« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples », écrit le Général de Gaulle dans ses Mémoires de Guerre. Après la vague d’attentats terroristes du 7 octobre 2023, l’Orient n’a jamais paru aussi compliqué. Pourquoi le Hamas s’enfonce-t-il dans la barbarie alors que cela ne peut qu’entraîner la répulsion aux yeux de l’opinion publique internationale ? Comment expliquer les spectaculaires failles de sécurité de l’État hébreu ? Pour démêler cet écheveau, restons fidèles à la maxime gaullienne et tentons d’avancer deux idées simples : d’une part, les cartes de la géopolitique sont rebattues, d’autre part, les failles d’Israël apparaissent au grand jour.
Ces attaques découlent d’un paradoxe : le Hamas n’a jamais été aussi puissant militairement – jamais il n’a été aussi lourdement armé, ses hommes aussi bien entraînés, ses opérations aussi bien combinées –, mais il n’a jamais été aussi isolé politiquement. Contesté par une partie de la population gazaouie, menacé d’être dépassé par des groupes plus radicaux, lâché par la Turquie d’Erdogan en 2022, le Hamas devait également faire face au désintérêt grandissant des médias internationaux pour la question palestinienne, passée sous les radars depuis la fin de 2014, et au rapprochement de plusieurs États arabes avec Israël. En effet, dans le cadre des Accords d’Abraham, voulus par les États-Unis sous la présidence Trump, le Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Maroc et le Soudan avaient reconnu l’existence d’Israël. Pire encore pour le Hamas, l’Arabie saoudite s’était rapprochée d’Israël ses derniers mois. En rallumant les brandons de la guerre, en se posant en chef de file de la cause palestinienne, le Hamas veut mettre la « rue arabe » de son côté afin de saboter cette évolution. À Gaza, zone la plus urbanisée et la plus densément peuplée au monde, la riposte israélienne ne peut pas manquer de faire des victimes civiles : c’est exactement ce que recherche le Hamas.
Par ailleurs, les attentats constituent une aubaine pour la Russie. En effet, l’attention médiatique occidentale s’est complètement détournée de l’Ukraine pour se reporter sur Gaza.
Les États-Unis ne peuvent pas se payer le luxe d’une présence sur trois fronts : l’Ukraine, Taïwan, le Moyen-Orient. Or, Taïwan est vital pour eux, ils ne peuvent donc l’abandonner. Pour ce qui est du Moyen-Orient, c’est le Hamas qui vient d’imposer le thème. Comme le disait le philosophe Julien Freund : « Ce n’est pas vous qui désignez l’ennemi, c’est l’ennemi qui vous désigne. » Le seul front que les États-Unis peuvent abandonner est donc l’Ukraine. Et ce d’autant plus que la contre-offensive ukrainienne n’a obtenu aucun gain significatif et que les élections américaines de novembre 2024 approchent à grands pas. Frappée par trois décennies de désindustrialisation, la puissance américaine peine déjà à armer l’Ukraine, elle sera dans l’incapacité de la faire si elle doit en plus renforcer son soutien matériel à Israël, comme elle l’a annoncé. Avec Gaza, la Russie pourrait revenir au centre du jeu international en proposant sa médiation pour obtenir la libération des otages israéliens. Elle entretient en effet des relations avec chacun des acteurs de cette crise : Israël (dont 20 % de la population maîtrise le russe et dont le Premier ministre, Netanyahu, est en bons termes avec Poutine), l’Iran (qui fournit à Moscou des drones pour frapper l’Ukraine) et le Hamas.
Les failles de la société israélienne
Mais l’action terroriste du Hamas nous éclaire également sur les failles de la société israélienne et, plus largement, sur celles des démocraties occidentales en général.
Cinquante ans jour pour jour après la guerre du Kippour (la date a bien sûr été choisie à dessein par le Hamas), où les services spéciaux israéliens n’avaient pas vu venir l’attaque surprise syro-égyptienne, nous avons assisté à une nouvelle faillite du renseignement israélien, victime de son hybris technologique (au détriment du renseignement humain) et du travail d’intoxication mené par le Hamas, qui avait fait mine de donner des signes de détente ses derniers mois. Le 11 septembre 2001 l’avait déjà montré : même s’il est indispensable, le renseignement électronique, auquel l’adversaire apprend à s’adapter, ne saurait se substituer au renseignement humain. De même, voitures, motos, bulldozers, parapentes… suffirent à arracher ou à contourner une clôture high-tech, dont la construction avait coûté un milliard de dollars.
La technologie ne protège pas de tout. Méditons ce que nous disait saint Paul, lui-même natif de cet « Orient compliqué » : « Quand les hommes diront : ‘’Paix et sûreté !’’ alors une ruine soudaine les surprendra, comme les douleurs de l’enfantement surprennent la femme enceinte, et ils n’échapperont point. »
Jean-Loup Bonnamy
© LA NEF n° 363 Novembre 2023