Le cuirassé américain Maine, dont l’explosion en baie de Cuba provoqua la guerre avec l’Espagne. Page de gauche, Santiago de Cuba, vu du château de San Pedro de la Roca qui montre le lieu de la bataille navale.

États-Unis – Espagne : une guerre oubliée ?

Généralement considérée comme le point de départ de l’impérialisme américain, la guerre de 1898 contre l’Espagne, à laquelle la presse étasunienne, habile à manipuler l’opinion, poussa avec ardeur, méritait ce petit rappel.

Très ébranlée par la lourde pression qu’avait exercée sur elle France révolutionnaire et régime napoléonien surtout, expansionniste et oppressif, l’Espagne, au sortir de ces longues épreuves, d’ailleurs suivies d’un supplément de convulsions, eut encore à pâtir d’un autre malheur, résultat direct du saccage qu’elle venait d’endurer : l’écroulement, définitif après la bataille d’Ayacucho (1824), de son immense domaine colonial du Nouveau Monde. Cependant un dernier vestige en subsistait.
Grande île des Caraïbes restée fidèle à la mère-patrie, Cuba, proche du continent américain, et qui s’adonnait à une économie de plantation (sucre et tabac), était désormais, du fait des circonstances, l’atout majeur. Il fallait donc, ce territoire conservé, l’écouter, le ménager. On ne le fit pas, ou pas assez, si bien qu’en 1868 des troubles séparatistes, profitant du désordre de la métropole, éclatèrent ; apaisés au bout de dix ans, bientôt réveillés, leur incandescence culmina à partir de 1895. L’envoi alors, contre les rebelles, de près de deux cent mille hommes, pleins d’héroïsme pour beaucoup, mais victimes en nombre des maladies tropicales, la coercition, appliquée avec dureté, par le général Weyler, moyens efficaces, moyens suffisants ? De toute façon, les États-Unis, attentifs depuis longtemps au devenir de la « perle des Antilles », où ils avaient d’importants intérêts commerciaux, se mettaient à évoquer, sous prétexte de bons offices, une possible intervention « humanitaire », gage manifeste donné à la dissidence.
Au début de 1898 donc, prolongement de divers incidents grossis à dessein, le cuirassé Maine jette l’ancre dans le port de La Havane. Or, le 15 février, voilà qu’il explose et que périt presque tout son équipage. Bonne occasion pour Washington, pour l’opinion américaine mêlant soif du gain, philanthropie et hystérie, de crier vengeance. Cinq jours après l’ultimatum, le 20 avril, du président McKinley et le refus espagnol de quitter Cuba, les deux pays entrent en guerre. Pierre Loti, arrivé « à l’instant de ce suprême danger qui la menace », notait-il, et désireux de montrer son « attachement pour l’Espagne », était venu saluer, à Madrid, la reine régente, l’assurer de sa dévotion à une cause qu’il épousait avec ferveur. Le peuple, lui, peu averti des rapports de force, conspuait McKinley, raillait les Yankees « mangeurs de saucisses » et se berçait d’illusions. Car le royaume, sans vrai soutien européen (hormis l’Autriche-Hongrie, qui aurait voulu, face aux États-Unis, une action collective) et d’une flagrante infériorité navale, sous-estimait en outre l’avantage stratégique détenu par l’ennemi dans les Antilles comme dans le Pacifique.

