Trois ouvrages qui viennent traiter et espérons-le clore la trop longue et ennuyeuse querelle du wokisme ont paru en cette rentrée 2023 : d’abord Comprendre la révolution woke (Gallimard) de Pierre Valentin, et Woke fiction (Le Cherche Midi) de Samuel Fitoussi qui, comme l’indiquent leurs titres transparents, essaient pour l’un de conceptualiser et dialectiser le phénomène (et y parvient brillamment), pour le second de mettre en lumière les dégâts concrets de l’idéologie ; enfin, le troisième, de Sylvie Pérez, En finir avec le wokisme : chronique de la contre-offensive anglo-saxonne (Cerf), raconte par le menu et avec grand talent le renversement qui est en train d’opérer outre-Manche et outre-Atlantique, où la mesure ayant probablement atteint son comble, la société commence de refuser de subir les excentricités d’une minorité radicale.
Ces trois livres sont essentiels pour comprendre ce qui nous est arrivé. Cependant – et ce n’est pas notre esprit de contradiction qui veut parler vainement ici (d’autant que les trois auteurs sont des amis à des degrés divers), mais, espérons-le encore une fois, notre esprit ensemencé de christianisme – n’en venons-nous pas à nous endormir collectivement dans un conservatisme paresseux et simpliste qui nous ferait rejeter tout ce qui est présenté comme idéal par un « woke », et aduler son contraire ?
Prenons un exemple entre mille : une certaine Chris Nee, raconte Samuel Fitoussi – créatrice de la série Ridley Jones destinée aux enfants de 2 à 6 ans et qui parle d’un « bison non-binaire » – déclarait en 2021 : « Mon travail consiste à montrer le monde tel que je veux qu’il soit. » En écho, Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, assure, elle, qu’« on ne représente pas la France telle qu’elle est mais telle qu’on voudrait qu’elle soit ».
Notre premier mouvement qui sera de s’offusquer de telles assertions est-il légitime, rationnel et intelligent ? Car en quoi notre morale et notre politique dérivées de notre foi chrétienne nous feraient-elles refuser par principe ce mouvement et ce but qui veulent changer le monde ? Jésus n’est-il pas venu « allumer un feu sur la terre », et « rendre toute chose nouvelle » ? Personne ne pourrait dire le contraire. Et Jésus n’est-il pas le premier déconstructeur ? Quand il résout la question de la lapidation de la femme adultère, quand il parle à la Samaritaine, quand il donne le Samaritain comme exemple du prochain amoureux, quand il place le petit avant le grand, etc. (nous savons que le lecteur de La Nef connaît son Évangile au moins aussi bien que nous) ? Tout ceci que le sauveur nous a montré et enseigné, et ordonné de répandre parmi toutes les nations, constitue le wokisme originel, celui sans lequel, encore une fois, l’inculte woke contemporain aux cheveux bleus ne pouvait une seconde parler ni agir.
Mais tout cela a été bien oublié, et le malheur est qu’en sus du gauchiste, le chrétien aussi ne se le rappelle pas. Alors, bien entendu, dira-t-on, les buts de la révolution chrétienne et ceux du renversement wokistes ne sont pas les mêmes. Mais cela demanderait aussi à être précisé : parce qu’après tout, identifier le dominé et vouloir le libérer, si, c’est bien un fonctionnement chrétien.
La véritable différence se trouve dans ce que le christianisme n’identifie pas un coupable. Ou plutôt, si, mais un seul et qui n’a pas un nom d’homme : Satan, le père du mensonge, l’homicide, l’ange de la mort, ou tout autre nom que l’on voudra donner à la première créature déchue et damnée.
Alors que le wokisme contemporain, qui n’a décidément rien compris au mouvement qui l’anime, croit qu’il faut trouver parmi les humains des coupables essentiels et dans ce sens sans même s’en rendre compte, il reconstitue ailleurs la haine et la domination qu’il croyait attaquer et détruire. On le sait, ce sont aujourd’hui l’homme, le blanc, le colonialiste, l’Occidental, l’hétérosexuel, le père et toutes autres billevesées identificatrices. De la même façon que c’était hier la femme, le juif, le noir, le sauvage, etc. Demain, d’autres boucs émissaires apparaîtront. Tant l’esprit accusatoire de l’homme est puissant – tant cela lui permet de dissimuler son propre péché.
Ainsi, en tant que chrétien devrions-nous tenter de garder le mouvement libérateur de l’époque, sans préjuger du côté qui l’impulse, et le nettoyer du mal qui l’habite. Ainsi procédèrent ces moines de Grégoire le Grand qui détruisaient les idoles des temps païens mais présentaient ceux-ci pour en faire des églises dédiées au vrai Dieu. Réhabitons le temple du wokisme.
Jacques de Guillebon
© LA NEF n° 363 Novembre 2023