Plus de cinquante ans après la proclamation du droit à la liberté religieuse (Dignitatis humanae) par le concile Vatican II (1965), la Commission théologique internationale est revenue sur cette question, ce que nous faisons également en nous interrogeant sur ce qu’est ce droit, est-il en rupture ou en continuité avec le Magistère antérieur et qu’est-ce qui, aujourd’hui, le menace ?
L’enseignement spécifique de Dignitatis humanae (DH) relève du Magistère ordinaire authentique, exercé par tout l’épiscopat. DH 1 comporte trois alinéas qui situent la déclaration dans son contexte. Le premier traite de l’occasion historique du texte, surtout la revendication de la liberté d’agir « guidé par la conscience de son devoir ». Les deux alinéas suivants en présentent le contexte doctrinal.
Le premier pôle de ce contexte, c’est le devoir religieux de l’homme et des sociétés, objet de DH 1, § 2, et qui, issu de Dieu, nous atteint à travers le Christ, et sa mandataire, l’Église (DH 1, § 2 et 3). Face à ce donné objectif, « tous les hommes de leur côté sont tenus, surtout en ce qui regarde Dieu et son Église, de chercher la vérité, et, une fois qu’ils l’ont connue, de l’embrasser et de l’observer ».
DH 1, § 3 aborde l’autre pôle du thème : l’homme doit avoir dans la société le droit à la liberté civile d’accomplir ce devoir religieux, car « le saint concile professe de la même façon que ces devoirs touchent et lient la conscience des hommes et que la vérité ne s’impose pas sinon par la force de la vérité elle-même, laquelle pénètre de façon à la fois suave et forte dans les esprits ». C’est la 3e affirmation de foi.
Le texte d’une part maintient le devoir moral envers la vérité, et d’autre part développe une doctrine du droit fondamental à la liberté civile : « En outre, vu que la liberté religieuse que les hommes exigent dans l’accomplissement de leur devoir de rendre un culte à Dieu, concerne l’immunité de coercition dans la société civile, elle laisse intacte la doctrine catholique traditionnelle au sujet du devoir moral des hommes et des sociétés envers la vraie religion et l’unique Église du Christ. Par ailleurs, traitant de cette liberté religieuse le saint concile a l’intention de développer la doctrine des souverains pontifes plus récents concernant les droits inviolables de la personne humaine ainsi que l’organisation juridique de la société. »
Léon XIII (1878-1903) a lancé le thème des droits fondamentaux de la personne humaine. Pie XI (1922-1939) développera cette doctrine. Par exemple, l’encyclique Mit brennender Sorge (1937) déclare que « l’homme croyant a un droit inaliénable dans la société, à vivre sa croyance comme elle veut être vécue ».
DH 2 se compose de deux alinéas. Le 1er déclare l’existence, les sujets actif et passif, l’objet, et le fondement du droit à la liberté religieuse. Ce droit « consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de coercition de la part tant des individus que des groupes sociaux et de tout pouvoir humain, et ce, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit contraint à agir contre sa conscience ni empêché d’agir selon sa conscience en privé et en public, aussi bien seul qu’associé à d’autres, dans de justes limites ».
L’objet de ce droit, la chose à fournir en justice, ce que l’homme peut exiger des autres, c’est l’exemption de coercition. Ce n’est donc pas une action de cet homme, mais une abstention d’autrui. Et ce qui est exigé n’est pas une prestation positive (approbation, soutien, aide, livraison d’un objet, voire d’un lieu de culte…), mais l’absence de quelque chose de particulier : l’immunité de coercition.
Et ce, « de telle sorte que » cette immunité de contrainte protège les réalités suivantes « en matière religieuse » :
1/ Nul ne doit être contraint à agir contre sa conscience : les papes ont souvent rappelé l’interdiction de contraindre les non-chrétiens à leur propre baptême ou à celui de leurs enfants.
2/ Que nul ne soit empêché d’agir selon sa conscience. Or certaines pratiques religieuses sont contraires au bien commun. D’où la nécessité de limites dues à la justice.
Certains ont cru à tort que le concile fondait le droit à la liberté religieuse sur la sincérité de la conscience. D’abord, agir selon sa conscience, ce n’est pas nécessairement agir selon une conscience sincère : une ignorance peut être coupable, et il est coupable d’agir quand on se sait ignorant. Ensuite, la sincérité ne peut pas donner des droits opposables à des tiers, car la conscience sincère peut s’imaginer des devoirs absolument délirants et nocifs à autrui.
