Homélie obsèques abbé Gordien
L'abbé Guillaume de Menthière

Le penchant de la grâce

Le Père de Menthière est curé, doyen de Passy à Paris, et enseignant au Collège des Bernardins. Il nous présente dans cet entretien son dernier livre, Le penchant de la grâce. Laisser Dieu agir en nos vies.

La Nef – Comment définir la « grâce » ? Et comment s’y retrouver entre les différentes appellations de la grâce ?

Père Guillaume de Menthière – La grâce c’est la bienveillance divine qui se penche sur sa créature, pour lui donner d’être, de vivre, d’agir… De très subtiles distinctions ont été élaborées au cours des âges et au gré des querelles par les théologiens (grâce suffisante, opérante, coopérante, actuelle, habituelle, efficace etc.). C’est ce qui rend le traité de la grâce si ardu pour le fidèle contemporain. À la demande de l’éditeur j’ai écrit ce petit catéchisme de la grâce pour essayer de rendre tout cela intelligible. Mon livre commence d’ailleurs en rappelant une affirmation toute première de la théologie : Dieu est simple, absolument simple… Mais les pauvres humains que nous sommes ont une pensée discursive qui procède par classification. Compte tenu de l’importance historique et même politique qu’ont eue les débats sur la grâce dans notre Occident latin, on ne peut ignorer totalement ces notions essentielles sous-jacentes, encore aujourd’hui, à bien des controverses.

Pourquoi la grâce est-elle un terme qui tend à disparaître dans l’Église et qu’est-ce que ce recul révèle ?

Le pape François le rappelle à tout bout de champ : nous sommes globalement pélagiens. Cela signifie que nous prétendons nous en sortir par nous-mêmes, que nous misons bien plus sur nos propres forces que sur les secours divins. Il est même aujourd’hui assez mal vu de trop attendre du Ciel. Les affaires récentes qui ont secoué l’Église ont souvent été le fait de personnes ou de communautés dont le discours piétiste masquait les pires exactions. Le soupçon et le discrédit se sont alors répandus sur tout appel au surnaturel. On préfère s’en remettre aux moyens humains : psychologues, DRH, thérapeutes, coachs… On oublie que toute action humaine vertueuse est elle-même sous-tendue par la grâce…

Quelles sont les principales controverses qui ont agité l’Église autour de cette question de la grâce ?

Alors qu’en Orient on se lançait dans des querelles byzantines sur les trois personnes divines et les deux natures du Christ, l’Occident, plus pragmatique, s’est focalisé sur la possibilité pour l’homme d’agir bien et de faire son salut. Les Latins vont se déchirer entre ceux qui pensent que c’est à nous d’agir et de nous prendre en main pour parvenir à notre fin. Ce sont les Pélagiens, disciples du moine breton Pélage au Ve siècle. Et de l’autre côté les Augustiniens soutiennent que l’homme affaibli par le péché originel ne peut rien sans la grâce. Cette querelle marque toute notre histoire européenne qui reste inintelligible si on l’ignore. D’autant qu’elle va ressurgir avec violence quand Martin Luther reprochera à l’Église catholique de vivre en pélagienne, misant sur les œuvres humaines bien plus que sur la grâce seule. Puis viendra au sein même du catholicisme la querelle janséniste. Quelle consistance a la nature humaine viciée sans la grâce ? Cette question agite encore au XXe siècles les sphères théologiques, le cardinal de Lubac suscitant une vive controverse avec son livre Surnatu­rel.
Puis tout à coup, depuis le concile Vatican II pour faire simple, cette problématique si prégnante disparaît. Pourtant la question demeure : si Dieu fait tout par sa grâce, à quoi bon nous donner des commandements que nous sommes incapables d’accomplir par nous-mêmes ? Si au contraire nous pouvons très bien nous en sortir tout seul par nos propres forces qu’en est-il de la gratuité du salut, librement offert par Dieu ? On voit bien qu’il faut trouver une solution qui accorde tout à la grâce sans nier la part de l’homme. La doctrine catholique du mérite, hélas tellement oubliée, fait jouer cette articulation : quand Dieu couronne nos mérites, il couronne ses propres dons.

Derrière les débats autour de la grâce pointent les notions de prédestination et de providence : que peut-on en dire pour le chrétien d’aujourd’hui ?

Le Créateur ne laisse pas sa créature « se débrouiller toute seule ». Il n’est pas seulement le grand Horloger qui donne la chiquenaude initiale, après quoi la pendule fonctionne sans son intervention. Non ! Le Créateur accompagne sans cesse sa créature. Il la maintient dans l’être et l’achemine vers son but. Il prédestine l’homme à la vie divine et par sa providence pourvoit à ce que celui-ci puisse atteindre sa fin. Par sa grâce, non seulement il répare la nature humaine blessée par le péché, mais la surélève à hauteur de sa destinée. C’est ce qu’on appelle la justification. Saint Paul décrit cette providence divine à l’œuvre tout au long du processus de notre divinisation : « Ceux qu’il a prédestinés, Dieu les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés » (Rm 8, 30).

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Père Guillaume de Menthière, Le penchant de la grâce. Laisser Dieu agir en nos vies, Artège, 2023, 246 pages, 18,90 €.

© LA NEF n°363 Novembre 2023