La liberté religieuse est l’objet d’intenses débats dans l’Église, certains y voyant une rupture dans le Magistère. À travers ce petit panorama des différentes positions, le Père Basile, moine du Barroux auteur d’une monumentale thèse de doctorat sur le sujet, explique pourquoi il n’y a pas de rupture.
La déclaration Dignitatis humanae (DH) sur la liberté religieuse constitue-t-elle une rupture (non seulement dans la théorie juridique, remarquée par certains canonistes, mais avec le Magistère antérieur) ou au contraire une évolution homogène de la doctrine ? DH est compris en termes d’herméneutique de la rupture tant par certains de ses partisans, que par ses adversaires. Les premiers ne seraient pas gênés par une contradiction entre Magistère antérieur et postérieur (supposé non définitif au moins dans un des deux cas). Certains ne voient là qu’une loi du développement doctrinal. Le Saint-Esprit aurait même fait exprès d’empêcher les papes antérieurs au concile d’exercer leur infaillibilité. Défendre la non-contradiction serait dangereux. D’autres « contradictionnistes » partisans de DH sont en outre théologiens du dissentiment (1). On l’a noté (2) la thèse de la contradiction s’explique chez ces « dissenters » par leur désir de prouver la possibilité pour le Magistère de rompre avec la morale sexuelle traditionnelle. Pour eux, c’est « l’Église d’avant le concile » qui se trompait lourdement.
Dans l’autre camp, on rejette l’enseignement conciliaire (3). Cette position néglige trop que la Tradition est transmission d’un être vivant, et que si le donné révélé ne change pas, la connaissance qu’on en prend, elle, se développe (cf. DV 8).
La question du développement doctrinal
Finalement, « [l]’opposition de fond qui émerge régulièrement dans la discussion mais qui reste sous-jacente même lorsqu’elle n’apparaît pas en surface, concerne la question du développement doctrinal » (J. Grootaers, 1991). Or, entre le rabâchage et la contradiction, il existe le développement du « déjà contenu », par complémentarité de points de vue, par passage de l’implicite à l’explicite, etc., sous la poussée des événements. « En résumé, la doctrine du concile […] ne rompt pas avec la doctrine traditionnelle, mais la développe, la perfectionne et la complète », écrivait l’épiscopat espagnol le 22 janvier 1968. Ce sont les termes du problème qui ont changé depuis le xixe. En fait, il s’agit d’une meilleure compréhension des principes mêmes. DH précise un point resté en suspens, et effectue un « développement homogène ». L’apparence de contradiction provient en réalité des interprétations erronées des textes magistériels par des auteurs privés. Il faut relire les textes antéconciliaires, et « revenir aux textes authentiques de l’authentique Vatican II » (J. Ratzinger).
La préoccupation de la continuité avait été présente au concile durant la genèse de DH, dès le 1er rapport oral de Mgr de Smedt (19 novembre 1963), et chez la plupart des Pères favorables au schéma. De même les principaux membres de la commission de rédaction, le Secrétariat pour la Promotion de l’Unité des chrétiens, qui tous soutinrent ce point de vue après le concile. De plus, DH 1, § 3 déclare « laisser intacte la doctrine catholique traditionnelle ». C’était donc un souci des Pères qui l’ont votée (B. de Margerie). Le concile est bien le principal tenant de la « non-contradiction », selon J.-B. d’Onorio, qui souligne l’importance de lire le texte à la lumière de ses renvois au Magistère antérieur. Paul VI aussi a affirmé très nettement l’impossibilité d’une contradiction avec le Magistère antérieur (4), et le fait pour DH en particulier (5). Jean-Paul II, écrivant au cardinal Ratzinger (6), puis dans Ecclesia Dei, lui emboîtera le pas. Prenant précisément l’exemple de la liberté religieuse, Benoît XVI, le 22 décembre 2005, expliquera pourquoi il n’y a pas de contradiction sur les principes, et invitera à interpréter Vatican II selon une « herméneutique de la réforme, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église ».
Beaucoup d’interprètes font de la continuité en question l’objet de travaux entiers (7). Comme arguments qui lèvent la contradiction, écartons cependant les solutions faciles, consistant à recourir à la non-infaillibilité du Magistère ordinaire antérieur ; ou à « rapprocher en déformant » : par exemple, en ne mentionnant parmi les textes antérieurs que ceux qui ressemblent à DH ; ou encore en lisant DH de façon minimaliste. Au fond, on ne trouverait rien de nouveau dans DH, puisque la liberté religieuse était revendiquée depuis longtemps par le Magistère. Il faut regretter que le document récent de la Commission théologique internationale (La liberté religieuse pour le bien de tous, 2019) donne dans un travers voisin, ne développant le thème de la liberté religieuse que sous l’angle du droit à ne pas être contraint d’agir contre sa conscience, laissant dans l’ombre le problème essentiel : le droit à ne pas être empêché d’agir selon sa conscience.
