Retour sur les propos du pape à Marseille. Par son appel à un accueil presque inconditionnel des migrants, François inscrit-il ses pas dans la tradition de l’Eglise, toujours attentive aux plus pauvres, ou bien rompt-il une ligne d’équilibre qu’avaient construite ses prédécesseurs ?
François est venu à Marseille pour tourner nos regards vers la mer. Et vers les morts que cette mer a engloutis, les privant même d’une tombe qui garderait trace de leur passage terrestre. Le pape s’est adressé à nous qui nous tenons sur la terre ferme, à nos consciences, pour qu’elles brisent leurs chaînes d’indifférence devant le drame en cours, et pour que dans un sursaut elles préviennent un « naufrage de civilisation ».
Par ce geste, et en tenant des propos très appuyés sur le sort à réserver aux migrants, François a résolument ancré sa parole dans le champ politique. Ce que ses prédécesseurs n’avaient pas hésité à faire non plus : Jean-Paul II a fragilisé le bloc de l’Est par sa seule voix, Benoît XVI avait rappelé les pays riches à leur responsabilité dans l’aide au développement des pays pauvres, pointant que ce développement intégral des peuples n’était « pas moins important »[1] que le sauvetage d’institutions financières too big to fail pour lesquelles les États avaient réussi à mobiliser d’immenses ressources lors de la crise financière. François ne rompt donc aucune tradition quand il s’avance sur le terrain politique (même si, de façon très dommageable, il s’en éloigne en ne se contentant pas de rappeler les grands principes et en s’aventurant à proposer des solutions concrètes qui devraient relever du politique). Et ce d’autant plus qu’il parle des migrations non comme un président d’ONG promoteur d’un humanisme sans Dieu – comme certains ont pu le lui reprocher –, mais bien comme évêque de Rome, s’attachant à toujours remettre le Christ au centre de la réflexion.
Le problème est ailleurs : il est dans le déséquilibre d’un discours qui ne parvient pas à faire la part belle aux nations. On ne saurait lui faire le grief d’être totalement aveugle à la réalité des nations – il a d’ailleurs pris soin d’honorer la culture singulière du lieu qui l’accueillait en puisant à certains de ses grands textes (Pascal, Bernanos…). Mais dans la façon qu’il a de placer les accents, il est difficile de ne pas en conclure qu’à ses yeux les nations font partie du problème, et non de la solution. C’est pour nous un point de désaccord majeur. La doctrine sociale de l’Église elle-même tient une ligne de crête entre d’une part l’accueil des exilés, des réfugiés, des étrangers, des plus démunis, et d’autre part le respect des nations, leur droit à déterminer leur destin, à se protéger elle-même, et à persévérer dans l’existence ; et elle a toujours défendu l’attachement aux nations.
Elle sait que l’homme est un être enraciné, incarné, qui naît et grandit dans des communautés humaines. Saint Thomas d’Aquin défend le caractère naturel de la vie sociale pour l’homme : sans elle, l’homme, le plus démuni des animaux, ne survivrait même pas. Seul le partage des connaissances et des fruits du travail assure la survie humaine élémentaire. Et quand il s’agit non plus de survivre, mais de vivre et même de bien vivre, de « mener une vie selon la vertu », l’homme a alors besoin d’une cité, d’une communauté politique qui, seule, peut lui apporter tout ce dont il a besoin pour son développement plein et entier, pour son accomplissement comme homme et le déploiement de toutes ses facultés. En retour, l’homme lui est redevable, il prend part au bien commun, et s’attache à la cité qui l’a éduqué. Or il y a dans le discours du pape François une forme de légèreté, de désinvolture, dans sa façon de considérer les nations ; plus encore, il les soupçonne d’être le foyer de « nationalismes archaïques et belliqueux ».
Simone Weil pourrait sur ce point calmer ses alarmes, grâce au « patriotisme de compassion » dont elle nous fait le cadeau : l’enracinement dans un milieu est un des besoins les plus profonds de l’âme humaine, c’est notre seule façon de recevoir puis de transmettre les trésors spirituels accumulés par l’effort des siècles humains, « les grandes œuvres de l’humanité ». Et parmi ces milieux, la patrie joue un rôle éminent, aussi peut-elle éveiller en nous un « sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable », un attachement qui n’est donc pas un ferment de violence ni un instinct conquérant.
En outre, si le pape ne fait pas assez confiance aux nations, il risque de saper les conditions mêmes d’un accueil possible pour les exilés. Ceux-ci ont justement besoin que des nations existent et tiennent debout, sans quoi ils n’auraient nulle part où aller. C’est parce que des nations sont constituées, des solidarités organisées et des redistributions structurées que des demandeurs d’asile peuvent trouver des ressources mises à leur disposition. Et au sein même des peuples, ce sont les personnes les plus vulnérables, les plus exposées, qui ont le plus besoin d’être protégées par les structures politiques et sociales qu’édifient les nations. De plus, François en appelle à ce que les mots se transforment en actions, autrement dit à une prise en charge politique du drame migratoire : or le lieu de la décision politique reste aujourd’hui celui de la nation, c’est l’échelon pertinent. Ainsi, non contentes d’être une part de la solution, les nations – si elles savent relever le défi – seront celles-là mêmes qui mettront en œuvre les éléments de résolution du problème.
Enfin, les nations sont sur la terre des hommes notre particulier à nous, ce par quoi nous pouvons accéder à l’universel de l’humanité. Elles sont le lieu de notre apprentissage : elles nous éduquent à sortir de la « petite société à notre usage », de notre sphère privée, à élever nos regards au-delà de nos seuls proches pour prendre en compte tous nos concitoyens. Sans cette éducation, comment espérer même que nous brisions l’indifférence qui entoure la mort de gens si loin de nous ? Une fois de plus, Saint-Exupéry peut avoir le dernier mot : « Ainsi de ma pitié. Te voilà qui déclames sur les tortures d’enfant et tu me surprends à bâiller. Mais tu ne m’as conduit nulle part. Tu me dis : « Tel naufrage a noyé dix enfants… », mais je ne comprends rien à l’arithmétique et ne pleurerai pas deux fois plus fort si le nombre est deux fois plus grand. (…) Mais je pleurerai sur tel si tu peux me conduire à lui par le sentier particulier, et, de même qu’à travers telle fleurs j’accède aux fleurs, il se trouve qu’à travers lui je retrouverai tous les enfants, pleurerai, et non seulement sur tous les enfants mais sur tous les hommes. »[2]
Elisabeth Geffroy
[1] Discours de Benoît XVI à Westminster Hall devant le Parlement britannique (sept. 2010).
[2] Saint-Exupéry, Citadelle.
© LA NEF n° 363 Novembre 2023, mis en ligne le 24 octobre 2023.