En fait, le droit à la liberté religieuse n’est même pas fondé sur le fait que vous suiviez votre conscience ou que vous ne la suiviez pas. Ce n’est pas parce que vous suivez votre conscience, que vous avez ce droit, mais c’est parce que vous êtes un être humain, et pour que et de telle sorte que (ita quidem ut) vous puissiez suivre votre conscience, et arriver à la vérité. En effet, le concile, dans la phrase suivante, « déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine, telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même ».
Devoir de rechercher la vérité
Le deuxième alinéa du n° 2 rentre dans les détails de ce qui fait exister ce droit : d’abord son but : pouvoir accomplir son « obligation morale […] de chercher la vérité, en premier lieu celle qui a trait à la religion. » « Ils sont aussi tenus d’adhérer à la vérité une fois connue et d’ordonner toute leur vie selon les exigences de la vérité ». Ce but ne peut pas être atteint n’importe comment : « Mais à cette obligation les hommes ne peuvent satisfaire d’une manière conforme à leur propre nature, sinon en jouissant de la liberté psychologique [liberté interne, libre arbitre] en même temps que de l’immunité de coercition externe. »
On détaille ensuite le fondement, ce qui en chacun va faire exister le droit à la liberté religieuse : « Ce n’est donc pas sur une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même qu’est fondé le droit à la liberté religieuse. »
Une conséquence, c’est que « le droit à cette immunité persévère même chez ceux qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer, et son exercice ne peut pas être empêché pourvu que soit préservé l’ordre public juste ». En effet, « l’abus n’enlève pas l’usage », car tout abus moral d’un droit n’est pas un abus juridique, à réprimer par des voies de justice.
Ces deux abus sont distingués dans DH 4, sur le prosélytisme agressif ou malhonnête, qui est « un abus de son propre droit et une lésion du droit des autres ».
De même, DH 7 traite des limites dans lesquelles ce droit peut et doit être exercé. Son alinéa 2 détaille les règles morales que doit suivre celui qui use de sa liberté religieuse. Mais c’est seulement lorsque les sujets abusent de leur droit de façon non seulement morale, mais encore juridique, que la contrainte va pouvoir intervenir. DH 7, § 3 détermine alors quand on peut contraindre ou empêcher les sujets du droit à la liberté religieuse, et c’est lorsque l’ordre public juste est enfreint
L’ordre public juste
L’« ordre public juste », c’est la partie du bien commun nécessaire à l’existence même, de la société. C’est seulement cette base essentielle que l’État peut et doit imposer et défendre même coercitivement.
1/ « Cela ne doit pas se faire de façon arbitraire ou en favorisant injustement une seule partie » ; 2/ « mais selon des normes juridiques conformes à l’ordre moral objectif ». « Objectif », car il ne faut pas laisser la porte ouverte à n’importe quel abus de l’État. Le texte précise ces normes, exigées par trois types de critères :
- Le critère proprement juridique, c’est « l’efficace protection des droits pour tous les citoyens et leur harmonisation pacifique ».
- Le critère de nature politique, ou « soin suffisant de cette honnête paix publique, laquelle est la vie commune ordonnée selon la vraie justice ». Ce qui diffère de la paix ou tranquillité publique de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, simple respect de la loi civile, expression de la volonté générale, souvent injuste.
- Enfin le critère d’ordre moral, c’est « la garde voulue de la moralité publique ». Une religion, une confession ou une secte qui enfreindrait la moralité publique pourrait être réprimée.
Concluons. « Le droit à la liberté religieuse n’est ni la permission morale d’adhérer à l’erreur, ni un droit supposé à l’erreur, mais un droit naturel de la personne humaine à la liberté civile, c’est-à-dire à l’immunité de contrainte extérieure, dans de justes limites, en matière religieuse, de la part du pouvoir politique » (CEC 2108). J’y ai droit pour pouvoir agir (et non parce que j’agis) selon ma conscience en matière religieuse, et adhérer ainsi à la vérité religieuse.
par le Père BASILE VALUET, osb
© LA NEF n° 323 Mars 2020, mis en ligne le 30 octobre 2023