La perte des Philippines

Théâtre, dès le 1er mai, cet océan, d’une insigne catastrophe. En effet, l’escadre du commodore Deway, qui croisait au large de Hong Kong, anéantit les bâtiments démodés de la flotte espagnole devant la baie de Manille, « sous l’œil jaloux d’un amiral allemand et l’œil amical d’un amiral anglais », et, aussitôt, les Philippines, vieille dépendance de la couronne devenue colonie directe, voient débarquer des troupes américaines. À l’autre extrémité du globe, même tragique situation. L’amiral Cervera, en juin, subit le blocus de l’US Navy dans le port de Santiago de Cuba, qu’appuie, le 1er juillet, une offensive terrestre. Et si, le lendemain, une vigoureuse contre-offensive inflige aux agresseurs des pertes sérieuses, l’imprudente tentative des vaisseaux espagnols, le surlendemain, de forcer le passage, se solde par une bérézina… Santiago, toutefois, continua à se défendre. Mais, victime les 10 et 11 juillet d’un dur pilonnage, sa reddition advint trois jours plus tard. Le 26 juillet enfin, les Américains saisirent l’île de Porto Rico, la plus orientale des Grandes Antilles. Défi injustifiable ! On y vivait en bonne intelligence avec la métropole, et l’envahisseur, mal accueilli, ne pourra occuper San Juan, la capitale, que le 18 octobre.
Cette guerre, à l’évidence, courte, inégale, dont l’un des camps est d’emblée promis aux pires revers, il fallait maintenant en tirer les conclusions. Aux termes du traité signé le 10 décembre 1898, l’Espagne renonça à Cuba. Elle accepta encore, non sans réticences, de céder aux États-Unis (lesquels, déjà, en 1819 lui avaient acheté la Floride) l’archipel des Philippines (où Manille, assiégée, bombardée, avait été prise le 13 août, malgré l’opiniâtre résistance du petit corps militaire enfermé dans le fort de Baler) ainsi que Porto Rico et l’île de Guam (dans l’archipel des Mariannes) contre remise de vingt millions de dollars. Bref, en dehors des Baléares, ne demeuraient de ses anciennes possessions que les Canaries, une étroite bande en Guinée et trois enclaves marocaines : Ceuta, Melilla, Ifni.

La montée en puissance des USA

Renversements de l’histoire ! Un empire naît au temps des Rois Catholiques, s’étend d’une manière démesurée, se disloque, et achève de disparaître au bout du XIXe siècle. Plus au nord sur la côte atlantique, les treize colonies anglaises créées au XVIIe siècle s’émancipent d’une tutelle jugée pesante, proclament leur indépendance en 1776 et, grâce au soutien français, l’imposent en 1783. Certes, elles ne formaient pas, à cette date, un pays, mais elles avaient produit des hommes capables de le fonder. Passablement inquiète du processus en cours, qui rendait les colonies américaines, affranchies de l’Angleterre, maîtresses du vaste espace entre Alleghanys et Mississipi, c’est-à-dire contiguës à sa propre souveraineté, l’Espagne, quoique alliée de la France, avait donc bien des raisons de se piquer ou de s’interroger. « Cette république fédérale au berceau n’est qu’un pygmée, écrivait à Charles III (1759-1788) un haut personnage. Un jour viendra où elle sera un géant et même un colosse, formidable sur ce continent. » L’achat de la Louisiane en 1803, de la Floride en 1819, l’annexion du Texas en 1845 puis, en 1848, d’une autre tranche du Mexique, complétés par l’appropriation de l’Oregon et l’achat de l’Alaska, autant d’étapes reculant la « frontière » jusqu’à l’achèvement de la conquête intérieure.
Sous l’impulsion de Théodore Roosevelt (à la tête, pendant l’épisode cubain, du régiment des Rough Riders et successeur en 1901 de McKinley tué par un anarchiste), ce ferme adepte de la politique du « gros bâton » ou Big Stick, les États-Unis organiseraient en Amérique centrale (où ils suscitent une révolte afin de séparer le Panama de la Colombie), aussi dans les Antilles et dans le Pacifique, des zones d’influence analogues à des protectorats, tels Cuba, les Philippines… et les îles Hawaï, raflées au cours de la guerre de 1898. Poussés de plus en plus à s’écarter de l’isolationnisme qu’avait formulé, en 1823, le président Monroe dans un fameux message au Congrès (quitte à oublier qu’ils n’interviendraient pas, selon les propres mots dudit message, pour priver les puissances européennes de colonies déjà acquises), ils glissaient nettement dès avant le grand conflit de 1914 vers une position d’arbitre mondial. De 1914 à 1917, champions des droits des neutres comme principale puissance non-belligérante, puis sortis de leur indécision, on vit, mimétisme oblige, le Brésil, le Guatemala, le Nicaragua, le Costa Rica, le Honduras, et Cuba, et Panama, déclarer eux aussi la guerre tandis que, faute de mieux, le reste des Sud-Américains, plus prudents, s’en tinrent, vis-à-vis des Centraux, à la rupture des relations diplomatiques.

Michel Toda

© LA NEF n° 328 Septembre 2020, mis en ligne le 30 octobre 2023