Suivant la voie tracée par le jésuite américain J.C. Murray, d’autres auteurs cherchent à montrer comment le « contexte historique » des enseignements du XIXe permet de combiner continuité et progrès. Mais le changement de contexte historique ne fut en fait que l’occasion, le catalyseur du développement et n’est pas le fondement de la doctrine, indépendante des circonstances (cf. P. Pavan).
De la rupture à la continuité
Certains, avant le concile, refusaient l’idée d’un tel droit naturel à la liberté religieuse, puis s’inclinèrent devant le concile, par exemple E. guerrero, J. Meinvielle, V. rodríguez, et les théologiens hispanophones en général. D’autres, après le concile, commencèrent par refuser DH, puis, après étude plus approfondie de la question, l’acceptèrent. Ce fut notamment le cas de L.-M. de Blignières et D.-M. de Saint Laumer. Après B.W. Harrison, à l’origine de cette « relance du débat » (1987), ils notent que DH pose des limites plus restrictives que les libéraux du XIXe siècle. Pour eux, la contradiction est levée aussi parce que le maintien des « devoirs moraux », etc., de DH 1, § 3, entraîne l’absence de droit-permission-affirmatif – essence de la liberté de conscience et des cultes (LCC), objet principal des déclarations doctrinales antérieures –, sans s’opposer en aucune façon à la revendication du droit-exigence-négatif à la liberté religieuse.
B. Lucien, d’accord avec eux pour voir dans l’enseignement central de DH 2 du Magistère ordinaire universel infaillible, l’est aussi depuis 1992 sur la non-contradiction. Toutefois, pour prouver celle-ci, il estime insuffisants le changement des limites d’exercice du droit, et la différence entre droit affirmatif et droit négatif. Pour lui, l’essentiel, c’est que la LCC était une liberté de faire ce qu’on veut, tandis que la liberté religieuse de DH est la liberté d’agir selon sa conscience, différence d’objet nécessaire pour lever la contradiction, et pour expliquer le comportement des États catholiques du passé. Ceux-ci auraient estimé que, en chrétienté, les dissidents n’agissaient pas selon leur conscience, et donc ne gardaient pas le droit à l’immunité de coercition. Pourtant, selon DH 2, remarquons-nous, la liberté religieuse ne repose pas sur une disposition subjective, mais sur la nature de la personne, et ne pas chercher la vérité (abus moral, non juridique) n’enlève pas le droit à l’immunité de contrainte, de sorte que l’État ne peut ôter l’usage de la liberté religieuse qu’en cas de lésion de l’ordre public juste. Cet ordre public juste, limite de l’exercice du droit à la liberté religieuse, DH 7, § 3, le décrit comme incluant des critères objectifs de paix publique, de moralité publique et d’harmonisation pacifique des droits de tous. Ces limites diffèrent donc de la « tranquillité publique » de la Déclaration des droits de 1789, respect de la seule loi positive, issue de la « volonté générale » souveraine.
La LCC condamnée par les papes n’avait donc ni le même fondement (la souveraineté de la nation, et non la dignité ontologique de la personne), ni le même but (la liberté par rapport à la loi divine, et non la possibilité d’adhérer en conscience à la vérité religieuse), ni le même objet protégé (agir comme on veut, et non agir en conscience), ni les mêmes limites que la liberté religieuse de DH. En outre, tant que la liberté religieuse n’était pas reconnue de façon réciproque, jusqu’en 1948, elle ne pouvait pas être mise en lumière comme un droit naturel, ni a fortiori être appliquée. Il y a non pas contradiction, mais développement homogène d’un aspect jusque-là inaperçu.
par le Père BASILE VALUET, osb
(1) Ch. Curran, J. Fuchs – plus nuancé – et leurs disciples.
(2) Cf. B. Pérez Argos, s.j. ; B.W. Harrison.
(3) C’est le cas bien sûr de Mgr Marcel Lefebvre et de ses disciples, mais aussi d’auteurs traditionalistes indépendants (M. Davies, Cl. Barthe, Joseph de Sainte-Marie, A. de Lassus, Michel Martin, etc.).
(4) Lettre au card. G. Pizzardo, 21 septembre 1966.
(5) Cf. Lettre de la SCDF à Mgr Lefebvre, 28 janvier 1978.
(6) Le 8 avril 1988, cf. Fideliter, n° 63 (mai-juin 1988), p. 3.
(7) Par exemple Ph. I. André-Vincent ; G. de Broglie ; C. Goethals ; L. Gillon ; P. Grelot ; H. Madelin ; B. Sesboüé.
- Commission théologique internationale, La liberté religieuse pour le bien de tous. Une approche théologique aux défis contemporains, Cerf, 2019, 190 pages, 17 €.
© LA NEF n° 323 Mars 2020, mis en ligne le 31 octobre 2023