nous parlait déjà de la « subversion subventionnée », tandis que Philippe Muray riait des « rebellocrates ». Ils n’imaginaient sans doute pas à quel point le désir d’être pris pour des dissidents envahirait à ce point l’espace public !

Prenons les expressions « green-washing » (ou encore « woke-washing »). Lorsqu’on accuse une institution quelconque de commettre ce crime, on leur fait comprendre qu’ils ne soutiennent pas vraiment les causes « vertes » ou progressistes, et ne pratiquent qu’un signalement de vertu à peu de frais. Or nous avons là un argument à la fois contradictoire et infalsifiable. Premièrement le wokisme lui-même a toujours défendu l’idée que tout était « discursif », et que le contrôle des mots signifiait la maîtrise de la société. On ne peut pas à la fois dire « tout se joue dans le langage » et « ils se disent avec nous mais que dans les paroles, pas dans les actes ».

La prétention d’être contre le Système

Infalsifiable ensuite, car cela permet de manier éternellement l’argument de la pureté insatisfaite. Quelle que soit l’annonce faite, les militants pourront crier au « X-washing » pour leur dire en somme « vous ne faites pas assez pour la cause X ». Tout cela afin de préserver l’idée selon laquelle les « pro X » seraient encore de courageux dissidents étouffés par le Système. Même quand l’intégralité des grandes multinationales occidentales repeignent leurs logos aux couleurs LGBT, nos dissideurs – décideurs qui se veulent dissidents – continuent de se donner le beau rôle de nains face à des géants.

Le plus inquiétant reste que cette façon de réfléchir semble en passe de contaminer la droite. On songe par exemple à un média de droite « dissident » qui, après avoir utilisé des images sur YouTube pour lesquels il n’avait pas les droits, dira par la suite que la fermeture de son compte était la preuve en soi qu’il « dérangeait » (et donc qu’il avait raison).

Nous voyons là se mettre en place un double mouvement qui s’étend à l’intégralité de la sphère publique : affirmer qu’après une censure (quel qu’en soit le motif ou la légitimité), on « dérange ». Il n’est pas forcément nécessaire de préciser qui est « dérangé », même si fournir le nom d’un bouc-émissaire (abstrait ou concret) peut parfois être utile afin de coaliser le ressentiment. Ensuite ce « dérangement » sera traité comme une preuve absolue de la véracité du propos. Le « raisonnement » ressemble donc à : « J’ai été critiqué, censuré, ce qui démontre que j’ai raison. »

Si l’on suit cette façon de penser, un homme de droite pourra dire : « la preuve que 2+2 font 5, c’est que Christiane Taubira/Anne Hidalgo/Sandrine Rousseau m’a critiqué quand je l’ai affirmé. » En cas de scepticisme, il pourra enchaîner avec l’argument massue : « Vous ne me croyez pas ? Pourtant Twitter a supprimé mon tweet… » La véracité intrinsèque du propos perd sa pertinence au profit de ses conséquences « dissidentes ».

Addiction à la posture rebelle

Cette addiction à la posture « rebelle » venant de personnes qui dominent l’espace public est un travers qui commence à gangrener tous les esprits occidentaux jusque dans la culture pop. La chanteuse Angèle, après avoir enchaîné quelques lieux communs du féminisme contemporain dans Balance ton quoi ?, répète dans son refrain qu’en toute logique elle ne « passerait pas à la radio ». Cette chanson fut justement propagée de façon massive pendant de nombreux mois, dominant les classements publiés par les radios françaises et belges. La meilleure façon d’être diffusé serait donc de crier à la censure. De la même façon, on entendra souvent la phrase suivante : « oui, j’aimais beaucoup cet artiste, puis il est devenu mainstream… », le succès étant naturellement gage d’impureté.

Dans le but de gagner la guerre des idées, chaque camp intellectuel « accuse » sans cesse ses rivaux d’être victorieux. On a parfois le sentiment que si EELV, l’Unicef, la FIFA, l’ONU, l’UE, la Banque Centrale et Greta Thunberg parvenaient un jour à se mettre d’accord sur le contenu d’une tribune, celle-ci s’intitulerait « Lutter contre le Système ». Tout le monde nie posséder du pouvoir afin de mieux s’en emparer.

Cette schizophrénie fait partie de « l’héritage impossible » (Jean-Pierre Le Goff) de Mai 68 qui aura institutionnalisé la dissidence, sacralisé la désacralisation.

Soixante ans plus tard, nous voilà au cœur d’un grand bal de Fous qui se traitent de Rois.

Pierre Valentin

  • Pierre Valentin vient de publier Comprendre la révolution woke, Gallimard/ Le Débat, 2023, 224 pages, 17 €.

© LA NEF n°362 Octobre 2023